Librairie Floury (p. 6-12).

CHAPITRE II

LETTRES D’AUVERGNE



Il fut fait ainsi que de désirait M. de Moncan. L’Intendant d’Auvergne donna des ordres aux subdélégués qui les transmirent aux consuls, et tout fut ordonné et disposé pour que les battues fussent exécutées dans toutes les règles et que les dragons reçussent pour eux comme pour leurs bêtes ce qui était nécessaire dans ces journées mouvementées.

Le zèle des chasseurs était, en outre de la satisfaction bien légitime de délivrer son pays, stimulé par l’appât d’une gratification de deux mille livres que le 18 novembre, les États de Languedoc, sur la proposition de l’archevêque de Narbonne, promettaient à celui qui tuerait la Bête et qui en justifierait d’une manière non équivoque, tandis que les syndics de Gévaudan et de Vivarais avaient déjà promis, chacun de leur côté, une récompense de deux cents livres.

M. Duhamel se mit en relation directe avec l’Intendant d’Auvergne.


« Sur les représentations que j’ai eu l’honneur de faire à M. le comte de Moncan, commandeur de la province de Languedoc, touchant ce que j’aurois à faire, si, vu la proximité de l’Auvergne, la Bête féroce que je suis chargé de détruire y passoit, je viens de recevoir à l’instant des ordres pour y suivre ledit animal. M. le comte de Moncan me mande, M., qu’il a eu l’honneur de vous écrire à ce sujet pour vous prier de vouloir bien faire donner des ordres en conséquence pour que MM. les maires et consuls soient prévenus de mon arrivée, si j’étois relativement à ma commission obligé de m’y transporter avec mon détachement.

« Comme je n’ai rien tant à cœur que de tâcher de parvenir à détruire un monstre dont le publique souffre journellement, je vous supplierois, M., de vouloir bien faire ordonner à tous les maires et consuls de la généralité d’Auvergne, qu’ils ayent à m’informer sur-le-champ si le hazard faisoit qu’on y aperçut cette cruelle Bête, ayant l’attention d’employer pour cela des exprès sûrs et de ne donner que des nouvelles bien positives à cet égard, en me les adressant à Saint-Chély ; comme la prière que j’ai l’honneur de vous faire a pour objet le bien publique, je me flatte que vous voudrez bien l’approuver…

« À Saint-Chély, le 14 décembre 1764.

« Signé, Duhamel[1]. »


Ces mesures prises n’étaient point inutiles.

Au lendemain même de ce jour, l’on comptait une nouvelle victime. Aussitôt les consuls de Saint-Flour avertirent l’Intendant d’Auvergne de l’événement arrivé :


« Mgr… En exécution des ordres portés par l’honneur de votre lettre nous nous hattons de vous donner avis que la bette féroce est à deux lieues de cette ville et qu’elle dévora le quinze du courant à dix heures du matin auprès du village de Sistrières et aux environs des bois de Mgr de la Tour près la montagne de la Margheride, une fille âgée de quarante cinq ans, appelée Catherine Chastang, du lieu de la Fage, paroisse de Védrines-Saint-Loup. La tette de cette fille fut trouvée à cent pas du corps et le corps ettoit dévoré en partie. Cette malheureuse fut surprise par cet animal en gardant ses bestiaux. Depuis ce triste événement ce monstre n’a pas été veu de personne, et les habitants ont fait une chasse qui n’a rien produit.

« Si M. Duhamel se décide à poursuivre cet animal nous croyons devoir prévenir votre Grandeur qu’il sera très-difficile de loger la troupe et cet officier dans un pays isolé et dépourvu de tout et sujet à de grands froids qui empêcheront cet officier de pouvoir faire manœuvrer sa troupe. Il y a au contraire dans les environs, des particuliers en ettat de conduire cette chasse de les même favoriser s’ils avoient des ordres pour pouvoir contraindre les habitants des villages voisins parmi lesquels il y a de très-bons tireurs. Si votre Grandeur trouve à propos de nous procurer quelque chose à cet égard, nous remplirons ses ordres avec empressement, nous donnerons connaissance de ces derniers événements à M. Duhamel, et nous n’en aprenons la confirmation et le détail que dans le moment par le curé du lieu.

« Signé, Vigier, 1er  consul. Combes, 2e consul[2]. »


Ces consuls connaissaient probablement la fable de la Fontaine, « Le Jardinier et le Grand Seigneur », ou, s’ils ne l’avaient point lue, le bon sens de l’homme pratique qu’est l’Auvergnat de Saint-Flour, leur faisait prévoir que les dragons et leurs chevaux par le surcroît de dépenses et les dégâts inévitables qui résulteraient de leur présence, occasionneraient plus de torts au pays que ne pourraient en faire plusieurs Bêtes à la fois, et qu’en somme ils trouveraient chez eux, pour se défendre, assez de bonnes volontés, assez de fusils et assez de bras pour les porter.

Les événements, comme on le verra par la suite des faits, devaient leur donner raison.

M. Duhamel, averti de la présence de la Bête, était venu sans tarder se mettre à sa poursuite. Il raconte lui-même la chasse faite et les incidents qui la marquèrent :


« À Saint-Chély, ce 24 Déc. 1764.

« M. J’ai trouvé ici, à mon retour de la chasse que je viens de faire, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. La bête féroce est bien à présent aux environs d’ici, car le 20 de ce mois elle a dévoré une fille à deux lieues d’ici : cette malheureuse pressée par un besoin étoit sortie et avoit passé dans son jardin qui tient à sa maison. Cette bête qui vraisemblablement étoit embusquée aux environs luy sauta dessus, luy arracha le col des épaules et luy emporta la tête. Le curé de cette paroisse ne m’instruisit de cet événement que le 21 à mydy. J’y envoyai sur le champ un maréchal-de-logis avec douze dragons à pied avec ordre de garder à vue le cadavre et d’y passer la nuit embusqué avec sa troupe et d’y attendre mon arrivée. Le lendemain, à la pointe du jour, je partis d’ici avec le reste de mon détachement, je me portai d’abord dans les forêts de la Baume à cinq lieues d’ici, où j’espérois trouver cette Bête. Les parroisses que j’avais fait commander la veille se trouvèrent bien exactement aux rendez-vous que je leur avois indiqués. Je fus assez heureux pour trouver effectivement cet animal dans la section battue, n’étoit l’imprudence de trois de mes dragons qui ne me savoient point posté si près d’eux, j’aurois tiré cet animal à quatre pas, car il venoit droit à moy et ne pouvoit m’apercevoir. Mais les dragons qui n’en sçavoient rien, crurent bien faire de courir après et luy firent changer sa marche, j’en suis inconsolable. Deux de mes fouriers à cheval poursuivirent cette Bête pendant près d’une demie heure, toujours prêts à la sabrer, et si près qu’ils ne voulurent pas se servir de leur carabine ny de leurs pistolets, mais il se trouva un marais impraticable, où ils ne purent passer à cheval et furent obligés d’abandonner l’animal qui gagna les bois. L’espoir de retrouver cette Bête dans la partie où je la laissois à la nuit me fit prendre le partie de coucher avec ma troupe sur la paille afin d’être plus à même de recommencer ma chasse.


la bête du gévaudan, d’après un bois.

« Je fis en conséquence commander trois paroisses où j’envoyai les ordres toute la nuit, tout ce monde se rendit bien exactement. Mais une pluie affreuse qui n’a pas discontinué depuis la pointe du jour jusqu’à six heures du soir m’a enfin forcé de rentrer sans me permettre de chasser.

« Je revins au village où étoit mon maréchal-de-logis de garde auprès du cadavre, et qui y avoit passé deux nuits sans apercevoir la bête qui y revenoit bien, mais que des paysans détournèrent maladroitement. Enfin, après avoir remis le cadavre entre les mains des parents pour qu’ils puissent le faire enterrer je rentrai icy pour y laisser reposer aujourd’huy ma troupe et luy donner le temps de nétoyer ses armes que la pluie a mouillées. Quoique je sois inconsolable de n’avoir point tiré cette bête que j’aurois bien sûrement maintenant si les dragons fussent restés à leur place, j’espère toujours en voir la fin ; donc, je me remets demain en chasse, peut-être serai-je plus heureux, je le désire bien sincèrement, je n’y épargne au moins ni soins ni peine, et je commande une troupe dont je ne saurois trop louer le zèle et la bonne volonté.

« D’après les ordres que vous avez bien voulu donner, M., dans votre généralité, je ne doute pas que je ne sois informé sur-le-champ, par des avis sûrs, si ce cruel animal y passait et je m’y porterais avec toute la diligence possible.

« J’ai l’honneur…

« Signé : Duhamel[3]. »

Cependant, la Bête ne dormait pas.

Ces poursuites multipliées semblaient lui fouetter l’appétit.


« Il est certain que cet animal parut dans les montagnes de la Margheride, le 15 du présent, au lieu des Gayx, paroisse de Védrine-Saint-Loup, et qu’elle y dévora une fille[4], elle attaqua aussi dans le même temps un jeune homme à qui elle enleva avec la griffe une partie de la peau du crâne, qui fut heureusement secouru au village de Chanteloube, mais on ne l’a plus vu depuis ce tems. Les habitants de Védrine-Saint-Loup firent aussitôt des battues dans partie des bois de la Margheride qui sont immenses et contigus, ils sont venus me dire qu’ils étoient prêts à faire de leur mieux pour la destruction de ce monstre et qu’il étoit essentiel de commander toutes les paroisses qui bordent la Margheride qui sont au nombre de seize, dont trois sont de la subdélégation de Langeac, telles que sont Pinols,… et Chastel. Je serai fort exact à vous donner des nouvelles sûres de tout ce qui se passera. J’en ferai pareillement part à M. Duhamel. J’ai instruit les paroisses de vos intentions à ce sujet. Le marché est fait avec l’exprès à deux livres par jour, et il a reçu à compte 4 liv. seize sols. »

L’intendant d’Auvergne, le 26 décembre, envoyait à ses délégués l’ordre de promettre en son nom six cents livres de récompense à qui « tueroit et reporteroit la Bête » et de mettre des placards pour en informer les paroisses intéressées.

Mais ce loup « qui parcouroit un espace de plusieurs lieues avec une asilité (sic) sans égale dans peu d’heures »[5] n’avait plus reparu en Auvergne. Il avait fait, au contraire, de nouveaux ravages en Gévaudan et deux jeunes filles venaient d’y être nouvellement dévorées, et l’on était fondé à croire à plusieurs animaux de cette espèce, veu la datte de ces différents événements[6]. »

M. de Saint-Florentin, alors ministre d’État, s’intéressait vivement aux chasses que l’on faisait et au sort malheureux des habitants du pays infesté.


« Je vous suis obligé, écrivait-il à M. de Ballainvilliers, l’Intendant d’Auvergne, de votre attention à m’informer des maux que la Bête féroce qui a déjà ci-devant désolé le Vivarais a déjà faits dans la partie de l’Auvergne où elle s’est réfugiée. Vous avez pensé, avec raison, que le meilleur moyen de la détruire étoit d’engager par l’espoir d’une récompense les gens du pays même à la poursuivre, car on augmentera sans doute l’encouragement en augmentant la gratification. Le roi trouve bon que vous promettiez jusqu’à douze cents livres et elles seront payées sur-le-champ à celui ou à ceux qui auront tué cet animal.

« L’expérience de ce qui s’est passé en Languedoc a fait connaître le peu de succès que l’on devoit attendre de détachements de troupes par lesquelles on lui faisoit donner la chasse, et l’on a pris le parti de le rapeller.

« Je vous prie de continuer à me faire part de tout ce que vous aprendrez à ce sujet.

« À Versailles, le 31 déc. 1764[7]. »


Les prévisions des consuls de Saint-Flour s’étaient justifiées. Les dragons n’avaient pas eu le succès espéré, et d’autre part leur présence était pesante pour ces populations appauvries. Aussi M. Duhamel se vit effectivement rappeler dans son quartier, mais, après réflexion mûre, il fut, ainsi qu’on le verra, remis de nouveau, peu de jours après, à la tête des chasseurs pour faire une dernière tentative, contre cet animal maudit.

  1. Archiv. du Puy-de-Dôme. C 1731. Doc. inédit.
  2. Archives du Puy-de-Dôme. C. 1731. Doc. inédit.
  3. Archives du Puy-de-Dôme. C. 1731 Doc. inédit.
  4. L’an mil sept cens soixante quatre et le 17 Déc. en conséquence des réquisitions à moi faites par M. J. Servant, procureur d’office de la justice de Monfict, avons inhumé dans le cimetière, un cadavre féminin que ledit Servant nous a dit avoir trouvé dans le bois de la Balsie, appartenant à M. le comte de la Tour d’Auvergne et avoit été dévoré par une Bête féroce, et c’est en présence de J. Defix et Jos. Molinier signés cabaretiers du lieu et paroisse de Védrines St  Lou… Molinier, Archer, Barthomeuf, curé. (Arch. du greffe de Riom, cour d’appel.)
  5. Lettre de M. de Montluc, 29 déc. Ibid.
  6. Lettre de Vigier, consul de St-Flour, du 2 janv. 1765. Ibid.
  7. Archives du Puy-de-Dôme. C. 1731. Doc. inédit.