La Ville enchantée (Oliphant)/Texte entier

Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul.


MRS OLIPHANT
Séparateur
LA
VILLE ENCHANTÉE
ROMAN TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR
H. BRÉMOND
INTRODUCTION
PAR
MAURICE BARRÈS
de l’Académie Française
Séparateur
PARIS
ÉMILE-PAUL, ÉDITEUR
100, rue du faubourg-saint-honoré, 100
PLACE BEAUVAU
1911



LA VILLE ENCHANTÉE















OUVRAGES DE MAURICE BARRÈS
À LA MÊME LIBRAIRIE


L’Ennemi des lois 
 3f50
Du Sang, de la Volupté, de la Mort 
 3f50
Sous l’œil des barbares 
 3f50
Le Jardin de Bérénice 
 3f50

DE HENRI BRÉMOND


L’Inquiétude religieuse (1re et 2e séries) 
 3f50
Âmes religieuses 
 3f50
Apologie pour Fénelon 
 3f50
Newman, Essai de biographie psychologique 
 3f50
L’Enfant et la Vie 
 3 50»
La Provence mystique 
 5 50»
Le Charme d’Athènes 
 1 50»


Mrs OLIPHANT
Séparateur
LA
VILLE ENCHANTÉE
ROMAN TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR
HENRI BRÉMOND
INTRODUCTION
PAR
MAURICE BARRÈS
de l’Académie Française
Séparateur
PARIS
ÉMILE-PAUL, ÉDITEUR
100, rue du faubourg-saint-honoré, 100
PLACE BEAUVAU
1911


JUSTIFICATION DU TIRAGE
N° 1417


INTRODUCTION


Voici un petit roman qui est, à mon goût, une merveille. M. Henri Bremond a eu l’heureuse idée de traduire de l’anglais la Ville enchantée. Et qu’un tel esprit, à qui nous devons d’avoir mieux compris Newman et Fénelon, se soit plu à cette tâche effacée, voilà un signe, plus clair que toutes les préfaces, en faveur de ce petit livre. Pourtant, je ne puis m’empêcher d’y joindre mon témoignage et de dire à mes amis : Écoutez, recueillez cette note charmante et très haute, le son argentin d’une cloche. C’est l’accent qu’aujourd’hui beaucoup de nous désirent d’entendre. Lisez la Ville enchantée : on y trouve quelque chose pour l’éducation du cœur. Sur un thème infiniment mystérieux et profond se déroule le récit le plus familier. Les habitants d’une petite ville française d’aujourd’hui sont, un beau matin, expulsés de leurs maisons, poussés hors des rues et jusque dans la campagne. Par qui donc ? C’est le secret du livre. Mais je puis vous le dire sans crainte de diminuer votre curiosité, bien au contraire, avec l’assurance de l’augmenter : ceux qui chassent ainsi de Semur, en Bourgogne, ses habitants stupéfaits, ce sont les morts.

Quand mon ami Bremond, il y a quelques mois, au hasard d’une causerie, m’a donné, à peu près en ces termes, l’esquisse sommaire de cet ouvrage de Mrs. Oliphant, j’ai eu le sentiment très vif et presque un peu douloureux que je trouvais là, aux mains d’une étrangère, l’idée charmante, le livret sur lequel j’aurais le mieux fait chanter ma musique. Voilà le livre que j’aurais dû écrire et que j’ai parfois entrevu. Fortune heureuse, fortune injuste, je vois fleurir sur une tige saxonne une pensée celtique, une de ces imaginations populaires qui nous viennent du lointain des âges et dont j’ai moi-même souvent éprouvé la puissance.

Je me rappelle qu’un jour de fête patronale au village, vers la fin de l’après-midi, j’étais entré au cimetière. Les valses d’un bal public venaient se perdre sur les tombes. Le contraste de ces joies bruyantes avec ces tertres silencieux, je puis le noter en quelques mots, mais nuls mots ne sauraient épuiser les sentiments indéterminés, la rumeur éveillée en moi par cet impuissant appel au plaisir. Il me semblait que deux, trois idées, du fond des âges, venaient battre mon cœur, fastidieusement répétées comme ces deux, trois accents sur lesquels se balançaient les pauvres danseurs. C’étaient des interrogations, toujours les mêmes, toujours sans réponse et que les morts seuls auraient pu satisfaire. Ces thèmes, ces motifs monotones au milieu de la fête bruyante m’enveloppaient de solitude. Ô morts qui vous taisez, n’importe ! en dépit de votre silence, demain matin, avec vous tous, j’irai à l’église pour votre messe. On est si bien sous la plainte éternelle des chants latins !

C’est, en effet, la coutume, dans nos villages lorrains, de célébrer à la paroisse, le lendemain de la fête, un service pour les défunts. Ne leur doit-on pas cet hommage, après que l’on vient de festoyer, de jouir de la vie et du bien-être qu’ils ont préparés ? Qui voudrait manquer à ce rendez-vous annuel, quand la cloche commence de dire : Defunctos ploro ? Chacun s’y retrouve avec ceux qu’il a perdus. Et plusieurs fois (je tiens le récit de leur bouche) de braves gens qui s’étaient attardés aux réjouissances du soir ont vu, en rentrant chez eux, les morts s’acheminer nuitamment vers l’église.

Cette vision est riche de sens, émouvante, et bien que jamais, pour ma part, il ne m’ait été donné de rencontrer le funèbre cortège réveillé par le bruit des violons, je l’accompagne en esprit et de tout mon respect. Ces morts reviennent dans nos rues pour y donner le coup d’œil du maître. Ils s’inquiètent de savoir si leur héritage est en bonnes mains. Ayant construit la ville, distribué la vie, établi les principes d’où découlent nos mœurs et nos lois, quoi de plus naturel qu’ils veuillent s’assurer que, dans une société où l’inexpérience multiplie constamment ses essais, subsiste toujours leur pensée ! Je les comprends et je m’incline. Gloire à ceux qui demeurent dans la tombe les gardiens et les régulateurs de la cité !… Mais d’où vient cette angoisse qui pénètre jusqu’à la moelle ceux qui les virent passer ? Que craint-on ? Qu’auraient-ils pu faire, ces défunts ? Quelle pénitence glacée réservent-ils aux cœurs froids ?… Vieux thème pour l’imagination, vieil air populaire moulu par les orgues de Barbarie et repris fantastiquement par tous les Paganini. Il nous remplit de mille rêveries qui semblent toujours sur le point de devenir des pensées claires… Hélas ! le chant du coq donne au peuple des esprits le signal de l’évanouissement. Le cortège des ombres, suivi de mes songeries, se dissipe et se confond avec les brouillards de l’aube.

Plus heureuse, Mrs. Oliphant s’est emparée de ce monde d’émotions et l’a précipité dans des formes sensibles. Jamais on n’a vu un auteur aussi peu embarrassé avec des fantômes. C’est vraiment l’aisance du génie. Elle s’est mis en tête d’exprimer le prodigieux bruissement de vénération, de peur et de curiosité qu’éveillent en nous les idées de l’au-delà ; et cette rumeur quasi animale d’où s’élève une musique métaphysique, elle nous la fait entendre d’une manière vivante, comme une romancière.

Nous sommes en Bourgogne, à Semur, au milieu de nos compatriotes, vers 1880. D’un crayon léger, rapide, amusé, avec une justesse charmante, l’auteur nous montre les Semurois qui n’ont que le souci des choses matérielles et tout plongés dans les soins de ce qui se passe. En vérité, ce sont des gens qui manquent de spiritualité. Ils ont vidé de toute âme les principes sur lesquels ils continuent de vivre. Ils ont rejeté de leurs cœurs les vénérations de leurs pères. Les ingrats ! Sans doute dans cette ingratitude il y a des échelons. Quand un franc vaurien insultant le prêtre qui passe s’écrie que le vrai Dieu, c’est la pièce de cent sous, M. le maire proteste. M. le maire a détruit dans son âme le Dieu de ses pères, mais il n’admet pas qu’on divinise publiquement la pièce de cent sous. Quant à M. le curé, il prêche, et de toute bonne foi, la vieille religion. À la bonne heure ! Mais est-il sûr que le contact de ses paroissiens n’ait pas enlevé quelque chose, non pas certes à la solidité foncière, mais à la fraîcheur, à la jeunesse confiante et conquérante de sa foi ? Voilà les mœurs du jour à Semur. Et, de ce train, il est bien clair que la civilisation s’y trouve compromise dans les sources mêmes où elle puise son autorité.

Le lecteur sera tenté de prendre ce tableau pour une critique du monde radical, mais une telle ironie, un si noble pessimisme vont plus loin ; ils s’appliquent à l’ensemble de la société moderne, société mal ajustée qui tient pour fable des principes dont elle veut pourtant garder les conséquences. Les institutions traditionnelles, on les accepte à Semur, tout en méprisant les hautes vérités d’où ces disciplines découlent ; on les accepte parce qu’elles sont profitables aux situations établies. Ces bourgeois jouissent grossièrement de leurs avantages sociaux, sans y mêler la notion d’aucun devoir envers l’idéal. Toute leur manière de vivre nie l’ordre préétabli par les ancêtres, l’ordre quasi surnaturel où leur pharisaïsme affecte toujours de se relier. On peut dire qu’ils ont chassé les morts de la cité et de ses lois, ou du moins qu’ils les ont bannis de leurs pensées et de leurs cœurs. Bref, ils sont tels, ces grands bénéficiaires, et si indignes du passé dont ils détiennent l’héritage qu’elle vient naturellement aux lèvres, la vieille expression populaire : « C’est à faire ressusciter les morts. » Tout ce qui subsiste d’êtres simples et candides à Semur le répète : « C’est à faire ressusciter les morts… » Ils ressuscitent en effet.

Cette première partie d’une comédie si vraie, et qui nous invite tous à faire notre examen de conscience, ne paraîtra pas sans défaut à des lecteurs français. Et par exemple il est possible que des Parisiens qui veulent maintenant au théâtre des scènes rapides et brutales s’étonnent un peu de la lenteur du début. Je les prie de ne pas s’impatienter et de permettre qu’on les prépare aux belles scènes crépusculaires où l’on va les conduire. Il faut s’installer paisiblement dans le réel avant de partir vers les fantômes.

La résurrection des morts à Semur, leur retour en maîtres dans la ville, l’expulsion des vivants, les pourparlers extraordinaires qui se poursuivent entre les uns et les autres, enfin leur traité de paix, quelle suite étonnante d’imaginations ! C’est raconté avec un art qui, si l’on tient compte de la manière plus languide et plus déliée du sexe aux longs cheveux, peut être mis en parallèle avec la perfection d’un Théophile Gautier dans la Morte amoureuse. Certes l’Anglaise n’atteint ni ne recherche l’exécution plastique, le relief solide, le rendu de notre grand artiste érudit, mais elle emploie toutes les délicatesses, toutes les pudeurs d’une âme féminine, — ressources trop négligées de nos sœurs écrivains de France.

Peut-être les mauvais garçons que nous sommes s’étonneront-ils de l’atmosphère mystique où ce livre nous transporte. Le sentiment du surnaturel pénètre rarement nos œuvres d’art. Celle-ci en est tout embaumée. Voilà bien pourquoi je la recommande aux lecteurs. Ils sont nombreux autour de nous, les ouvrages qui mettent dans une froide lumière les jouissances et les douleurs de la vie éphémère. Qu’y puis-je trouver pour mon perfectionnement ? Un livre se place, à mon gré, hors de pair s’il ne m’a pas prêché et si pourtant il me laisse dans une disposition paisible où toutes les pensées d’intérêt personnel me semblent petites, mesquines, et comme sans existence. Réjouissons-nous de trouver ici la Fantaisie et l’Espérance. L’une si folle et l’autre plus sage. Qu’elles prennent place dans notre vie, ces deux sœurs, et qu’il leur plaise de nous tenir jusqu’au bout fidèle société.

Chacun retrouvera dans la Ville enchantée des sentiments que l’on peut refouler, mais qui ne tarissent pas. Aux heures de solitudes et de chagrin, ils jaillissent toujours vifs. Aspirations éternelles, élans d’un cœur naturellement accordé avec les étoiles, images charmantes, d’où venez-vous ? Du fond des âges. Dans les brouillards de Semur enchanté, j’entends sonner les cloches d’Ys. L’Anglaise qui sut écrire ce livre avec tant de bonheur était, sans doute, une fille des Celtes.

Je sais peu de choses sur Mrs. Oliphant. Elle naquit en 1828 et mourut en 1897. Très jeune, pour gagner sa vie, elle devint l’écrivain à tout faire d’un magazine assez fameux où elle donna indéfiniment des livres sur tous les sujets : des romans, des biographies, des relations de voyages, des récits historiques, toujours écrits au courant de la plume et sans que jamais elle semblât distinguer le très bien du médiocre. Sa souplesse était prodigieuse. Il lui suffisait de traverser un milieu, le plus étranger à ses habitudes, pour en écrire des romans d’une vérité extraordinaire.

Tout fait croire qu’elle connaissait bien peu Semur. Une promenade de nuit dans les vieilles rues, un détail ou deux sur les menaces qui pesaient dès lors sur les religieuses lui suffirent. Quelques-uns des meilleurs critiques croyaient en elle, la portaient très haut ; la foule la lisait, comme les enfants lisent Jules Verne ; mais elle n’atteignit jamais à la gloire. Elle a publié une centaine de livres, auxquels il faut ajouter d’innombrables articles. Après sa cinquantième année, elle écrivit ce petit ouvrage mystérieux, sans doute à la manière d’une consolation pour elle-même. Accablée d’embarras d’argent et de deuils, elle se réfugiait dans le monde imaginaire… Je la trouve plus charmante qu’une Péri, cette Anglaise quinquagénaire, entourée, servie par des ombres qu’elle a mérité de voir.

Dans la Ville enchantée, que nous ouvre cette magicienne, il est donné à quelques-uns seulement de voir et d’entendre les morts. Les autres sont privés de ce bonheur parce qu’ils ne sont pas capables de le goûter. C’est ainsi que la minute divine d’un paysage peut échapper à certains êtres prosaïques. Il n’est pas donné à tous d’entrer de plain-pied dans l’invisible. Mais les voyants prennent par la main les réfractaires, les entraînent et les introduisent au milieu des fantômes. On espère que ce livre bienfaisant produira le même miracle sur les lecteurs les plus rebelles au mystère. Désormais pour nous certains souffles, certaines nuées, des formes vagues prendront un sens. Nous ouvrons des yeux nouveaux, nous voyons ce que nous ne soupçonnions pas et des images ravissantes viennent nous inonder de fraîcheur.

Ce n’est pas durant que l’on feuillette un écrit que l’on s’assure le mieux de sa force et de sa fécondité ; il ne s’agit pas qu’un livre nous saute à la gorge et nous étreigne d’émotions brutales. Holà ! holà ! monsieur le livre, nous ne sommes pas au théâtre de la foire et me boxer pour obtenir mon assentiment, ce n’est pas une manière honnête. Mais si, quelques semaines après que j’ai fermé l’ouvrage et quasi oublié sa lettre, je vois s’ouvrir devant moi de nouvelles percées dans le brouillard et s’augmenter le nombre des images avec lesquelles travaille ma pensée, je dis : C’est un bon livre, un livre vrai et dans lequel habite un esprit.

À mesure que je m’éloigne de la Ville enchantée, ma pensée retourne avec plus de profit dans le mystère de cette douce tragédie. Le jour où cette traduction sera publiée, je ferai interfolier le volume de papier blanc pour y inscrire les rêveries qu’à chaque page il me suggère. Vais-je paraître dire quelque chose d’absurde et glisser dans les grands excès ? Qu’importe ! on comprendra vite qu’il ne s’agit pas de fixer des rangs et que je cherche seulement à indiquer les couleurs morales de ce petit récit. Je l’aime, cette Ville enchantée, cette œuvre obscure d’une authoress trop pressée, de la même manière que j’aime deux poèmes qui sont pour moi deux lueurs du Paradis égarées sur la terre, je veux dire l’Orphée de Gluck et l’Antigone de Sophocle. Pressantes invitations au départ. Au départ ! que dis-je ? au retour vers la véritable beauté.

Sans que je veuille préciser trop l’analogie et me charger d’en rendre un compte exact, je me surprends à confondre l’émotion où m’a laissé ce chef-d’œuvre sans gloire avec le souvenir d’une après-midi qu’un jour le hasard m’offrit à la campagne. Par le plus doux soleil d’octobre, sur le grand plateau qui s’élève depuis la Moselle jusqu’à Rambervilliers, j’étais allé reconnaître les sources de l’Euron. Le paysage est sans pittoresque, désert, et d’abord ne donne aucune prise à l’imagination. Il me touche d’autant, car, n’ayant rien pour étonner, ni pour qu’on en cause, il ne s’adresse qu’à l’âme. C’est toute une prairie qui suinte, une prairie du vert le plus doux, formant une légère et vaste dépression où la nappe d’eau affleure. Elle s’amasse sans bruit dans un trou d’où l’Euron, enrichi à chaque mètre par les prés, s’écoule. Nul doute qu’ici, aux instants favorables, on ne puisse contempler le visage divin, mais la nymphe, à cette heure de grand soleil, se cache. Jetons-lui notre offrande, une pièce de monnaie, quelques pensées du culte champêtre. Touchante prairie à feux follets, je suis sûr que de nombreuses légendes y naquirent et que je les trouverais qui dorment au milieu des fumiers du village voisin. Je m’attarde à regarder cette eau charmante qui naît à la lumière insensiblement et s’assemble, glisse, commence à courir. Vers cinq heures, soudain, le froid surgit et la divinité du lieu, dans un brouillard blanc, apparaît. Est-ce une fée celtique, une nymphe païenne, le fantôme d’un mort, une brume du soir ? C’est l’éternelle rêverie qui vient de se lever de terre.

Walter Scott nous fait savoir, dès l’enfance, que les fées, petits êtres irritables, fantasques, méchants, exigent le secret de ceux qui surprennent leurs danses et leurs habitations, et que parler, en bien ou en mal, de ces êtres capricieux, c’est s’exposer à leur rancune. Pourtant, si je ne dis rien de plus des vapeurs qui flottaient par ce beau soir au creux du vallon désert, ce n’est pas prudence, mais difficulté de serrer dans des formes définies les sentiments de plaisir et de douceur qui m’emplissaient. Une infinie complaisance pour les dieux de l’âme et de la nature habite encore le fond de nos cœurs. Elle y semble assoupie, quelques-uns disent morte. Mais une prairie au bord des bois sous un ciel nuageux, un poème demi-fermé sur lequel flottent des fantômes suffisent à la réveiller. Cette eau qui sourd, qui vient mouiller les herbages, puis y prend sa course vive, ces pensées qui naissent éternellement du génie de la race pour rafraîchir notre âme et recevoir d’elle une pente, raniment en nous les émotions primitives. D’anciennes forces accourent sans bruit, comme une barque glisse, comme les flocons de neige tombent. Elles nous enveloppent d’un subtil élément. Loin des réalités incomplètes et grossières, à l’abri de ce nuage, nous accueillons avec amour les songes qui redressent l’âme.



CHAPITRE PREMIER

RÉCIT DE M. LE MAIRE. — L’ÉTAT DES ESPRITS À SEMUR.


C’est moi, Martin Dupin (de la Clairière), qui avais l’honneur d’être maire de Semur, en Haute-Bourgogne, à l’époque où se sont passés les événements que j’entreprends de raconter et que j’ai pu suivre de plus près que personne, en ma qualité de premier magistrat de la ville. Du reste, quoiqu’il ne me convienne pas de mentionner ici les vertus civiques et la haute intégrité qui depuis de nombreuses générations ont assuré à ma famille l’estime de mes concitoyens, je me contenterai de dire que les Dupin, de père en fils, sont bien connus à Semur. Le domaine de la Clairière se trouve depuis si longtemps en notre possession que, si l’envie nous en prenait, nous pourrions ajouter ce nom au nôtre, comme tant de familles en France ont coutume de le faire. Libre à ma femme, dont je respecte les préjugés nobiliaires, d’inscrire ce nom sur ses cartes de visite, mais pour moi, j’entends mourir, comme je suis né, sans particule. Après mon père et mon grand-père, J’habite le numéro 29 de la Grand’Rue, en face de la cathédrale et à quelques pas de l’hôpital Saint-Jean. Nous occupons le premier étage et avons aménagé le rez-de-chaussée pour les besoins de la famille. Ma vénérée mère vit avec nous, dans une harmonie parfaite. Ma femme, née de Champfleury, a toutes les qualités d’une femme modèle, et la joie de notre foyer serait sans nuage, si la mort, hélas ! n’avait ravi à notre affection un des deux enfants que m’a donnés Mme Dupin. J’ai cru devoir relater ces menus détails qui sont nécessaires à l’intelligence de ce qui va suivre. J’ajoute quelques indications sur l’état de notre ville à la veille des événements remarquables qui font le sujet de ce récit.

Vers le milieu du mois de juin dernier, au soleil couchant, Je traversais les rues de Semur pour rentrer chez moi quand mon attention fut attirée par un incident sans grande importance. Je venais d’inspecter à la Clairière un jeune vignoble que j’avais trouvé en excellente condition, et vierge encore de toute atteinte du phylloxera. Je marchais de belle humeur en pensant à cette nouvelle promesse de prospérité, juste récompense d’une vie fidèle à tous ses devoirs. En effet, qu’aurais-je pu me reprocher ? Homme privé, n’avais-je pas la pleine approbation de mon épouse, de mes parents, de mes voisins, de mes serviteurs ? Magistrat, la ville entière, bien que particulièrement exigeante, ne m’avait-elle pas donné, comme à plusieurs des miens avant moi, des gages publics de sa confiance ? Je ruminais tout cela avec complaisance lorsque au coin de la Grand’Rue et près de chez moi le tintement d’une clochette m’avertit que le prêtre allait passer, portant les derniers sacrements à quelque malade. Les femmes qui se trouvaient là s’agenouillèrent ; je ne les imitai point. Homme de mon temps et docile au progrès, je me suis dépouillé de ces convictions religieuses qui doivent rester l’apanage du sexe dévot. Mais, à défaut de tout autre motif, la bonne éducation seule me commandait de m’écarter avec respect et de me découvrir devant le pieux cortège. Comme je remplissais ce devoir, voici venir en face de moi, cet écervelé de Jacques Richard, l’être le plus têtu qui soit en France. Le chapeau sur la tête, les mains dans les poches, il continuait son chemin au beau milieu de la rue, malgré les supplications d’une bonne femme et l’avertissement que je crus devoir lui donner moi-même. M. le Curé n’est pas homme à biaiser. Quand il passa, rapide, à son ordinaire et tout d’une pièce, le bas de son étole frôla la blouse de Jacques. D’un brusque froncement de sourcils et d’un vif regard, il dévisagea le malappris, mais sans se distraire davantage de la mission sacrée qu’il allait remplir. Prêtre ou laïque, en effet, n’est-ce pas une mission sacrée que d’aller porter auprès d’un lit de mort les meilleures consolations dont on dispose ? C’est ce que j’expliquai à Jacques pendant que s’éloignait le tintement de la sonnette.

« Jacques, lui dis-je, je n’appellerai pas cela un sacrilège, comme ces bonnes femmes, mais un manque d’humanité. Comment ! Voilà un homme qui va porter secours à un mourant et tu choisis ce moment pour lui manquer de respect ! »

Le rouge lui monta au front et je crois bien qu’il aurait eu honte de sa conduite, si les femmes n’étaient venues à la rescousse. Elles n’en font jamais d’autres.

« Laissez-le, monsieur le maire, criaient-elles : ce vaurien ne mérite pas qu’on lui parle et puis, que voulez-vous qu’il vous écoute, lui qui ose barrer la route même au bon Dieu ?

— Le bon Dieu, repartit Jacques, eh ! qu’il vienne donc faire lui-même sa police ! Laissez-moi dire. Je ne donnerais pas un sou de votre bon Dieu. Voici le mien, je le porte avec moi. »

Et là-dessus, il sortit de son gousset un écu. Où diable l’avait-il pris ?

« Vive l’argent, criait-il, il n’y a pas d’autre bon Dieu. Vous n’avez pas le courage de le dire, mais tout le monde est de cet avis !

— Silence, impertinent ! » répliquai-je.

Mais les femmes s’emportaient de plus belle. « On verra bien, disait l’une, on verra bien ! Laissez qu’il tombe malade et qu’une bonne fièvre le brûle. Nous verrons de quoi lui servira son bon Dieu ! » Et une autre, les bras crispés et les mains jointes, criait d’une voix perçante : « C’est plus qu’il n’en faut pour faire sortir les morts de leurs tombes ! »

« Les morts sortir de leurs tombes ! » Je ne sais pourquoi ce dicton, pourtant banal, m’impressionna fortement. Cependant je suivais des yeux l’écervelé qui continuait sa route, jonglant avec son écu de cinq francs. Une fois la pièce tomba et sonna sur le pavé. Il rit plus haut en la ramassant. Il allait, face au soleil couchant, et moi, de même, à quelques pas derrière lui. Le ciel était couvert de légers nuages roses qui flottaient dans l’azur, très au-dessus des tours grises de la cathédrale. La longue rue Saint-Étienne, que Jacques venait de prendre, flamboyait. Traversant la Grand’Rue pour entrer chez moi, j’aperçus encore la blouse bleue de Jacques, et l’éclair de la pièce de cinq francs qu’il continuait à faire sauter en l’air. Il riait, il criait toujours : « Vive l’argent ! c’est le vrai bon Dieu. »

Je n’ignore pas que la plupart vivent comme s’ils partageaient cette opinion, mais enfin ils ne se permettent pas de la formuler d’une façon aussi brutale. Allumés par la verve de Jacques, quelques passants riaient comme lui : « Bravo ! bravo ! lui faisait-on. » Un homme lui dit : « Tu as bien raison, mon ami : l’argent est le seul Dieu qui en vaille la peine. » Un autre, ayant rencontré mon regard : « Ce catéchisme n’est pas trop long, n’est-ce pas, monsieur le Maire ? » Celui-ci, du moins, ayant remarqué mon déplaisir, ne prolongea pas ces plaisanteries malsonnantes.

« Non, Jean-Pierre, lui dis-je, ce n’est pas long, mais, en revanche, c’est tout ce qu’il y a de plus grossier et j’espère bien que ceux qui se respectent ici n’approuveront pas un pareil langage, si contraire à la dignité de notre nature, pour ne rien dire de plus.

— Ah ! monsieur le Maire, interrompit Une femme du marché, les bras chargés de corbeilles, ah ! monsieur le Maire, n’avais-je pas raison de dire : c’est plus qu’il n’en faut pour faire sortir les morts de leurs tombes.

— Oh ! là ! là ! dit Jean-Pierre fort amusé. Voilà qui ferait un beau spectacle. Je vous en prie, ma bonne femme, si vous avez quelques relations avec ces messieurs, demandez-leur de vouloir bien se montrer avant que j’aille les rejoindre. »

Ici, je l’arrêtai.

« Je n’aime pas ces plaisanteries, Jean-Pierre. Les morts sont morts, sans doute, et ne risquent plus d’inquiéter personne. Mais il faut respecter les préjugés des personnes honorables. Un voyou, comme Jacques, ça n’a pas d’importance, mais de toi, mon ami, en vérité j’attendais mieux.

— Que voulez-vous, monsieur le Maire, répondit-il, en haussant les épaules, ainsi va le monde. Je respecte les préjugés, comme vous dites. Ma femme est une bonne créature. Elle prie pour deux. Mais moi ! Qui sait Si Jacques n’a pas raison après tout ? Un bel écu de cinq francs, cela se voit, cela sert à quelque chose. Quant à l’autre… »

Il n’acheva pas. Mais la tête narquoisement penchée sur l’épaule gauche, il étalait ses deux mains grandes ouvertes dans le vide.

Je répondis sévèrement qu’il fallait toujours respecter les convictions d’autrui et peu désireux d’encourager les discussions en pleine rue, je rentrai chez moi. Dans la position que j’occupe, il importe de ne donner que de bons exemples. Mais je n’en avais pas encore fini avec la phrase qui m’avait si fort troublé tout à l’heure.

J’entendis ma mère qui, dans la grande salle du rez-de-chaussée, parlementait chaudement avec un marchand de fagots. Il arrive, je l’ai du moins remarqué plusieurs fois, qu’à certains jours il y a des mots qui sont, pour ainsi dire, dans l’air. Une oreille un peu exercée les saisit d’abord, comme une sorte de refrain, au va-et-vient des conversations les plus disparates. Imaginez donc quelle fut ma surprise, lorsque, des lèvres de ma digne mère, j’entendis tomber ces mêmes paroles que Jacques Richard venait d’employer pour formuler sa grossière philosophie : « Allez-vous-en criait-elle avec impétuosité, vous êtes tous les mêmes ; vous n’avez pas d’autre dieu que les pièces de cent sous.

— Et puis après ? répondait le paysan d’une voix placide, et puis après ? Est-ce que vous tous, beaux messieurs et belles dames, vous n’en êtes pas là aussi ? De quoi se soucie-t-on dans le monde, sinon de l’argent ? Pensez-vous à un mariage, vous demandez avant tout quelle sera la dot, et, quand vous avez dit que monsieur un tel est riche, vous avez tout dit. Et c’est très juste. Nous voyons ce que l’argent nous donne ; mais pour le bon Dieu dont nos grand’mères parlaient si souvent… »

Là-dessus, ne voilà-t-il pas que ce gros paysan achève sa pensée exactement par le même geste que Jean-Pierre, haussant les épaules jusqu’aux oreilles et tendant les mains ouvertes, comme s’il disait : tout cela, c’est des bêtises.

Autre refrain, dont le retour me frappa encore davantage. Ma respectable mère — la sainte femme ! — rouge d’indignation et d’horreur : « Oh ! ces pauvres grand’mères, cria-t-elle. Que Dieu leur fasse paix ! C’est plus qu’il n’en faut pour faire sortir les morts de leurs tombes.

— Pour les morts, j’en réponds, répliqua le paysan. Pas de danger qu’ils fassent tort à personne. »

Sur ces mots, j’entrai dans la salle et réprimandai sévèrement le rustre, qui se trouva convaincu d’avoir voulu frauder sur sa marchandise. Heureusement, ma digne mère n’avait pas été moins fine que lui.

Elle remonta dans ses appartements en branlant la tête, pendant que je faisais comprendre à cet homme que je ne permettrais pas que dans ma propre maison on manquât de respect à ma mère. « Elle a ses opinions, ajoutai-je, qu’elle partage avec tant de dames respectables. Ici, du moins, ses opinions doivent être sacrées. » Pour être juste, je tiens à ajouter que Gros-Jean, ainsi éclairé par moi, rougit lui-même de ses propos.

L’heure venue de nos confidences quotidiennes, le récit que je fis à ma femme des incidents qu’on vient de lire la remplit d’angoisse. « Je ne veux pas croire, me dit-elle, qu’ils soient aussi mauvais que belle-maman se l’imagine, mais oh ! mon ami, où allons-nous donc si la foi est vraiment morte chez ces pauvres gens ?

— Courage, lui répondis-je, le monde n’est ni meilleur, ni pire qu’autrefois. Aussi longtemps que nous aurons des anges comme toi qui prient pour nous, le mauvais plateau de la balance ne l’emportera pas sur le bon. »

Ce disant, je n’avais voulu sans doute que rasséréner mon Agnès qui est bien la meilleure des femmes. Néanmoins, en approfondissant plus tard cette pensée si touchante, je ne pus m’empêcher d’être frappé de son extrême justesse.

En effet, bien qu’au demeurant la femme soit inférieure à l’homme, le bon Dieu, si vraiment cet Être suprême est tel que l’Église nous le représente, doit, naturellement, prendre en égal souci les deux moitiés de ses créatures. Il semble donc que la piété des unes doive compenser l’incrédulité des autres, surtout si, comme on le dit, les femmes sont en plus grand nombre que nous, auquel cas les quelques femmes qui n’ont pas de religion ne renverseraient pas l’équilibre. Quant à ces dernières, je dois ajouter que je les abomine du fond de mon cœur, estimant que le droit de se dire libre penseur doit rester le privilège de notre sexe.

Il n’est pas utile que je m’arrête à d’autres menues scènes du même genre qui enfoncèrent dans mon esprit les réflexions de cette soirée. On sait de reste que Semur n’est pas le centre de l’univers, d’où, l’on serait tenté de conclure que nous avons échappé jusqu’ici au tourbillon des passions mondaines. Les plaisirs sont rares chez nous. On peut dire que nous n’avons pas de théâtre. Peu de visites, peu de distractions. Rien de ce qui déchaîne les appétits vers le lucre ou la jouissance comme dans une grande ville, Paris, par exemple, cette capitale du monde. Et cependant je vois toutes les pires convoitises se développer parmi nous d’une façon alarmante. On a soif d’argent et de plaisir. Gros-Jean, notre fermier, se tue pour arrondir son avoir. Jacques boit tout l’argent qu’il gagne à faire des tonneaux ; Jean-Pierre est à l’affût du moindre sou, qu’il gaspille ensuite pour des fins moins avouables encore. Il s’en cache d’ailleurs et fuit mon regard quand il me rencontre. Jacques, au contraire, se montre plus crâne et défie le qu’en-dira-t-on. Le reste de Semur est à l’avenant. Chacun y vendrait son âme pour un louis. Leur âme ! Ils riraient au nez du naïf qui leur dirait qu’ils ont une âme et qu’on peut la vendre.

Le diable qui, dit-on, faisait jadis ce commerce trouverait chez nous nombre de clients. Pour le bon Dieu, allons donc, bon pour nos grand’mères ! Tout leur catéchisme tient en ces deux mots. Paisible citoyen que je suis, j’ai toujours réussi à me tenir à l’écart de toute querelle politique ou religieuse ; aussi ne m’étais-je pas rendu compte, avant les dernières élections municipales, du progrès que ces grossières doctrines ont fait dans notre cité. Mais depuis, j’en ai assez vu pour excuser les appréhensions de Mme Dupin. « Où allons-nous donc ?… » Je suis, comme on l’a vu, dégagé de toute superstition et je n’attache aucune importance à des scrupules de femme. Néanmoins, l’âpreté avec laquelle tout le monde se précipite vers le gain me paraît un symptôme grave. Encore s’ils donnaient une fin plus noble à leurs convoitises, s’ils ne s’acharnaient pas à des plaisirs vulgaires. Mais l’avarice de Gros-Jean qui se nourrit de pain sec et d’oignons ; mais le vin bleu de Jacques, mais…, voilà qui fait peine à ceux qui croient comme moi à l’excellence de notre nature…

J’arrête ici ces considérations générales. Maire de Semur, je me suis donné pour consigne de prêter le moins d’attention que je pourrai aux sottises qu’on peut dire ou faire dans ma commune, et de tenir un juste milieu entre la superstition des personnes respectables et la frivolité des autres. Cela suffit à m’occuper tout entier.


CHAPITRE II

CONTINUATION DU RÉCIT DE M. LE MAIRE.
LES DEUX PREMIÈRES JOURNÉES.


Il n’entre pas dans ma pensée de rattacher les simples faits que je viens de dire aux événements merveilleux qui les ont suivis. J’ai raconté jusqu’ici les choses comme elles se sont passées, en vue surtout de rendre sensible la présente mentalité de Semur, mentalité qui, j’en ai peur, n’est que trop commune à la France entière. Inutile sans doute que je le rappelle, je n’ai pas le moindre désir d’encourager la superstition. Fier à juste titre d’être un homme d’aujourd’hui, j’entends ne pas céder d’un pouce à la réaction cléricale, très décidé, par ailleurs, à respecter, dans un esprit de large tolérance, la foi des âmes simples et honnêtes, et, en particulier, les préjugés innocents du beau sexe. J’ajoute que je me trouve d’autant moins disposé à croire au miracle que chez moi l’imagination est plus vive. Non pas certes que je le regrette, car cette faculté, sans laquelle il n’est pas d’esprit supérieur, m’a donné de rares plaisirs. Mais je sais qu’elle exige d’être rigoureusement contrôlée, et, par suite, s’il m’était possible de croire qu’elle m’eût abusé au cours de ces dernières semaines, je m’interdirais de consigner ici mes impressions personnelles. Aussi bien, je l’ai déjà dit, je parle, dans la circonstance, non comme un témoin ordinaire, mais comme porte-parole et représentant officiel de la commune, obéissant au devoir qui m’incombe de faire connaître à la France et au monde l’histoire authentique d’événements surprenants que tout citoyen de Semur a pu constater comme moi. Je vais donc mettre en ordre et publier les différentes relations que j’ai réunies, de façon à présenter au public la chronique suivie et sincère de cette mystérieuse aventure.

Il n’est pas besoin que je rappelle les magnificences de l’été bourguignon. Nos vins généreux, la chair de nos fruits en disent assez là-dessus. L’été chez nous est une longue fête, la fête du glorieux soleil ajoutant d’heure en heure et sous nos yeux éblouis une chaleur, une saveur, une somptuosité nouvelles à nos vendanges. Pendant cette période solennelle, de mémoire d’homme, jamais le soleil ne fut vaincu par les pluies. À peine si, par hasard, un petit nuage, salué avec joie, vient rompre, pour un instant, la monotonie de ce grand éclat. Quelle ne fut donc pas notre stupeur lorsque soudain, en plein juillet, au zénith de nos délices, nous nous vîmes envahis par les ténèbres, comme aux plus sombres jours de l’hiver ! Au premier abord, la surprise fut si grande que la vie sembla s’arrêter tout court. Pendant une ou deux heures, l’activité de la ville resta suspendue, personne ne se résignant à croire qu’à six heures du matin le soleil ne fût pas encore levé. Notez bien que je ne dis pas qu’il ne se soit pas levé ce jour-là, mais simplement qu’à Semur il faisait encore nuit comme en plein hiver. La matinée était déjà très entamée, lorsque lentement, et par degrés insensibles, la lumière se montra. Un fantôme, une ombre pâle de nos splendides matinées de juillet, je n’oublierai jamais l’étrange couleur de cette lumière. Le baromètre n’avait pas baissé. Il ne pleuvait pas, mais une brume grise enveloppait la terre et le ciel. J’entendis des personnes dans la rue qui disaient, et je crois que les mêmes mots me vinrent aux lèvres : « Si nous n’étions pas au cœur de l’été, on croirait qu’il va tomber de la neige. » Nous avons souvent de la neige en Haute-Bourgogne et nous savons d’expérience par quels signes elle s’annonce. Je ne dirai rien de l’effet déprimant que produisait sur moi cette brume grise. Mes amis ont souvent remarqué l’acuité de mes sensations et, dans l’occurrence, je ne sais quelle nervosité instinctive me faisait appréhender du mystère dans ce phénomène atmosphérique. Mais ce vague danger présentait un caractère si imprévu, qu’on ne s’étonnera pas que je n’aie pu réussir à me l’expliquer à moi-même. « C’est du brouillard », disaient les uns, et d’autres : « Non, plutôt des nuées d’animalcules qui vont ruiner nos récoltes et répandre sur nous des semences d’épidémies. » Les médecins haussaient les épaules en entendant ces explications. Ils parlaient de malaria, et autant qu’il me fut possible de les comprendre, redisaient, en termes savants, la même chose que la foule. La nuit fut aussi prompte à descendre sur la ville que l’aurore avait paru lente à venir. On avait éteint les lampes à dix heures du matin. À six heures du soir, elles étaient rallumées. En juillet, vous m’entendez bien ! C’était le temps de la pleine lune, mais ce soir-là, pas de lune, pas d’étoiles, rien que cet immense nuage gris qui, de minute en minute, se faisait plus sombre. On dit qu’il en va souvent ainsi en Angleterre où nuit et jour les brouillards marins cachent le ciel. Mais de tels phénomènes sont inconnus dans notre plaisant pays de France.

On pense bien que, toute la nuit, Semur ne parla pas d’autre chose. Je me trouvais dans un embarras extrême. J’avais beau faire, un pressentiment que je ne pouvais secouer me faisait redouter quelque cataclysme plus grave que la malaria ou qu’une invasion d’animalcules. Ce soir-là, accompagné de mon adjoint, M. Barbou, je fis le tour de la ville pour m’assurer que tout était dans l’ordre. L’obscurité était si noire que nous faillîmes perdre notre chemin, bien que, vieux Semurois tous les deux, il n’y ait pas le moindre coin de la ville qui ne nous soit familier. Il faut reconnaître que Semur est très mal éclairée. Nous avons retenu l’ancien usage des lanternes suspendues par une corde au milieu de la rue. Je m’étais sans doute promis de marquer mes années d’office par l’introduction de l’éclairage au gaz. Mais la dépense eût été trop lourde pour notre budget et d’autres objections ont empêché ce progrès. En été, du reste, ces questions d’éclairage nocturne n’ont pas ici d’importance, étant donné l’éclat du ciel.

Mais ce soir-là, nos pauvres lanternes, clignotant confusément d’ici de là et rendant les ténèbres environnantes encore plus noires, avaient une apparence lugubre. C’était bien pour maintenir l’ordre que nous poursuivions ainsi notre ronde, et pour empêcher les rassemblements séditieux, comme il ne s’en produit que trop souvent, au risque de discréditer l’autorité municipale, aussitôt que des circonstances particulières dérangent la vie normale d’une cité. Mais je craignais aussi je ne sais quel autre danger. M. l’adjoint ne disait rien, occupé sans, doute des mêmes pensées que moi.

Ainsi menant notre patrouille, nous fûmes accostés par Paul Lecamus, lequel j’ai toujours tenu pour une sorte de visionnaire. Homme d’ailleurs de toute honorabilité, soit dans sa vie privée, soit dans ses affaires. Il passe pour avoir des idées religieuses un peu bizarres, mais, comme il n’a rien d’un anarchiste, je ne me suis jamais cru obligé de faire une enquête sur ses opinions. La réputation qu’il a de vivre dans un rêve continuel et d’avoir la cervelle dérangée aurait pu lui attirer des désagréments, si mes idées bien connues de tolérance pour toutes les opinions professées par des personnes respectables ne lui avaient servi de protection. Je crois d’ailleurs qu’il n’ignore pas ce qu’il doit à mes bons offices.

« Bonsoir, monsieur le Maire, me dit-il, vous allez donc tâtonnant comme moi dans cette étrange nuit ?

— Bonsoir, monsieur Paul, lui répondis-je. Oui, en vérité, cette nuit est bien étrange. J’ai peur que cela ne nous prépare un orage. »

M. Paul secoua doucement la tête. Avec son allure solennelle, sa longue figure blême et sa lourde moustache pendante, il m’impressionne toujours. Debout dans l’ombre de la lampe, il me regardait avec une extraordinaire gravité et continuait à secouer doucement la tête.

« Vous ne croyez pas ? Soit ! L’opinion d’un homme tel que M. Paul Lecamus mérite toujours qu’on l’écoute.

— Oh ! dit-il, on me prend pour un visionnaire et on ne croit pas que mon témoignage ait le moindre poids. Cependant, si monsieur le Maire veut bien venir avec moi, je lui montrerai quelque chose de très étrange — quelque chose d’encore plus étrange que ces ténèbres — de plus étrange, ajouta-t-il avec un sérieux intense, que la pire des tempêtes qui ait jamais ravagé notre Bourgogne.

— Oh ! oh ! c’est beaucoup dire ! Un orage, maintenant, au point où en sont nos vignes…

— Ne serait rien, moins que rien auprès de ce que je puis vous faire voir. Venez seulement avec moi jusqu’à la porte Saint-Lambert.

— Si monsieur le Maire veut bien m’excuser, intervint M. Barbou, je crois que je rentrerai directement à la maison. Il fait un peu frais et vous savez que l’humidité ne m’est pas bonne. »

De fait, nos habits étaient trempés d’une rosée froide et je dus reconnaître que mon respectable collègue avait raison. De plus, nous allions arriver près de sa demeure, et il pouvait, sans doute, se rendre cette justice qu’il avait rempli tout son devoir d’adjoint.

Il ajouta : « Accompagnez-moi donc jusqu’à ma porte. » Ses dents claquaient un peu. Le froid sans doute. L’ayant laissé au seuil de sa maison, nous continuâmes notre route vers la porte Saint-Lambert.

À cette heure, il n’y avait presque plus personne dehors. Les rues n’étaient pas moins silencieuses qu’obscures. Arrivés aux portes de la ville, nous les trouvâmes fermées comme chaque soir. Les employés de l’octroi, pelotonnés les uns contre les autres, se tenaient debout à l’entrée de leur bureau qu’éclairait une lampe. Mais la lampe elle-même, morne, entourée d’un halo jaunâtre, étouffait dans cet air mort. Les hommes grelottaient et m’accueillirent avec une satisfaction visible qui me toucha. « Enfin, voici monsieur le Maire en personne, dirent-ils.

— Mes bons amis, répliquai-je, vous voilà tombés sur une nuit glaciale. La température a changé d’une façon extraordinaire. Je ne doute pas que la Commission scientifique du Muséum ne nous en fournisse bientôt la raison. M. de Clairon…

— S’il m’est permis d’interrompre monsieur le Maire, fit l’employé Riou, il se passe ici des choses où les savants n’y verront pas plus goutte que nous.

— Ah ! vous croyez ! Mais vous savez bien que ces messieurs expliquent tout, dis-je d’un air badin. N’annoncent-ils pas de quel côté le vent va souffler ? »

J’avais à peine achevé ma phrase, que je crus sentir passer, venant du côté des portes fermées, un courant d’air si froid que je ne pus retenir un frisson. Les employés se regardèrent, échangeant, non pas un sourire — ils étaient bien trop blêmes pour sourire mais un regard d’intelligence. « Tu vois, dit l’un, M. le Maire l’a ressenti comme nous. » Mais je ne les vis pas frissonner. On les aurait pris pour des statues de glace, incapables de plus rien sentir.

« Oui, continuai-je, c’est évidemment la plus extraordinaire des températures. » J’essayais ainsi de me tenir ferme, mais je claquais des dents comme tantôt Barbou. Personne ne me répondit, mais Lecamus intervint. « Ayez la bonté, dit-il, d’ouvrir la petite poterne des piétons. M. le Maire désire continuer son inspection en dehors des murs. »

À ces mots, Riou, vieille connaissance pour moi et qui pouvait se permettre cette familiarité, me saisit par le bras. « Mille pardons, fit-il, monsieur le Maire, mais je vous en supplie, n’y allez pas. Qui sait qui est là dehors ? Depuis le matin, il se passe quelque chose de très étrange, de l’autre côté des portes. Si monsieur le Maire voulait m’en croire, il ordonnerait de les tenir fermées jour et nuit, jusqu’à ce que cela soit parti et n’irait pas s’y aventurer. Mon Dieu ! On a beau être brave. Je connais le courage de monsieur le Maire, mais s’engouffrer sans nécessité dans les gueules de l’enfer, mon Dieu ! » cria de nouveau le pauvre homme. Il fit un signe de croix. Personne n’eut envie de sourire. On peut bien prendre de l’eau bénite et se signer à la porte d’une église. La bonne éducation le demande. Mais recourir à cette manifestation pour son propre réconfort, et en public, cela n’est pas commun, sauf entre gens d’église. Or, Riou n’était pas de ces gens-là. Il se signa pourtant à la vue de nous tous et personne ne sourit.

L’autre employé — un certain Gallais du quartier Saint-Médard — moins familier car il n’avait eu avec moi que des relations officielles, enleva son chapeau et dit : « Si j’étais monsieur le Maire, sauf votre respect, je ne me risquerais pas dans ce danger inconnu, en compagnie de cet homme-ci, un dévot, un clérical et qui a des visions.

— Ce n’est pas un clérical, répondis-je, mais un bon citoyen. Allons, passez-moi votre lanterne. Où que le devoir me conduise, me croyez-vous capable de reculer ? Non, mes bons amis, le maire d’une commune française ne craint ni homme ni diable dans l’exercice de ses fonctions. Monsieur Paul, passez devant… »

À ce mot de diable, la figure de Riou s’était soudain contractée. Il se signa derechef. À cette fois, je ne pus m’empêcher de sourire. « Mon petit Riou, lui dis-je, savez-vous que vous êtes un nigaud avec vos superstitions. Il y a temps pour tout.

— Excepté pour la religion, interrompit Gallais. Elle est toujours de saison. »

Je n’en croyais pas mes oreilles. « Une conversion ! lui dis-je. Quelqu’un de nos pères Carmes déchaussés a dû passer par ici.

— Monsieur le Maire verra bientôt d’autres prédicateurs plus convaincants que les Carmes déchaussés », dit Lecamus. Et décrochant la lanterne, il ouvrit la petite porte. À cet instant, je fus encore pénétré par le même souffle glacé. Une, deux, trois, je ne saurais dire combien de fois, comme au passage de quelqu’un. Je fis du regard le tour de mes compagnons et, malgré moi, je reculai d’un pas. Je sentais mes cheveux se dresser sur ma tête. Les deux employés se serrant encore plus l’un contre l’autre, Riou me dit en essayant de plaisanter : « Monsieur le Maire l’a vu. Ce sont les vents qui font leur petite promenade. » Ses lèvres tremblaient si fort qu’il eut quelque peine à former ces mots. « Tais-toi, au nom de Dieu », lui dit l’autre, en le saisissant par le bras.

Ceci me rappela à moi-même et je suivis Lecamus qui m’avait attendu près de la porte qu’il tenait entre-bâillée. À ma vive surprise, je le vis marcher, semblable — non, je ne sache pas d’autres mots pour traduire cette sensation — semblable à un homme qui se fraierait son chemin dans une foule. J’allais sur ses talons, mais, dès que j’eus franchi la porte, un je ne sais quoi m’enleva la respiration. C’était la même sensation de foule. La bouche grande ouverte et suffoqué par cette angoisse, je tendis le bras pour saisir la main de mon guide. Cette solide étreinte me remit un peu. Lui sans hésiter, fonçait de l’avant. Ayant dépassé la ligne d’ombre que faisaient les murailles, nous prîmes à l’ouest vers la petite tour du guetteur. Là il s’arrêta et moi aussi. Nous étions adossés contre la tour et nous regardions devant nous. Rien, rien que la nuit noire qui laissait pourtant deviner la ligne de la grand’route entre les deux étendues de terrains vague. Bouche-bée, haletant, je reculai vers le mur. L’air et les ténèbres m’enveloppaient de la sensation la plus étrange que j’aie jamais éprouvée. Entendez-moi bien. J’avais souvent ressenti quelque chose d’analogue, au milieu de deux ou trois milliers d’hommes, serrés dans une enceinte dont ils occupaient jusqu’aux moindres recoins, piétinant, luttant des coudes, suffoquant. Oui, une foule, mais nos yeux ne percevaient que les ténèbres et la ligne confuse de la route ; une foule qui nous assiégeait de si près qu’il était impossible de mettre quelque intervalle entre elle et nous. Mais qu’est-ce que je dis ? En vérité, il n’y avait personne, il n’y avait rien, pas une forme visible, pas un visage, rien que Lecamus et moi. Moment d’angoisse, je l’avoue. Ma langue était enchaînée, mon cœur battait à tout rompre, je ne respirais qu’à grand’peine. Me cramponnant à Lecamus, je me renfonçais désespérément contre le mur. Et cependant je ne tentais pas de me dégager, de fuir. Me dégager, fuir, comment l’aurais-je pu ? Ils étaient là, près de nous, souffle contre souffle. Ah ! vous allez dire que je suis fou d’employer de telles paroles. Car enfin, il n’y avait personne, pas même une ombre sur la route.

Lecamus n’aurait demandé qu’à aller de l’avant, prêt à s’engager sans peur à travers ce brouillard. Je n’aurais pas eu ce courage. Heureusement j’étais le plus fort et il ne pouvait me résister. Je me collai plus étroitement à lui et commençai à le traîner avec moi, contre le mur ; je voulais rentrer à tout prix. J’avançai donc péniblement, trébuchant à chaque pas, me déchirant les mains aux pierres du mur, et, malgré moi faisant toujours face à cette foule. Miséricorde ! La poterne était fermée. Moi qui n’ai jamais eu peur de ma vie, je connus alors les affres de l’agonie. Je donnai de tout mon poids et de celui de mon compagnon contre la porte qui s’ouvrit enfin, Dieu merci ! Je rentrai tout flageolant et m’accrochant de ma main libre au bras de Riou, je m’écroulai sur le plancher de l’octroi. Ils me crurent évanoui. Mais non. Un homme, digne de ce nom peut céder, pour un instant, à des sensations irrésistibles, le corps fléchit, mais l’âme reste debout : aussi ne tardai-je point à rallier mes forces. Les employés éperdus me tendaient l’un, une serviette mouillée, l’autre, un verre d’eau-de-vie. Ils furent pleins de stupeur quand ils me virent me redresser, pâle encore, mais pleinement maître de moi.

« Ça suffit, leur dis-je, en les repoussant du geste. Pas de cordiaux, je vous remercie, messieurs, mais je n’ai besoin de rien. »

Mon sang-froid les impressionna manifestement, et les aida à se ressaisir eux-mêmes. Malgré l’état de faiblesse et d’agitation où je me trouvais, j’éprouvais quelque douceur à penser que j’étais resté jusqu’au bout à la hauteur de ma tâche.

« Monsieur le Maire a vu un… ce qu’il y a dehors ? » me cria Riou bégayant, tant il était excité.

L’autre dardait sur moi des yeux affamés de curiosité, si l’on peut parler ainsi.

« J’ai vu… je n’ai rien vu du tout, Riou », lui répondis-je.

Ils me regardaient avec un étonnement extrême.

« Monsieur le Maire a vu… n’a rien vu… dit Riou, ah ! je comprends, vous dites cela pour ne pas nous faire peur. Nous avons été nous-mêmes si lâches tantôt. Mais, si vous me permettez, monsieur le Maire, vous aussi vous êtes rentré bien précipitamment. Il y a des choses qui émeuvent les plus braves ; mais je vous en supplie, dites-nous ce que vous avez vu.

— Rien du tout », leur répondis-je.

Et, comme je parlais, je reprenais mon calme ordinaire. Je sentais mon cœur battre plus paisiblement.

« Il n’y a absolument rien avoir ; les ténèbres, et, tout au plus, un ruban de route. Il n’y a rien à voir… »

Ils continuaient à me fixer, partagés entre l’incrédulité et la surprise. Ils ne savaient que penser. Comment ne pas me croire, moi qui étais là, tranquillement assis, les regardant sans sourciller, et leur parlant d’un air de sincérité manifeste. Mais, d’un autre côté, comment expliquer mon retour précipité, mon apparente défaillance et la pâleur de mon visage ? Ils ne savaient que penser.

Ici, pour le dire en passant, observez combien il est bon et utile d’être tout à fait sincère. Si je leur avais menti, je n’aurais pu supporter leurs regards braqués sur moi. Mais je ne mentais pas. Il n’y avait rien, rien à voir, et c’était là, du reste, ce qui m’accablait le plus. Mais à quoi bon attirer sur de tels détails la réflexion de ces âmes simples ? Il n’y avait rien, je n’avais rien vu. Je ne les trompais pas en parlant ainsi.

Pendant tout ce temps-là, Lecamus avait gardé le silence. En me relevant, je l’avais confusément aperçu qui remettait la lanterne à l’endroit où il l’avait prise. Revenu tout à fait à moi, je le voyais maintenant d’une façon plus distincte. Il s’était assis sur un banc contre le mur. Calme et sans donner aucune marque de cette agitation finissante qui allait s’apaisant dans mes veines comme les dernières vibrations d’une harpe, il était assis, la tête basse, les yeux fichés en terre, l’air déçu et découragé. Je me levai, aussitôt qu’il me parut que ma dignité me permettait de laisser la place. J’appelai Lecamus. Il m’entendit et se leva, mais avec répugnance. Laissé à lui-même, il n’aurait pas désiré partir. Tout autres étaient les sentiments de Riou et de Gallais. Ils firent l’impossible en vue de prolonger la conversation, me posant avec une lente déférence mille questions inutiles, se serrant près de moi, enfin essayant tous les expédients pour me retenir. Nous partis, ils restèrent debout, l’un tout près de l’autre, sur le seuil de la maisonnette, nous suivant d’un long regard, la figure pâle et contractée, les yeux fous d’angoisse et de détresse. Je n’oublierai jamais ce tableau.

Je ne me rendis exactement compte de ce qui venait de se passer que lorsque j’entendis mes pas et ceux de mon compagnon sonner sur le pavé de la ville. L’effort que je m’étais imposé pour réagir contre mon angoisse et pour faire calme figure devant mes administrés, m’avait empêché jusque-là de me remémorer les détails de cette aventure terrifiante. Maintenant, je revivais une à une, avec une nouvelle épouvante mêlée de quelque honte, toutes ces minutes d’agonie. Lecamus marchait à côté de moi la tête basse et sans rien dire. Deux ou trois fois il se retourna vers cette poterne par où mon affolement l’avait fait rentrer malgré lui. Quand nous fûmes assez éloignés de cette porte ainsi ouverte sur l’invisible, je me risquai à demander à mon compagnon ce que tout cela voulait bien dire.

« Lecamus, lui dis-je — mais les mots me venaient difficilement — qu’est-ce que vous en pensez ? Avez-vous une idée ? Comment expliqueriez-vous ?… »

Les mots me venaient assez difficilement ; je puis néanmoins me rendre ce témoignage que je parlais sans trop laisser voir mon émotion.

Il répondit lentement :

« On ne cherche pas à expliquer, on voudrait voir. C’est tout. Si monsieur le Maire n’avait pas été si…… pressé, s’il avait bien voulu aller plus avant, continuer les recherches……

— Dieu garde ! » lui dis-je, repris d’une panique presque irrésistible qui me poussait à doubler le pas, pour me mettre au plus vite à l’abri dans ma maison. J’eus pourtant la force de rester calme et de me plier à son allure désespérément lente, l’allure d’un homme contraint et qui se résigne difficilement à ne pas retourner en arrière.

Qu’y avait-il ? La voix de la nature semblait me dire au cœur : « Ne cherche pas ! ne cherche pas ! » Toutes sortes de pensées accablantes se présentaient à mon esprit. C’était à en devenir fou. Je me couvris les oreilles de mes deux mains pour arrêter je ne sais quel bourdonnement d’abeilles. À ce geste, Lecamus se retourna et il me regarda, grave et surpris. Cela me fit honte de ma faiblesse. Mais comment je pus arriver chez moi, en vérité je ne saurais le dire. Ma mère et ma femme m’attendaient, pleines d’inquiétude.

J’ai oublié de mentionner plus haut un détail insignifiant qui, dans ces derniers jours, avait un peu troublé la paix de notre ménage. L’occasion est bonne pour réparer cet oubli.

Ma mère et ma femme s’étaient mis martel en tête à propos de quelques modifications apportées par la municipalité dans les règlements de l’hôpital Saint-Jean. La grande salle de cet hôpital, contiguë à la chapelle, était aménagée de telle sorte que, sans quitter leur lit, les malades entendaient la messe de tous les jours. Plusieurs s’étaient plaints à ce sujet, disant que cette messe forcée troublait leur repos. Les plaintes s’étant multipliées, nous avions dû statuer que cette cérémonie n’aurait plus lieu, à moins qu’on n’aimât mieux élever une cloison entre la chapelle et le dortoir. Je n’ai pas besoin de dire que les sœurs de Saint-Jean se mirent à remuer ciel et terre contre cette décision. Je n’ai pas besoin non plus de dire que, maire de Semur, et tout ensemble représentant et guide de l’opinion publique, ni les reproches qui furent murmurés à mots couverts en ma présence, ni même les réclamations formelles n’eurent absolument aucun résultat. Je professe le plus grand respect envers les sœurs de Saint-Jean. Ce sont d’excellentes femmes et des infirmières accomplies auxquelles la commune est très redevable. Mais enfin la justice doit être la même pour tous. Aussi longtemps que je resterai à la tête de la municipalité, le devoir m’oblige à tenir la balance égale entre tous mes administrés. Il ne s’agit pas des opinions que je puis avoir comme homme privé et qui seules régleraient ma conduite le jour où il me serait permis de rentrer dans le rang. Mais allez faire comprendre à des femmes ces distinctions élémentaires ! Je reviens à mon récit.

J’avoue que le reste de ma nuit fut très agité. Quiconque a tant soit peu d’expérience sait que, dans les ténèbres et le silence, toute inquiétude devient obsession. Or la nuit était plus noire, les rues de Semur, ordinairement peu bruyantes, plus silencieuses que jamais. De temps en temps, quand mes pensées me donnaient un peu de relâche, je pouvais entendre la douce respiration de mon Agnès couchée dans la chambre voisine. Cela me remontait un peu, mais bientôt mes souvenirs m’étreignaient et me harcelaient de nouveau. Encore et encore la même vision se glissait sous mes paupières fermées : le brumeux ruban de route qui part de la porte Saint-Lambert, la double haie de buissons encore plus obscure, personne, personne, pas une ombre, pas une âme, et cependant, une foule ! Quand je cédais à l’envie de réfléchir sur le mystère, mon cœur sursautait dans ma poitrine, et je sentais mon sang courir furieusement dans mes veines. On pense bien que je résistai de toute ma volonté à cette exaltation morbide. Peu à peu, la nuit déclinant, j’eus plus d’énergie à me défendre. Résolument, je tournai le dos, pour ainsi parler, à ces souvenirs et je me dis à moi-même, avec une fermeté croissante, que toutes les sensations ne peuvent venir que des sens. Toutes ces impressions, qui sans cela seraient inconcevables, devaient avoir leur explication dans quelque désordre nerveux. Pour peu qu’on la mette sur la voie, la science a réponse à tout. Quelque mauvais tour, évidemment, que m’aura joué mon système nerveux trop affiné. Plus la sensibilité est vive et délicate, plus aussi l’on est exposé aux désordres de ce genre. Au demeurant, tenons-nous bien et évitons d’exaspérer ces impressions morbides en les ruminant de nouveau.

Ce duel entre mon bon sens et les caprices de mon imagination rendit plus courtes sinon plus tranquilles les heures de cette nuit. À la fin le sommeil eut le dessus. Il n’est meilleur cordial et je me trouvai tout ragaillardi quand je me réveillai à la première aube. Je me serais presque moqué de mes ridicules terreurs. Rien ne vaut pour rafraîchir les nerfs la certitude que le jour a commencé, même s’il ne luit pas encore. Quatre, cinq, six, j’entendis sonner, à l’horloge de la cathédrale, les premières heures du matin. Je me levai un peu avant sept heures, mais chose étrange, tout dormait encore, et chez moi, et dans la rue. Les portes de la cathédrale restaient fermées, phénomène inouï jusqu’à ce jour. De si bonne heure qu’on se lève à Semur, on est toujours sûr d’avoir été devancé par le sacristain, le père Laserques. Ce bon vieux aime à répéter que la maison de Dieu doit s’ouvrir avant toutes les autres, prête à accueillir les malheureux qui n’auraient pas trouvé d’autre abri. Mais, ce matin-là, les ténèbres avaient mystifié jusqu’au père Laserques lui-même. Je ne m’explique pas pourquoi, mais j’eus un étrange frisson en voyant, pour la première fois, ces lourdes portes fermées. Ouvertes, il me semblait que je serais volontiers entré dans l’église, moi qui pourtant n’y vais jamais, sauf le dimanche, à la messe, pour donner l’exemple. Les boutiques dormaient aussi, et les oiseaux sur les arbres. J’allai jusqu’au rempart, du côté du mont Saint-Lambert. J’entendais bien, au-dessous de moi, la vive chanson de notre rivière, mais sans voir autre chose qu’une brume épaisse. Je ne m’aventurai point à regarder plus loin, par-delà les murs. À quoi bon ? Il n’y avait rien, rien du tout. Je le savais bien. Néanmoins je jugeai plus sûr de ne pas donner le moindre prétexte aux fugues de mon imagination, et de brider l’activité décevante de mon système nerveux. Ce brouillard ne m’accablait que trop déjà. Mille terreurs indéfinies grouillaient dans l’air. Par moments, mon cœur se remettait à battre les champs. Du reste, tout était parfaitement calme, comme un cimetière. Les mots que j’avais entendus plusieurs fois ces derniers jours me revenaient à la pensée : « C’est plus qu’il n’en faut pour que les morts sortent de leurs tombes. » Le dicton bizarre ! C’est nous, plutôt, nous les vivants qui semblons aujourd’hui emprisonnés dans une tombe !

Enfin, une vague blancheur s’insinua parmi les ténèbres. Derrière une nuée transparente qui se déroulait lentement, je vis se dessiner la rivière et les prairies qui l’avoisinent. Cette vue m’allégea un peu le cœur et je revins sur mes pas dans ce vague crépuscule. La rue commençait à bruire. Un reste d’effroi, un commencement de honte se peignait sur les visages. Des bâillements, des bras qui s’étirent. « Bonjour, monsieur le Maire, vous êtes bien matinal ! — Matinal ! allons donc, leur répondais-je, regardez vos montres ! » Et tous de me dire, les uns après les autres ; « Oui, nous sommes joliment en retard ce matin. Ç’a été tout comme hier. Impossible de se réveiller. » Le père Laserques grommelait, assis sur les degrés de la cathédrale. Pour la première fois de sa vie, il n’avait pas sonné la messe de six heures, pas ouvert les portes de l’église, pas appelé M. le Curé. « Je crois que je deviens fou, me dit-il, monsieur le Maire. Mais aussi quel temps ! Vit-on jamais rien de pareil ? Il doit couver quelque malheur. Ce n’est pas pour rien que les saisons perdent la tête et que voici l’hiver au milieu de l’été. »

Là-dessus, je rentre chez moi, Ma mère débouche précipitamment d’une porte, ma femme d’une autre : « Ô mon fils ! » « Ô mon ami ! », crient-elles, se jetant sur moi. Elles pleuraient toutes leurs larmes, les chères créatures. Je dus les laisser faire pendant quelques instants, sans mot dire. Ce premier transport passé, je leur demandai ce qu’elles avaient. De fil en aiguille, elles avouèrent qu’elles m’avaient cru frappé de quelque catastrophe, en punition du tort que j’avais fait aux sœurs de l’hôpital. « Vite, vite, mon fils, réparez cette faute, criait ma mère, si vous ne voulez pas qu’une pire calamité nous arrive. » Je gardai mon sang-froid et continuai mes questions. Alors, peu à peu, je me rendis compte du ridicule travail qui s’était fait chez plusieurs femmes et chez les pauvres gens de Semur. Ils avaient fini par se persuader que le brouillard était la réponse du ciel à la décision que le Conseil municipal avait prise au sujet de l’hôpital. En vérité, c’était par trop fort ! « Croyez-vous, leur dis-je, en colère, que vos superstitions ridicules vont me faire capituler dans mon devoir. Ah ! vous voulez nous ramener aux pires exploits des sorcières !… » Je n’en dis pas plus long. À la vérité, je savais bien que personne à Semur n’était pour rien dans ces perturbations atmosphériques, mais je voulais couper court à ces rumeurs malsaines. Ma femme pleurait tout bas. Ma mère criait de plus belle. Mais il n’y a femme ni mère qui tienne, quand mon devoir est en cause. Je suis ainsi fait.

Toute cette journée fut lamentable. C’est à peine si, de tout près, on pouvait se reconnaître. Pour augmenter nos inquiétudes, quelques étrangers qui nous arrivèrent par la diligence nous dirent que le cercle de ténèbres ne s’étendait pas plus loin que Semur. À un kilomètre de la ville, le soleil brillait de tout son éclat. Ces nouvelles portèrent l’affolement à son comble. Des groupes se formaient au coin des rues, commentant ce terrible mystère. L’adjoint, M. Barbou, me vint voir. Il se demandait si pour calmer l’agitation des esprits, nous ne ferions pas bien de rapporter le décret au sujet de l’hôpital. Je l’arrêtai brusquement : « Vous n’y pensez pas, mon ami. Nous avouer coupables, alors que nous n’avons fait que notre devoir ! À d’autres ! Croyez-vous, par hasard, que les incantations de ces bonnes sœurs ont noirci le ciel ? » Il hocha la tête et me quitta, plein de trouble. Le brave homme ne brille pas par le caractère. Moi aussi, on avait essayé de m’influencer, mais je ne suis pas homme à me laisser embobeliner par des femmes.

J’arrive à l’incident capital par où commença vraiment la série de nos aventures. Pendant tout l’après-midi, les ténèbres n’avaient pas cessé de s’accroître. Étrange crépuscule, aussi noir que la plupart de nos nuits. Entre cinq et six heures, les habitants se répandirent dans les rues, comme à l’ordinaire. Assis à ma fenêtre, je les observais, prêt à me porter sur les lieux en cas d’alerte. Soudain, je me rendis compte qu’il se passait quelque chose d’anormal. Malgré l’obscurité, il me semblait voir la foule se masser en face de la cathédrale. Je pris mon chapeau et descendis. La place débordait de monde. Toutes les têtes étaient braquées sur la cathédrale. « Qu’est-ce que vous regardez, mon ami ? » fis-je au premier que je rencontrai. Il tourna vers moi un visage dont je pus discerner, même dans cette nuit, la pâleur lugubre. « Regardez vous-même, monsieur le Maire, dit-il, ne voyez-vous rien sur la grande porte ?

— Moi ! non, rien du tout », lui dis-je, mais à la même minute, je voyais déjà quelque chose de bien surprenant. Suspendue à la porte de la cathédrale, je vis ou je crus voir une pancarte flamboyante qui portait, en lettres géantes, ce mot : « Sommation ».

« Tiens, criai-je, mais aussitôt je ne vis plus rien. Qu’est-ce là, continuai-je malgré moi, quelque diablerie ? Eh ! Jean-Pierre, vois-tu quelque chose ? »

Jean-Pierre me répondit : « Monsieur le Maire, on voit, puis une seconde après on ne voit plus rien. Tenez, voilà que ça revient. » Il disait vrai. Je crois pouvoir dire que je ne suis pas un lâche, mais, que voulez-vous, à cette vision extraordinaire, je me sentis envahi par une panique analogue à celle de l’autre nuit. Certes, je n’aurais fui pour rien au monde, mais j’avoue que mes genoux s’entre-choquaient rudement. Je restai là quelques minutes, incapable d’articuler le moindre mot. Tous, du reste, nous étions logés à la même enseigne. Onques de ma vie, je n’ai vu foule plus silencieuse. Un même frisson nous secouait tous. On nous aurait pris pour des condamnés à mort attendant la réponse à leur recours en grâce. Comme des flambeaux allumés pendant une nuit d’orage, tantôt le vent semble les éteindre et tantôt il les ranime, et l’on va, perdant et retrouvant, tour à tour, les objets que dessine cette lumière intermittente, ainsi, d’une minute à l’autre, cette sorte d’immense affiche rutilait soudain, puis s’effaçait aussi vite.

« Sommation », c’était le titre, comme j’ai dit, puis venaient d’autres mots de feu que j’épelai, puis construisis péniblement à la lumière incessamment interrompue, de chaque nouvel éclair. Horreur ! Tous les habitants de Semur, et, moi leur maire, en tête, nous étions sommés d’avoir à vider les lieux que nous avions perdu le droit d’occuper, et à laisser la ville à ceux qui, étant morts, connaissaient mieux que nous le sens de la vie.

J’ai su plus tard que chacun des habitants avait pu lire, comme moi, son propre nom, en gros caractères, bien que ces milliers de noms ne puissent tenir, je ne dis pas sur les portes, mais sur la façade entière de la cathédrale. « Nous, les morts », ces mots étincelaient presque à chaque ligne du terrible manifeste, et encore : « Allez, allez-vous-en, laissez la place à ceux qui savent le vrai sens de la vie. » Je ne me rappelle que ces lambeaux. C’est là, du reste, ce qui me parut le plus clair au moment même de la lecture. Pas d’autres explications, pas d’autres détails. Je restai là quelque temps muet d’épouvante. Le premier saisissement passé, je fis réflexion que c’était à moi de donner l’exemple du sang-froid et du bon sens à mes administrés, de rompre le charme de terreur superstitieuse qui accablait cette foule crédule. « C’est une mauvaise farce, criai-je à haute voix, de façon à être entendu de tous. Qu’on aille me chercher le conservateur du Muséum, M. de Clairon. Il nous expliquera ce coup de théâtre. » Mon affirmation intrépide, dissipa le cauchemar. Je me vis entouré d’une centaine de figures blêmes. « C’est M. le Maire, criait-on, il va tirer cela au clair », et les rangs s’ouvraient devant moi jusqu’au milieu de la place. « M. le Maire, est un homme de cœur et de tête. Écoutez M. le Maire. » Mes quelques paroles les avaient tous réconfortés. Je me trouvai bientôt près de M. le Curé, debout au milieu des autres, silencieux et l’air aussi étonné que nous tous. Il me jeta du creux de ses épais sourcils un de ces vifs regards dont il a l’habitude, et se rangea pour me laisser passer, mais sans rien me dire. Moi, au contraire, soulevé que j’étais par l’étonnement, l’inquiétude et par l’entrain factice que je me donnais, j’avais un besoin fou de parler, et pour me le persuader à moi-même, de répéter à pleine voix que tout cela n’était qu’une farce.

« Tous mes compliments, monsieur le Curé, lui dis-je, pour le merveilleux transparent que vous avez dressé là, sur votre église. Vous voilà sans doute venu pour jouir de l’effet. Vous ne pouviez mieux réussir, mais maintenant, vous seriez bien aimable de me confier votre secret. »

Ces mots ne manquaient pas d’ironie, mais j’étais trop bouleversé pour garder les formes. Il me jeta de nouveau un de ces regards rapides et perçants.

« Vous me faites injure, monsieur le Maire, me répondit-il, je n’aime pas plus que vous à mystifier les gens. »

Il me dit cela sur un ton qui me fit honte, mais j’étais lancé : « On sait bien, dis-je, que la conscience des hommes d’église est plus large que celle des honnêtes gens. »

Sans me répondre, il me regarda droit dans les yeux, haussant les épaules avec impatience. En vérité, quel droit avais-je de le soupçonner ainsi ? Depuis qu’il est chez nous, on n’a jamais rien eu à lui reprocher. Mais quoi ? C’était le curé, et nous autres laïques, nous avons peut-être aussi nos préjugés. Du reste, les torts réciproques s’oublient vite à de tels moments. Un peu après, pendant que nous attendions l’arrivée de M. de Clairon, M. le Curé laissa tomber quelques mots qui donnaient à entendre que ses propres soupçons se portaient sur les religieuses de l’hôpital. « Monsieur le Maire, me dit-il, il ne faut jamais se faire d’affaire avec les femmes, car tout leur semble légitime pour arriver à leurs fins. » Ces mots me parurent passablement étranges. On aurait dit que M. le Curé abandonnait ses propres troupes. Je note ces humbles détails par scrupule d’exactitude, car, en vérité, rien ne pouvait nous distraire de l’extraordinaire spectacle qui se déroulait devant nous. Nous attendions haletants l’arrivée de M. de Clairon. Il mit un siècle à venir. Enfin le voici, avec sa haute science qui ne fera qu’une bouchée du prétendu miracle. La foule lui livre passage jusqu’aux degrés de la cathédrale qu’il monte d’un pas assuré. Ô prodige ! Le flamboiement pétille plus fort que jamais.

« Nous, les morts… Allez-vous-en », les mêmes mots se laissent lire à nouveau entre les mêmes intervalles de ténèbres. Épouvantés, nous suivions tous les mouvements de sa silhouette noire qui se débattait comme dans un incendie.

Il redescendit très pâle, avec un pauvre sourire qui voulait être goguenard : « Ma foi, monsieur le Maire, me dit-il, je ne trouve pas le truc. C’est très fort. Mais je vais recommencer mon examen. En attendant, j’ai mis quelqu’un en sentinelle, pour que tout reste en l’état, si toutefois monsieur le Curé…

— Faites, faites, monsieur, vous avez pleins pouvoirs », répondit M. le Curé. Toujours très pâle, M. de Clairon tâchait de rire : « Vous avez vu mon nom, je pense. Voilà qui est drôle, car enfin je n’ai pas l’honneur d’être de Semur. Messieurs les morts ont du temps à perdre pour s’occuper ainsi d’un pauvre chimiste comme moi. En tout cas, vous aurez mon rapport avant ce soir. »

Faute de mieux, il fallut bien se contenter de cette promesse. La vision s’était dissipée, et chacun rentra chez soi, trébuchant dans les ténèbres. Grâce à Dieu, ni ma femme ni ma mère ne s’étaient doutées de rien. Elles me virent soucieux et me pressèrent de questions timides, mais je fis bonne contenance et gardai pour moi mon secret.

Beaucoup plus tard dans la soirée, M. de Clairon, vint me dire le résultat de ses recherches. « C’était à n’y rien comprendre. Une farce, évidemment, et que pouvait-ce être autre chose ? mais jouée de maîtresse main. Il n’y a pas à dire, nous sommes roulés sur toute la ligne. » Pour moi, ma conviction était faite. M. le Curé se trompait. Prestidigitation ou non, les sœurs n’y étaient pour rien. Imaginez qu’elles aient machiné la chose. Elles n’auraient pas manqué l’occasion de nous servir quelque sermon de leur cru : la sainte Vierge — dont Dieu me préserve de parler autrement qu’avec un profond respect — saint Antoine, le devoir pascal, toute la lyre. M. le Curé de même. Mais là, rien, aucun rappel du catéchisme, seulement ces trois mots, si courts et si pleins : le sens de la vie. En vérité, malgré mes propres affirmations de tantôt, tout cela n’avait pas l’air d’une imposture. Mais alors qu’est-ce que cela pouvait bien être ?


CHAPITRE III

EXPULSION DES HABITANTS.


Au milieu des commotions les plus intenses, la nature garde ses droits. M. de Clairon parti, j’éludai comme je pus les questions de ma femme et de ma mère et je rentrai dans ma chambre pour me mettre au lit où je m’endormis presque aussitôt d’un profond sommeil. Ce fut exquis de sentir chavirer mes facultés pendant quelques minutes et de voir s’évanouir les mille problèmes qui me torturaient depuis deux jours. Oublier parfois est si bon !

Quand on se réveille, le matin, il faut d’ordinaire un certain temps pour reprendre conscience de soi-même. Pensées et sentiments flottent confusément entre les souvenirs de la veille et les prochaines occupations de la journée qui commence. Ce matin-là, au contraire, bien qu’il fît encore très noir, je me sentis du coup, pleinement lucide et prêt à l’action, comme un voyageur qui s’est fait appeler de bonne heure pour ne pas manquer son train. Je me levai donc sans muser d’aucune sorte ; et, sans plus de surprise que si tout cela eût été prévu la veille, je vis ma femme, déjà tout habillée, aller et venir, remplissant de linge une petite valise. Nous nous hâtions en silence. Une fois habillé, je fis du regard le tour de ma chambre, pour voir si je n’avais rien oublié, comme lorsqu’on laisse une chambre d’hôtel. Je pris ma montre, mon portefeuille et le léger pardessus que j’avais sur moi, l’autre nuit, pendant ma ronde. « Et maintenant, dis-je, Agnès, je suis prêt. » Pour qui ? pour quoi ? ni elle ni moi nous n’en dîmes rien. Notre petit Jean et ma mère nous attendaient sur le palier. Celle-ci, non plus, contrairement à ses habitudes, ne me dit rien. Le petit était plus sage que jamais. Nous descendîmes en silence, nos serviteurs très affairés, derrière nous. Ne me demandez pas de vous décrire les sentiments que j’éprouvais. Je ne pensais à rien qu’à obéir à la force indéfinissable qui me poussait en avant. Je sentais qu’il me fallait m’en aller et la surprise m’enlevait jusqu’au désir d’opposer la moindre résistance. Chose étrange, ce n’était pas la peur qui m’entraînait, ni même une force étrangère. C’était bien moi, semblait-il, moi-même qui étais anxieusement pressé de partir. Je lus la même anxiété sur les visages des miens. Aucune hésitation, aucun examen, il fallait partir. Dans la rue, les autres familles de Semur se hâtaient aussi, les enfants en bon ordre, à côté de leurs parents. En temps ordinaire, mon petit Jean aurait couru à ses camarades, les enfants de Bois-Sombre, ou eux à lui. Mais ce matin-là, rien de pareil. Les tout petits marchaient aussi graves que nous. Ils ne demandaient même pas où l’on allait. Aussi bien, d’un groupe à l’autre, on ne songeait pas à s’enquérir du pourquoi de cette promenade si matinale. Cela nous semblait à tous comme naturel. Et nous allions tous ainsi, dans la même direction, poussés, d’un même mouvement vers les portes de la ville. Je donnais le bras à ma mère ; ma femme, de l’autre côté, tenait le petit Jean par la main. Encore une fois, je ne pouvais réfléchir à quoi que ce fût ; je ne pensais qu’à m’en aller. Voici pourtant deux incidents qui m’occupèrent quelques secondes. Sous la porte cochère, au moment où nous sortions de la maison, je crus voir que la figure de ma femme s’éclairait soudain. Ce n’est pas parce qu’elle est ma femme, mais je puis dire sans exagérer que Mme Dupin de la Clairière est d’une beauté peu commune. Tout le monde répète à Semur qu’elle ressemble à une madone. Or, elle était, ce matin-là, plus blanche que de coutume et la tendre gravité que ses regards respirent habituellement avait quelque chose de plus grave encore, de plus doux et de plus profond. Soudain, sa figure s’illumina. Des larmes, ou bien je ne sais quelles gouttes de rosée lumineuse perlèrent au bord de ses yeux bleus qui prirent une expression angélique. Ses lèvres closes laissèrent échapper un faible cri. Elle s’attarda sur le seuil une seconde, inclinée comme si elle parlait avec quelqu’un de plus petit qu’elle, puis elle nous rejoignit, le visage encore rayonnant. Trop absorbé pour l’interroger à ce sujet, je remarquai néanmoins cet incident, tout comme, quelques minutes après, je ne pus m’empêcher de remarquer la curieuse figure que M. le Curé faisait près de la porte du presbytère.

Je l’ai déjà dit, c’est un homme vif, tout d’une pièce et que rien ne déconcerte. Or, pour la première fois de sa vie, il avait un air contraint et stupéfait. Il avançait avec une lenteur obstinée, tout différent de nous qui nous laissions doucement faire, et, visiblement désireux de revenir en arrière, les bras solidement croisés sur la poitrine, il opposait une résistance désespérée au coup de vent qui le poussait. Chose étrange, de notre côté de la rue, nous ne percevions pas la moindre bise, tandis que du côté de M. le Curé on aurait dit une violente tempête. Le digne homme faisait tous ses efforts pour ne rien laisser paraître de sa surprise, affectant un air naturel, comme si rien d’anormal ne se passait. Pour moi, avec tous les sujets de préoccupation qui me hantaient, je ne sais pourquoi ni comment j’eus le temps de trouver étrange que M. le Curé, lui aussi, fût du cortège.

Derrière lui, j’aperçus Jacques Richard que je vous ai déjà présenté. Seul, absolument seul, personne ne le touchait, et cependant il résistait de tous ses membres, non plus passivement, comme M. le Curé, mais avec une sorte de rage. Solidement arc-bouté sur lui-même, les bras tendus en avant, il luttait désespérément contre cette force irrésistible, ne cédant que pas à pas, mais cédant toujours.

Cependant nous avancions, mon petit Jean trottinant près de nous, ma femme touchant à peine terre, et ma digne mère, qui geignait doucement mais sans mot dire, me tirant si fort après elle que j’avais peine à ne pas courir. Tous nos voisins dévalaient sur nos talons, et toute la ville, avec nous, se hâtait, en procession vers la porte Saint-Lambert.

Il faisait encore presque nuit, et tout se taisait sauf les cloches de la cathédrale qui s’étaient mises soudain à sonner le glas. Une fois près de la porte, une brusque stupeur s’empara de moi. Mais enfin, que faisions-nous là, tous, tant que nous étions, à quitter nos demeures pour nous engouffrer dans un brouillard glacial ? Je fis halte et me retournai pour parler à la foule, mais je vis bien alors que je ne m’appartenais plus. Ma langue enchaînée ne put articuler une parole et voici que toujours poussé par la même force, douce mais ferme et irrésistible, je me trouvai de l’autre côté de la porte. Les hommes autour de moi étaient balayés de la même façon. Si ma mère avait été plus forte, j’aurais pu me croire entraîné par elle car dans sa frayeur elle s’opposait énergiquement à toute tentative de retour. Mais quoi, M. Barbou qui, célibataire, n’était embarrassé de personne, lui aussi, malgré tous les efforts qu’il tenta pour rebrousser chemin, je le vis pirouettant sur lui-même comme une toupie, et refoulé vers la porte avec une telle impétuosité qu’il manqua renverser ma femme qui se trouvait sur son passage. Mais la chère créature ne parut pas même y avoir pris garde. Elle va toujours ainsi, se coulant parmi les obstacles, souple, droite et légère comme une sainte du paradis. Le pauvre Barbou se confondit en excuses : « Pardon, madame, mille pardons, madame », et ces mots, les premiers que nous ayons entendus depuis le départ, sonnèrent comme une voix d’outre-tombe.

Alors, je me retournai et laissant le bras de ma mère : « Alerte ! mes amis, criai-je, où allons-nous et qui donc nous chasse ? » Je vis que de tous côtés on se préparait enfin à la résistance. Sans un mot, M. de Bois-Sombre sortit des rangs et vint se placer à côté de moi. Enfin nous allions tenir tête à l’impulsion mystérieuse qui nous avait mis dehors. La foule s’amassait autour de nous dans la lumière incertaine.

Mais bientôt, coup sur coup, à trois reprises, un bruit sec se fit entendre. Là devant nous, et dans les ténèbres, lentement, doucement, à notre nez, si j’ose dire, et comme poussés par des mains sûres de leur fait, les deux battants de la grande porte Saint-Lambert et la poterne, tournèrent sur leurs gonds et se refermèrent. D’un bond instinctif nous nous précipitâmes pour les arrêter. C’était trop tard. Alors je me cognai désespérément contre la porte. À quoi bon ? Elle aurait défié toutes les forces humaines. Plus tard, on m’a dit que je m’étais répandu en cris, en supplications : « Ouvrez, ouvrez, au nom de Dieu. » Est-ce vrai ? Je n’en sais rien, mais je me souviens d’avoir cru distinguer une voix que sans doute je fus seul à entendre puisque personne de mes amis ne m’en a parlé, une voix imperceptible comme les derniers sons d’une musique lointaine, l’écho peut-être de mes propres cris : « Fermé… au nom de Dieu. »

Un autre changement se produisit alors sur lequel du moins aucun doute n’était possible. Ces ténèbres, tantôt si noires que, tout près du rempart, nous avions entendu sans les voir les portes qui se refermaient, ces ténèbres avaient disparu. Le soleil nous éblouissait de sa gloire, et tous, d’un même mouvement, d’un même cri d’allégresse, nous saluâmes la lumière du jour.

La lumière du jour ! Non, jusque-là, je ne savais pas le plein sens, la pleine joie de ces mots. Le soleil ; le chant des oiseaux ; au-dessus de nous, le ciel bleu indéfiniment reculé ; sous nos pieds, l’herbe qui semblait renaître ; la douce brise du matin jouant dans les boucles blondes des enfants et faisant flotter les voiles des femmes ; la couleur revenue sur tous les visages, quelle résurrection triomphale ! Saisis de joie, nous ne pensions plus aux sombres pressentiments de la veille, à l’avenir plus menaçant qui nous attendait. La fraîcheur du matin était sur les routes et sur les prairies. Le soleil pompait les dernières gouttes de rosée. La rivière coulait, toute bleue et rose. Je l’avais vue si noire — un abîme d’encre — l’autre jour en la regardant du haut du mont Saint-Lambert. Elle courait, maintenant, argentine et claire comme le rire des enfants. Que voulez-vous ? pour nous autres, gens du Midi, la vie disparaît avec le soleil. Nous avions tant souffert, pendant trois jours, de ne plus le voir !

Peu à peu, néanmoins, cette exaltation s’apaisa et la lumière elle-même rendit plus réelle et plus accablante l’étrangeté de notre situation. Tantôt, dans la nuit, nous pouvions nous croire abusés par un mauvais rêve. Maintenant, comment ne pas se rendre à cette évidence trop lumineuse ? Le moyen de croire que toute cette aventure n’était qu’un jeu ? M. de Clairon était là, comme les autres, bouche bée devant ces portes que nulle science ne pouvait ouvrir. Là aussi, M. le Curé, dont la présence était encore plus significative. Ainsi donc l’Église elle-même n’avait rien pu. Nous étions là, foule lamentable d’exilés chassés de nos maisons, le cœur navré, incapables de répondre à l’inquiète caresse des enfants pendus à nos bras. Dans les yeux les uns des autres chacun lisait sa propre détresse. Les femmes s’étaient assises en pleurant sur les pierres de la route ou sur le gazon. Gagnés à leur désolation, les petits se mirent à pleurer avec elles. Qu’allions-nous devenir ? Désespéré, je parcourais du regard cette foule. Des vivres, un abri, un mot d’ordre, c’est à moi qu’ils allaient avoir recours pour tous leurs besoins, à moi, chassé comme eux de ma maison et de ma ville, mais qui n’avais plus le droit de songer à ma propre personne. Par bonheur j’avais eu soin de mettre, dans la poche de mon pardessus, mon écharpe municipale ; je m’écartai derrière un arbre pour m’en revêtir. C’était quelque chose. Quoi qu’il arrivât, il y aurait là du moins, au milieu de ces bannis, un représentant de l’ordre et de la loi. Le geste ne passa pas inaperçu et rendit confiance à plusieurs. Les plus pauvres vinrent se serrer près de moi, les femmes surtout, dont la détresse est plus impuissante. Ce mouvement parut faire une grande impression sur M. le Curé. Il changea de couleur, lui, toujours si maître de lui. Jusque-là, étonné sans doute de se trouver au même point que les autres — ce qui, soit dit en passant et dussiez-vous me taxer de superstition, m’avait fort étonné moi-même — jusque-là, il avait gardé un air ahuri. Mais il venait de se ressaisir, et, montant sur quelques bûches qu’on avait laissées près de la porte : « Mes enfants… », commença-t-il, mais, à l’instant même, les cloches de la cathédrale, sonnant à toutes volées, l’empêchèrent de poursuivre. Ce n’était pas le glas qui avait accompagné notre exode et qui depuis n’avait pas cessé sa lamentation monotone, mais un vacarme assourdissant et sauvage, sans arrêt, sans mesure, comme si des bras forcenés s’étaient suspendus d’un même élan à toutes les cordes. Sonnerie joyeuse peut-être, mais quelle étrange et terrible joie, qui glaçait le sang dans nos veines ! Tout blême, M. le Curé se hâta de descendre, et nous reculâmes tous avec lui.

J’avoue, sans honte, que je tremblais très fort moi aussi, et n’eût été le sentiment de ma responsabilité officielle et l’honneur de cette écharpe municipale qui me désignait comme une sorte de providence aux regards de tous, j’aurais imité mes concitoyens dans leur fuite éperdue. Faisant un vigoureux effort sur moi-même, je ne reculai qu’à pas comptés, laissant entre la foule et moi un espace qui allait bientôt me permettre, le premier affolement passé, de leur adresser la parole. Préoccupé avant tout d’éviter une bagarre et de pourvoir aux nécessités les plus urgentes : « Mes amis, leur dis-je, en les rassurant du geste, tout ceci est bien étrange et demande à être examiné de sang-froid avec la plus minutieuse attention. Mais, en attendant que nous ayons trouvé le mot de l’énigme, prenez courage, je m’engage sur l’honneur à ne pas quitter la place jusqu’à ce que les portes soient ouvertes et que vous puissiez rentrer chez vous. Mais, pour l’instant, les femmes et les enfants ne doivent pas rester ici. Que celles qui ont des amis dans les villages des environs aillent leur demander un abri. Je mets à la disposition des autres ma maison de campagne de la Clairière. À vous, ma mère, à vous, ma femme, de vous montrer à la hauteur de la position que vous occupez et de donner le bon exemple. C’est moi qui vous le demande, conduisez nos voisins à la Clairière. »

Ma mère est âgée et faible, mais c’est une femme d’un grand cœur : « J’irai, mon fils, dit-elle, et que Dieu te bénisse. Et puis, ne crains aucun mal, car, si ce que j’entends dire autour de moi est vrai, ton pauvre père lui-même vient de rentrer à Semur. »

Alors se produisit un de ces événements que les calculs les plus assurés de notre sagesse ne peuvent prévoir.

Les paroles de ma mère eurent pour effet de rompre les digues, de livrer passage aux flots impatients. Ma femme s’approcha de moi, la figure illuminée de ce rayon d’extase que j’avais remarqué tantôt : « C’était notre petite Marie, notre ange », me dit-elle. De tous les côtés, une vaste clameur lui fit écho, hommes et femmes parlant à la fois. « J’ai vu ma mère, disait une voix, ma mère, morte depuis bientôt vingt ans » ; « Et moi, mon petit René », criait une autre, « Et moi, mon fils Camille tué en Afrique. » Et tous de courir passionnément vers ces mêmes portes qu’ils venaient à peine de fuir avec épouvante. Ils frappaient, ils criaient : « Ouvrez-nous, ouvrez-nous, ô bien-aimés. Pensez-vous qu’on vous ait oubliés ! Non, nous ne vous oublions pas. » Ils pleuraient, ils souriaient, ils tendaient les bras vers… vers quoi ? juste ciel ! Que faire ? Agnès elle-même ne m’écoutait plus, fascinée par ce qu’elle croyait être la présence de notre petite Marie. Et c’étaient les plus faibles, les femmes surtout, les vieillards, les malades et quelques enfants qu’exaltait ainsi une certitude que nous ne pouvions partager. Je me rappelle avoir cherché à reconnaître parmi eux Paul Lecamus et avoir trouvé étrange qu’il ne fût pas là. Faibles sans doute, mais forts de cette passion qui domine tout dans de telles crises. Que faire encore une fois ? Comment les arracher de cette porte derrière laquelle, dans leur délire, ils croyaient parler à leurs bien-aimés ?

Je restais donc indécis lorsque soudain de grandes voix éclatèrent de l’autre côté du mur. Repris de terreur, quelques-uns des nôtres s’enfuirent de nouveau, mais chez la plupart le besoin fou de savoir enfin ce que tout cela voulait dire fut plus fort que la crainte et nous nous portâmes en masse vers l’endroit précis d’où venaient les voix. Pour moi, malgré mes efforts, je n’arrivai pas à trouver un sens à ces voix encore plus confuses qu’éclatantes, mais plusieurs parurent comprendre. En tout cas, plus d’agitation, plus de larmes. Bien des visages rayonnaient de cette lumière que j’avais déjà remarquée chez Agnès. Vous imaginez notre stupeur et notre embarras à nous qui n’avions pas reçu ce message. Plusieurs autour de moi se mettaient à genoux. Il y eut quelques secondes de silence, puis les femmes, toujours tournées vers le mur, répondirent d’une voix toute naturelle, comme si elles avaient vraiment parlé à quelqu’un : « Oui, ma chérie ! oui, mon ange ! » Alors elles se relevèrent, appelant leurs enfants autour d’elles pour se préparer au départ.

Comme je le lui avais commandé tantôt, ma femme prenait la tête du convoi. Après tout, elle ne faisait qu’obéir à mes ordres, et cependant, rien qu’à la voir, mon cœur se calmait. « Mon ami, dit-elle, il faut que je te laisse ; c’est eux qui l’exigent, car ils ne veulent pas que les enfants aient à souffrir. » Que pouvais-je faire ? J’étais là debout, pâle, immobile, regardant passivement se former cette petite armée d’enfants et de femmes. Ma mère, comme moi, restait immobile. Elle non plus n’avait rien entendu. Elle était blanche comme un linge et ses lèvres tremblaient de douleur. C’était bien elle qui tantôt s’était prêtée si docilement à exécuter mes ordres, mais maintenant elle se raidissait contre cette même consigne. Le cortège une fois formé, elle suivit, mais parmi les dernières. Ils nous quittèrent ainsi presque tous pleurant et se retournant vers nous à maintes reprises pour agiter leurs mains en signe d’adieu. Mon Agnès s’était voilé le visage. Elle n’eut pas la force de me regarder. Elle obéissait pourtant. À une certaine distance, ils se séparèrent pour aller les uns d’un côté, les autres d’un autre. Et nous, tant qu’on put les distinguer sur le chemin nous restâmes à les regarder. Qu’est-ce que leurs anges leur avaient dit ? Mystère ! Moi du moins, je n’en savais rien, n’ayant entendu que l’éclat très doux d’une musique céleste. J’interpellai M. le Curé, debout près de moi. « Mais qu’est-ce donc ? Vous êtes leur confesseur, vous êtes prêtre ; les choses invisibles sont votre domaine. Qu’est-ce donc qu’on leur a dit ? » J’ai toujours eu beaucoup d’estime pour M. le Curé et je le crois très homme de bien. Je vis de grosses larmes couler le long de ses joues. « Je ne sais pas, me dit-il, je ne suis qu’un maudit comme vous autres. Ce qu’ils ont entendu, c’est leur secret et celui du Ciel. Moi ! je suis de la terre, hélas ! comme vous. »

Ainsi nous restâmes seuls, nous, les hommes de Semur, à charge de prendre telles mesures qu’il conviendrait pour réintégrer nos maisons. Quelques-uns, parmi nous, en petit nombre, avaient bien fait la même expérience merveilleuse que j’ai dite, mais ceux-ci étaient trop chétifs pour nous apporter le moindre concours. Quant aux femmes qui n’avaient pas voulu suivre les émigrantes, qu’il me suffise de dire qu’elles n’étaient pas la fleur du panier. Un peu remis de mes dernières émotions, j’appelai l’adjoint, M. Barbou, qui tremblait comme une feuille et avec lui les principaux notables de la ville, M. le Curé compris, en vue de délibérer avec eux sur ce qu’il convenait de faire.

Étrange situation que la nôtre ! Nous autres Français, nous n’avons plus grand’chose à apprendre sur les horreurs de la guerre et de l’état de siège. Nous savons trop, par expérience, comment nous comporter en de pareils cas. Mais être refoulé par des forces irrésistibles, mais être plantés là tout près de nos propres maisons et les portes de notre ville fermées devant nous, mais avoir à affronter, quoi donc ? rien, personne, le brouillard, le silence, les ténèbres ; en vérité c’est de quoi paralyser les plus braves. De fait, plusieurs perdirent tout à fait la tête, et coururent porter la nouvelle aux villages voisins où, comme on nous l’a dit plus tard, on les accueillit en se moquant d’eux. D’autres n’avaient même pas la force de se mouvoir et restaient assis, les jambes pendantes, figés dans la contemplation du brouillard qui enveloppait Semur et s’attendant, à chaque minute, à voir la ville entière s’abîmer sous une pluie de feu. Le dirai-je, une ou deux bandes allèrent s’installer, et avec elles l’orgie la plus dégoûtante, dans le petit cabaret qui est à cinq cents mètres, sur la route Saint-Lambert.

Ceux dont j’étais bien sûr, je les divisai en plusieurs patrouilles, qui eurent pour consigne de faire le tour des murs et de guetter le moindre mouvement qui pourrait se produire à l’intérieur. De telles circonstances montrent, si j’ose parler ainsi, ce que chacun a dans le ventre. En temps ordinaire, M. Barbou fait un adjoint suffisant — inutile d’ajouter que sous un maire tel que moi l’adjoint n’a presque pas d’importance — mais aujourd’hui, il n’était plus qu’une loque. Il se croyait encore dans le tourbillon qui, tantôt, l’avait jeté hors des murs, aussi léger qu’une feuille morte. Quand je l’invitai à prendre la tête d’une des patrouilles, il eut une attaque de nerfs. Il nous quitta dans l’après-midi, pour sa maison de campagne, escorté de quelques amis. « Qui peut se promettre, me disait-il en claquant des dents, qu’il nous sera jamais permis de rentrer dans notre ville ? Monsieur le Maire, je vous conjure de vous réfugier quelque part. — Il n’est pas de refuge à qui déserte son poste », lui répondis-je d’un ton sec auquel le malheureux n’était sans doute même plus capable de prendre garde.

En revanche, M. le Curé fut un de mes plus solides collaborateurs. Habitué de longue date à un dévouement de toutes les heures, il se multiplia pendant ces terribles jours sans jamais compter ni avec la fatigue ni avec la peur. Mais tout le temps, il garda un air de surprise d’autant plus visible qu’il prenait plus de peine à nous le cacher. Manifestement il ne s’expliquait pas que de tels événements se produisissent sans que l’autorité ecclésiastique y participât de quelque façon. À moi aussi, cette rencontre paraissait bien singulière.

L’active diversion que je viens de dire nous fut excellente. Cloués sur place à contempler l’épais rideau de ténèbres qui nous dérobait la vue de Semur, nous serions devenus fous, comme il advint à quelques-uns des nôtres. Mais voyez la bizarrerie humaine. À la recherche incessante de quelque brèche qui nous rendît possible l’accès de Semur, nous ne songions même pas à nous demander ce que nous aurions fait en cas de succès. La brèche trouvée, aurions-nous eu le courage de rentrer dans la ville ? En tout cas l’enceinte restait impénétrable et aucune forme humaine ne se laissait voir. Non pas que d’étranges visions ne soient venues par intervalles terrifier les plus braves. Je serais infini si je voulais noter un à un tous les incidents de ce genre. En voici un pourtant, le plus étrange de tous.

Les principales familles de la ville ont, à leur usage, de petites barques de plaisance, amarrées près du pont fortifié qui est un des monuments les plus pittoresques de Semur. Or, nombre de ces barques, nous les vîmes de nos yeux déboucher du vieux pont et sillonner, de-ci de-là, notre rivière. Les unes tendaient leurs voiles au vent, les autres ployaient sous les rames. Mais, dans cette flottille à la manœuvre impeccable, personne, vous m’entendez bien, personne. N’est-ce pas curieux ? « Courant magnétique », trancha M. de Clairon, mais sa voix se perdit dans sa moustache quand je lui fis cette question cinglante : « Qui a mis ce courant en action et qui le dirige ? » M. le Curé ne fit pas de commentaires. On le vit seulement qui remuait les lèvres pendant qu’il suivait avec nous sur la rivière ces évolutions mystérieuses.

Un imbécile proposa de faire feu sur les barques. M. le Curé se contenta de sourire. Je dois dire ici que l’estime que nous avions toujours eue pour lui était devenue une sorte de vénération à laquelle se mêlait, chez moi, une vive pitié. Ainsi, ce prêtre avait été parmi nous le témoin de l’invisible jusqu’à cette heure où l’invisible était descendu, en quelque façon, à notre portée. Et cependant il n’avait, lui, aucune part à cette révélation. Rien, dans cette aventure, qui le distinguât de nous. Quelle peine pour lui et quelle surprise ! C’est un homme de peu de paroles. D’autres auraient profité de l’occasion et péroré sur les choses religieuses. Lui point. Il faisait souvent le signe de la croix et remuait les lèvres avec une ferveur triste. Il pensait, j’imagine, que les puissances qui mènent toutes choses n’étaient pas contentes de lui.

Après le coucher du soleil, nos appréhensions redoublèrent. À la clarté de la pleine lune qui blanchissait la face extérieure du rempart, la ville enténébrée paraissait encore plus noire, large et lugubre tache qui recouvrait tous nos édifices et jusqu’aux tours de la cathédrale. On sait les bizarreries frissonnantes, le jeu des ombres au clair de lune. Derrière chaque tronc d’arbre nous redoutions un fantôme. D’invisibles regards nous épiaient de partout. Bien que tout le monde fût mort de fatigue, je donnai ordre de continuer les patrouilles. Tout, plutôt que de nous laisser gagner par la folie qui nous obsédait. Pour moi, je restai sur les bords de la rivière, aussi près de la ville que je pus, car, j’en ai fait vingt fois l’expérience, il y avait là une limite que nous ne pouvions franchir. J’y revins, cette nuit, à plusieurs reprises, me serrant dans mon pardessus pour me préserver du serein.

Pour le dire en passant, nous avions des vivres en abondance qu’on nous envoyait de la Clairière et des maisons voisines, mais ici, bien que je me sois fait une loi de ne pas vous parler de moi, permettez-moi de mentionner une expérience tout intime. Comme j’étais en observation, j’aperçus une barque, la mienne propre, engagée si avant dans les dernières couches du brouillard que l’extrême pointe de la proue baignait en pleine lumière. C’est ce qui me permit de reconnaître la jolie barque de plaisance dont j’avais fait cadeau à ma femme, et à laquelle nous avions donné le nom de notre Marie. Cette vue me bouleversa le cœur. Un être cher ne voulait-il pas me faire signe qu’il était là, près de moi ? Je me levai d’un bond pour essayer, une fois encore, de franchir la ligne fatale, mais mes pieds, devenus de plomb, refusèrent leur service ; mes oreilles bourdonnaient, toute ma force était partie ; je m’assis de nouveau et commençai à pleurer comme un enfant. Dans cette barque, c’était peut-être ma petite Marie.

Dieu sait si j’ai aimé cette petite, et cependant j’avais peur. Que l’homme est donc peu de chose ! Ainsi les miens venaient à moi, mon enfant, et, avec elle — un je ne sais quoi m’en assurait — mon cher père, et, parce que je les avais vus mourir tous deux, j’avais peur. Je me cachai la tête dans les mains. Alors, je crus entendre un frisson, un souffle, un de ces longs, longs soupirs où se soulage parfois une indicible tristesse. Instinctivement, je levai les yeux, je regardai. Il n’y avait rien, rien que la rivière blanche nettement coupée par une digue de ténèbres.

Si Agnès avait été là, elle aurait vu notre enfant, elle aurait reconnu sa voix ; moi, non. Et ceux qui auraient voulu me parler, ceux qui m’aimaient, ils avaient soupiré, ils étaient partis. Si la honte et l’orgueil ne m’eussent retenu, j’aurais couru à la Clairière pour y cacher mon agonie, l’agonie d’un lâche, et me blottir auprès de plus courageux que moi.

Un bruit derrière moi me fit sursauter. J’étais si démoralisé que la rencontre d’une souris m’aurait mis en fuite : « Monsieur le Maire, ce n’est que moi, dit une voix humble et apeurée. — Tiens, c’est toi, Jacques », répondis-je. Je l’aurais embrassé. On sait bien pourtant que je ne l’estime guère ; j’étendis la main. Un homme, en chair et en os, un homme chaud et vivant. Quelle joie ! quel réconfort ! Je n’oublierai jamais cette impression, j’étais rendu à moi-même.

« Monsieur le Maire, dit-il, je voulais vous poser une question. Est-ce vrai ce que l’on dit sur ces… comment dirai-je ? sur ces messieurs ? Dieu me garde de leur manquer de respect, monsieur le Maire.

— Qu’est-ce, Jacques ? que dit-on ? »

Je l’avais tutoyé tantôt, non par hauteur, mais parce que je le regardais alors comme un ami, comme un frère.

« Monsieur le Maire, est-ce bien les morts qui sont à Semur ? »

Il tremblait et moi aussi. « Jacques, lui dis-je, vous en savez là-dessus aussi long que moi.

— Mais oui, monsieur le Maire, il n’y a pas de doute, c’est bien les morts qui nous ont pris notre ville. Avec les Prussiens, on saurait que faire, mais avec ces messieurs-là ?… Il y a une autre question qui me démange. Sont-ils venus pour nous punir de ce que vous avez fait aux petites sœurs, aux bonnes petites sœurs de l’hôpital ?

— Ce que je leur ai fait ! mais tu as été un des premiers à crier contre elles, à dire partout que leur messe assommait les malades. Nous avons besoin de dormir, et non d’entendre la messe. Tu parlais ainsi, vaurien, et maintenant tu dis que c’est moi.

— Vous avez raison, monsieur le Maire, répondit Jacques, mais, voyez-vous, quand un homme sort de l’hôpital, bien guéri et hors de danger, il ne faut pas prendre ce qu’il dit pour parole d’évangile. On s’en donne à cœur joie, on fait la nique aux diseurs de patenôtres, on mange du prêtre, et d’autant plus gaiement que les sentinelles du Ciel ont plus l’air de ronfler dans leur guérite. — Il se reprit vivement avec un grand signe de croix. — Que les saints me pardonnent d’avoir l’air de plaisanter à un pareil moment ! Et puis les petites sœurs étaient si gentilles. On a eu grand tort de fermer leur chapelle, monsieur le Maire. De là viennent tous nos malheurs.

— Allons donc, mécréant, lui criai-je, c’est toi et tes pareils qui êtes cause de tout. Vous pensiez qu’il n’y avait là-haut personne pour vous surveiller, et que Dieu n’aurait cure de vos blasphèmes. C’était hier. Je te vois encore jonglant dans les rues de Semur avec ton écu et disant à pleine bouche : « L’argent, l’argent, voilà le bon Dieu ! »

— Monsieur le Maire, monsieur le Maire, arrêtez-vous, je vous en supplie. Vous feriez descendre sur nous la colère de Dieu.

— Eh ! ne vois-tu pas qu’elle pèse déjà sur nous ? Va donc maintenant et demande à ton argent de nous tirer d’embarras.

— Je n’ai pas le sou, monsieur le Maire, et que pourrait ici tout l’argent du monde ? Nous ferions bien mieux de promettre un gros cierge pour l’autel de la Vierge et de rendre aux religieuses…

— Va-t’en au diable avec tes religieuses », lui répondis-je, emporté. J’avais tort, j’en conviens, car ce sont de saintes femmes et qui n’ont rien de commun avec ce vaurien. Et dire pourtant que ce vaurien que je méprise, je l’accueillais tantôt avec transport, parce qu’il me sauvait des chères âmes qui m’aiment. Honte sur moi ! je suis comme les autres. L’Invisible me fait peur ; je n’aime, je ne comprends que ce que je touche. Jacques s’était éloigné, sans pourtant me perdre de vue. Je tournai mes regards vers la ville. La rivière scintillait blanche sous la lune ; on aurait dit qu’elle faisait effort pour rompre le barrage de ténèbres qui la séparait de Semur. Et là, derrière, sous le ciel plein d’étoiles, dormait notre ville dont nous avions été bannis, la ville des morts.

« Ô Dieu, m’écriai-je, je ne te connais pas, mais pour toi ne suis-je pas ce que mon petit Jean est pour moi, un enfant et moins qu’un enfant ? Ne m’abandonne pas dans cette détresse. Même coupable au delà de toute mesure, est-ce que j’abandonnerais mon enfant ? Si tu es vraiment le Dieu dont parlent les prêtres, tu dois être un meilleur père que moi. » Cette prière me rendit un peu de courage. Il me sembla que je venais de parler à quelqu’un qui, morts ou vivants, nous connaissait tous. Que cette idée est étrange et réconfortante, lorsque, cessant d’être une formule apprise, elle se réalise soudain au plus intime de notre cœur ! J’entendis le bruit d’une des patrouilles qui arrivaient et j’allai à leur rencontre. Quelqu’un me suivait et arrivé sur mes talons, se cramponna aux basques de mon pardessus. C’était Jacques : « Laissez-moi aller avec vous, monsieur le Maire, suppliait-il, je n’oserais pas rester seul, si près d’eux. » Pauvre garçon, c’est moi qui étais son dieu maintenant !


CHAPITRE IV

HORS LES MURS.


Pour les assiégeants comme pour les assiégés, un siège est toujours une terrible chose. Je suis assez vieux pour me rappeler ce que les troupes alliées de France et d’Angleterre eurent à souffrir sur les tranchées de Sébastopol. C’est ce que j’essayais de me dire à moi-même pour m’encourager dans notre présente épreuve. Mais ici quelle différence ! Nous étions sans abri, sans alliés, sans armes. Que dis-je, des armes ? Contre qui les aurions-nous tournées ? Chassés de nos maisons, en pleine vie, en plein travail, nous étions là, tous plus impuissants les uns que les autres, à nous regarder ou bien à nous buter désespérément contre ce rempart de ténèbres. Agir, faire quelque chose, n’importe quoi, si nous l’avions pu, la situation aurait été moins écrasante. Mais, en vérité, que faire ? Par bonheur — je parle ainsi, bien que chaque désertion nouvelle me fît mal — par bonheur, notre petite armée se réduisait d’heure en heure. Ils s’éclipsaient, les uns après les autres, et allaient demander un refuge à leurs amis du voisinage. Quelle version ces fuyards pouvaient-ils bien donner de notre étrange aventure ? Rien que de vague et de contradictoire, je l’ai su depuis. Les uns parlaient de merveilles qu’ils auraient vues et provoquaient ainsi d’inextinguibles risées. Les autres racontaient je ne sais quelle guerre civile qui aurait divisé Semur en deux factions et amené la débandade du parti vaincu. C’est la version qui prévalut à la Rochette, prétentieuse voisine qui nous jalouse et croit allègrement tout le mal qu’on dit de Semur. Mais visiblement personne n’attacha d’importance à cette fable, sans quoi, les autorités, sortant pour une fois de la complète indifférence qu’elles nous témoignent, auraient envoyé la force armée pour rétablir l’ordre. Mais il était écrit que rien ne suivrait son cours normal pendant cette période terrible. C’est ainsi que nous restâmes seuls séparés du reste du monde. En temps ordinaire, la diligence nous amène chaque jour quelques visiteurs, des touristes, des voyageurs de commerce. Mais tout le temps que dura le siège, aucun étranger ne fut aperçu.

Nous n’avions même pas songé à organiser le campement. Une tente, grossièrement improvisée entre deux arbres abritait les invalides et les inactifs contre les ardeurs du soleil et l’humidité de la nuit. Les autres, quand ils ne pouvaient plus se tenir debout, s’étendaient à l’ombre de quelque buisson, mais toujours sur le qui-vive et incapables de s’abandonner au repos. Nous ne nous serions pas résignés à perdre de vue notre ville. À chaque minute, il nous semblait que les portes allaient s’ouvrir, qu’une brèche s’offrirait par où nous pourrions nous élancer à la conquête des ténèbres. Du moins nous flattions-nous de ces idées belliqueuses, oubliant l’affolement que nous avait causé jusqu’ici le moindre contact avec les occupants de Semur. C’est vrai, nous tremblions de tous nos membres, et cependant nous ne pouvions nous empêcher de regarder de ce côté-là. Nous cédions parfois au sommeil, couchés contre un arbre ou assis la tête entre nos mains, mais toujours le visage tourné vers Semur. Qu’il fît jour ou qu’il fît nuit, c’était pour nous même chose. Nous nous partagions machinalement les provisions que les femmes nous apportaient. Celles-ci venaient souvent aux nouvelles, se glissant vers nous par petits groupes de deux ou de trois, sursautant à la moindre brise et s’attardant indéfiniment à pleurer sur le chemin.

Cependant tout n’était pas que silence à l’intérieur de Semur. Les cloches de la cathédrale sonnèrent à plusieurs reprises. La première fois, cette chère musique nous remplit d’espérance. Tout le monde se rapprocha pour les entendre et beaucoup pleuraient. Nous étions comme des enfants perdus qui, de loin, reconnaissent la voix de leur mère. Oubliant sa morgue coutumière, M. de Bois-Nombre sanglotait. Depuis son mariage, on ne l’a pas vu souvent à la cathédrale ; « Mon Dieu, s’écriait-il au milieu de ses larmes, oh ! que je voudrais être là ! » Nous autres, nous ne disions rien, mais notre cœur se fondait de tendresse. Plusieurs étaient tombés à genoux. M. le Curé vint se placer au milieu du groupe, et de sa belle voix chaude et pénétrante, il entonna le psaume : « Mon cœur a bondi de joie quand j’ai su la grande nouvelle que nous entrerions bientôt dans la maison du Seigneur. » Qui aurait cru, trois jours plutôt, que de telles pensées trouveraient chez nous un écho ? À cette heure pourtant, et le chant d’église et nos chères cloches faisaient monter en nous une vague espérance. Quel est l’homme qui a refusé son cœur aux cloches de son village ? Leur musique rythme notre vie. C’est le premier son du pays qui nous atteigne quand nous revenons de voyage, et, quand nous partons, le dernier qui nous accompagne comme un long et tendre adieu. À la voix de nos cloches, notre épouvante s’était évanouie. Après tout, ceux qui là-bas les mettaient en branle, c’étaient des êtres comme nous, c’étaient nos frères. Sans doute, ils remplissaient maintenant notre splendide cathédrale. Notre cathédrale, oh ! la voir encore, nous abriter, nous reposer à l’ombre fraîche et paisible de ses voûtes maternelles, et tous nos désirs seraient comblés !

Les cloches s’arrêtèrent peu à peu. Leurs dernières vibrations, infiniment tristes, emportèrent avec elles notre espérance. Nous étions pâles comme des morts. Plusieurs se jetèrent, de désespoir, sur le sol.

Mais, depuis lors, nous entendîmes souvent des voix, des cris, des appels qui nous venaient de la ville, parfois des sons de trompette ou d’autres musiques indéfinissables. Il nous semblait, pendant que nous faisions nos rondes, que d’autres patrouilles allaient, du même pas que nous, de l’autre côté du rempart.

J’ai lu quelque part une histoire qui me revenait confusément, l’histoire d’une vieille ville dont les assiégeants, sans armes, firent et refirent le tour, tant qu’enfin les murs tombèrent et que la ville se rendit. Où avais-je lu cela ? dans les classiques, ou dans nos vieux chroniqueurs ? je ne me rappelais pas. Mais ce conte m’obsédait pendant que nous faisions indéfiniment le tour de Semur, comme une procession de fantômes, l’oreille violemment tendue pour distinguer ces voix, ces voix familières et cependant si étranges. Et comme il me revenait à la mémoire que ces anciens assiégeants avaient sonné de la trompette et précipité par ce moyen la ruine de la ville assiégée, moi qui suis connu pour un homme de sens — est-ce vraiment bien possible ? — je me risquai à proposer à mes compagnons un expédient de ce genre. Que voulez-vous ? nous avions tous perdu la tête. En m’écoutant, M. le Curé me fixa d’un air de reproche : « Est-ce bien M. le Maire, dit-il, qui se permet de manquer ainsi de respect à la religion ? » Moi, manquer de respect à la religion, rien n’a jamais été plus loin de ma pensée, et moins encore en de pareilles circonstances. Plus tard, je me rappelai que la mystérieuse histoire qui m’avait obsédé était dans la Bible, mais ceux qui me connaissent verront bien que je n’avais eu l’intention, ni de railler la sainte écriture, ni de blesser les sentiments de M. le Curé.

Un jour je sommeillais, la tête dans les mains, à l’ombre d’une aubépine, lorsque je sentis se répandre en moi cette douceur particulière que m’apporte habituellement la présence de ma chère femme. J’ouvris les yeux et je vis mon Agnès qui s’était assise à mes côtés. Elle avait apporté avec elle une corbeille de provisions et de linge où je reconnus sa main délicate. Tout ce qu’elle touche en devient exquis. Je la trouvai pâle et plus grêle que de coutume, mais ses traits n’étaient pas tirés comme les miens et son clair regard restait paisible. Je me levai avec un sursaut de terreur, car soudain l’idée me vint à l’esprit que ma femme ne faisait que passer devant mes yeux pour se rendre vers ceux de Semur qui l’appelaient. Je lui criai :

« Non, non, mon Agnès, pas cela, ne me demande pas cela ! »

Et, continuant ce demi-rêve, j’enchaînais solidement ses petites mains dans les miennes. Elle me regarda avec son sourire d’aurore.

« Mais, mon ami, dit-elle un peu surprise, je ne te demande rien sinon de consentir à prendre un peu de repos et à t’épargner toi-même. »

Puis elle ajouta plus vite ce que je savais bien qu’elle allait me dire :

« Si, pourtant, je voulais te supplier de me laisser rentrer à Semur. Je demanderais à ceux qui sont là ce qu’ils exigent de nous… Oh ! ne te presse pas de dire non ! Ce serait si simple. Ils ne me font pas peur et je voudrais tant vous tirer d’angoisse. »

Une violente poussée de colère me gonfla la gorge. Ma pauvre chérie, oui je la regardai avec la même colère que les déserteurs de ces derniers jours, mais plus exaspéré et plus cruel. Je repris ses mains et je les pétrissais avec fureur dans les miennes :

« Tu veux me laisser, criais-je, tu veux abandonner ton mari, tu veux courir chez nos ennemis !

— Ô Martin, ne parle pas comme ça, répondait-elle en fondant en larmes. Ils ne sont pas ennemis. Il y a là notre petite Marie et ma pauvre mère, morte quand j’étais encore au berceau ».

Mais je ne me possédais plus et je blasphémais de plus belle :

« Oui, tu me préfères ces tyrans d’outre-tombe. Et tu as raison, ils sont les plus forts. Tais-toi, tais-toi, te dis-je. C’est parce que ton Dieu est de leur côté que tu m’abandonnes ! »

Alors elle se jeta sur moi et m’enlaça de ses bras. Cette fraîcheur fit un peu tomber ma passion, mais je continuais à l’étreindre de mes mains crispées, tant j’avais peur, atrocement peur de la perdre. Elle pleurait doucement et me couvrait de ses caresses : « T’abandonner ! me disait-elle, mais tu sais bien que je serais prête à mourir pour toi ! »

Ces paroles innocentes donnaient à l’objet de mon épouvante une précision qui redoubla ma colère : « Non, non, pas de ça, lui dis-je, et plus un mot là-dessus ! » Je me levai, je la repoussai loin de moi et j’allais de long en large, maudissant ces imaginations cruelles : « Ah ! je les connais, me disais-je. C’est toujours la même histoire. Leur Dieu, qui veut nous rendre meilleurs en nous enlevant ce que nous aimons mieux que tout. Elles acceptent sans hésiter cette impitoyable doctrine et se flattent qu’en les perdant, elles, nous irons nous tourner vers l’amour de Dieu ! » Je revins à elle, les yeux hagards et la voix brève : « Agnès, lui fis-je, va-t’en, rentre à la Clairière. Ceux de Semur, nous leur tiendrons tête ici, comme nous pourrons, mais je n’entends pas que tu ailles à eux. Mourir pour moi ! Juste ciel ! Je serais bien avancé. Ne regarde plus de ce côté-là ! Ne pense plus à eux. Va-t’en, encore une fois, va-t’en et que je ne te voie plus par ici ! »

La pauvre créature ne comprenait rien à mon obsession. Elle se mit en posture de m’obéir, comme toujours, mais toute blanche d’émotion, et fixant sur moi des yeux pleins de larmes : « Mon ami, me dit-elle, tu es troublé, tu ne te possèdes plus. Sûrement, ce n’est pas là ce que tu veux dire.

— Je le répète, criai-je, qu’on ne te voie plus par ici. Trouves-tu que je n’ai pas assez de soucis sur les épaules et veux-tu me rendre fou ? Tu vois, tu regardes encore vers Semur. Va-t’en, va-t’en. » Je prononçai ces derniers mots d’une voix moins décidée. En la voyant si douloureuse, je ne pensai plus qu’à ma tendresse pour elle. Je la pris dans mes bras et nos larmes coulèrent ensemble. Je suis dur aux larmes, pourtant : « Oh ! mon Agnès, lui disais-je, donne-moi un conseil. Je ferai ce que tu me diras. Mais plutôt que de te perdre, je consentirais à vivre ici pour toujours. Je les défierais jusqu’au dernier ! »

Elle mit sa main sur mes lèvres.

« C’est entendu, me dit-elle, je ne te parlerai plus de cela ; mais les défier, pourquoi ? Sont-ils venus sans raison ? Semur n’avait-il pas besoin d’un avertissement céleste ? Ils sont venus pour convertir notre ville, toi, mon ami, et les autres. Que je veille ou que je dorme, cette conviction me poursuit. Et alors il m’a semblé que tout irait bien de nouveau, si seulement je pouvais aller à eux et leur dire : « Ô mes pères, ô mes frères, tout ce que vous voudrez de nous, nous l’accepterons docilement. » Car ils ne me font pas peur, mon ami. Ils nous aiment, comment veux-tu qu’ils nous fassent du mal. Et puis, et puis, — non, ne te fâche pas… — j’aurais voulu donner une caresse à notre petite Marie, rien qu’une caresse… »

Ma colère se ralluma. Néanmoins, ces paroles me faisaient enfin réfléchir. « Notre soumission docile, lui dis-je, mais à quoi ? Avoue qu’ils prennent d’étranges procédés pour nous convaincre. Mais enfin, que veulent-ils ? À quoi faut-il se soumettre pour les contenter ?

— Ils veulent, répondit-elle, ils veulent nous convaincre que Dieu nous aime, et c’est pour cela, pour notre salut, que cette grande tribulation nous arrive. » Sa figure était sublime de foi en parlant ainsi. Curieuse chose que les femmes ! Évidemment, ces mots avaient un sens pour elle. « Mon Agnès, lui dis-je en secouant la tête, tout cela est adorable quand c’est toi qui le dis. Au demeurant, je n’y comprends goutte. L’amour de Dieu, notre salut, qu’est-ce que tout cela vient faire ici ? Nous soumettre ! Je suis prêt à faire tout ce qui sera raisonnable, mais de quelle vérité avons-nous ici la preuve ? »

Quelqu’un s’était approché derrière nous et levait la voix pour me répondre. En entendant cette voix, malgré tout mon accablement, je ne pus me tenir de sourire. Il était naturel que l’Église vînt à la rescousse de la femme. Du reste, après sa virile conduite, eût-il été dix fois prêtre, j’aurais écouté respectueusement ce que M. le Curé avait à me dire.

« Je n’ai pas entendu ce qu’a dit madame, mais permettez-moi, monsieur le Maire, de répondre à votre question. Vous demandez de quelle vérité nous avons ici la preuve. Mais quoi, c’est l’invisible qui se révèle à nous ? Voyez-vous là quelque chose ? Non, rien, pas plus du reste que moi, rien qu’un nuage. Mais ce que nous ne pouvons pas voir, ce que nous ne connaissons pas, ce qui nous tient dans l’épouvante, regardez donc, c’est là devant nous. »

Instinctivement, je me tournai dans la direction de son geste.

Et que vis-je alors ? Juste ciel ! Une large déchirure s’était faite au plus haut de l’écran ténébreux tendu sur la ville et laissait voir, dans un pan de ciel bleu, les tours de la cathédrale. Sans faire plus d’attention à M. le Curé, je poussai un grand cri qui réveilla tout le monde et jusqu’aux patrouilles exténuées qui continuaient, tête basse, le tour des remparts. « Les tours ! Les tours ! » Une formidable explosion de joie me répondit. Ces chères tours que l’on aperçoit de si loin, parure et symbole de notre ville, c’était par elles que Semur commençait à nous être rendu. J’ai connu de belles heures dans ma vie, heures d’amour ou de triomphe, mais je n’ai jamais ressenti pareil frisson d’allégresse.

On resta là indéfiniment à contempler ce spectacle. Les humbles dansaient de joie et tout le monde bénissait Dieu. Le premier saisissement calmé, je réunis tous les hommes sous la tente pour délibérer avec eux sur les nouvelles mesures qu’il convenait de prendre. Agnès et les autres femmes restèrent à quelque distance, attendant nos décisions.

Pauvres femmes ! Au milieu même de cette excitation où j’étais, je ne pus m’empêcher de réfléchir à la pénible humilité de leur condition. Rester assises en silence à attendre le résultat de ces délibérations auxquelles elles n’avaient aucune part, être liées d’avance comme des enfants à ce que nous allions décider, n’était-ce pas bien dur pour elles ! N’avaient-elles pas quelque droit de croire qu’elles en savaient plus long que nous sur ces choses ! Mais non, elles restaient là, muettes et nous dévorant des yeux. Quel triste sort est celui des femmes ! Il en est une que j’aime plus que tout au monde. Mon Agnès me paraît une des plus précieuses merveilles que Dieu ait créées et cependant, même pour un empire, je ne voudrais pas être à sa place. Elle n’avait qu’à se taire, qu’à nous obéir et elle se résignait à cela avec sa douceur angélique, pendant que ce vaurien de Jacques Richard lui-même avait le droit de nous donner ses avis. Oui, c’est très dur, et, pour ne pas se révolter, il faut bien qu’elles soient bonnes comme des anges. Ne vous étonnez pas de me voir philosopher de la sorte en pleine crise. À de tels moments, on déploie une activité d’esprit et une lucidité merveilleuses. On voit tout, on pense à tout, sans même y prendre garde. La crise passée, on retrouve avec surprise cette foule de pensées et de sentiments dont on n’avait pas eu conscience.

Nous étions là, une centaine environ, car on avait déserté en masse, tous hâves, amaigris, brisés par l’insomnie et la fièvre. Le terrain sur lequel nous avions dressé notre tente descendait un peu. Je restais sur le seuil d’où je pouvais mieux commander la foule, et je gardai près de moi M. le Curé, M. de Bois-Sombre et quelques autres notables. Alors, je pris la parole. « Mes amis, leur dis-je, vous avez vu comme moi le nouveau phénomène qui vient de se produire. Qu’est-ce que cela veut dire exactement ? nous n’en savons rien, mais ce ne peut être qu’un symptôme favorable. À moi du moins, l’air semble moins accablant depuis que j’ai revu les tours de la cathédrale. Chacun est libre de croire à la religion ou de n’y pas croire, mais nous aimons tous notre vieille cathédrale…

Ici, M. de Bois-Sombre se permit de m’interrompre. « Monsieur le Maire, dit-il, je suis assuré de traduire le sentiment unanime de mes concitoyens en affirmant qu’il n’est plus question parmi nous de discuter sur l’Église, admirable institution dont les bienfaits…

— Oui, oui, » crièrent plusieurs voix dans la foule et on ajoutait, avec des signes de croix : « C’est l’Église qui nous protège et qui nous sauve. »

M. le Curé ne disait rien et restait immobile, l’air d’assez méchante humeur et les yeux fixés sur le sol. Visiblement, cette profession de foi ne l’enchantait guère.

Je repris : « Sans doute, mes amis, tout le monde est d’accord là-dessus. Oui, c’est le bon Dieu qui nous a permis de revoir les tours de notre cathédrale. Mais je vous ai réunis pour que nous mettions nos idées en commun. Ce changement doit avoir un sens. Que penseriez-vous d’une mesure qui m’a été suggérée ? On m’a dit que peut-être il serait opportun d’envoyer un ambassadeur qui essaierait de rentrer dans Semur où il porterait nos décisions. »

Je m’arrêtai court, pris d’un frisson qui du reste secouait aussi tout l’auditoire. Il y eut un long silence. Le croiriez-vous ? Le premier dont on entendit la voix, ce fut ce vaurien de Jacques Richard.

« Monsieur le Maire, grommela-t-il, en parle à son aise ; mais qui osera se risquer dans la gueule du loup ? »

Il avait cru se parler tout bas à lui-même, mais tout le monde l’entendit, et je vis tous les yeux se fixer sur moi, pleins d’angoisse. Je n’hésitai pas une seconde.

« Moi, criai-je, et quel que soit le risque à courir, je suis prêt ! »

J’entendis un sursaut derrière moi. C’était Agnès qui s’était glissée jusqu’à nous. Les bras étendus, les lèvres ouvertes, je crus qu’elle allait parler. Mais non, elle ne dit rien. Elle avait eu l’idée de cette ambassade. Après tout, ce n’était pas à elle, mais à moi que ce dévouement s’imposait.

Un des personnages les plus considérables de la ville, le banquier Bordereau, intervint :

« Ce n’est pas raisonnable, dit-il, sans monsieur le Maire, nous serions ici comme un corps sans tête. S’il faut envoyer un messager, qu’on choisisse quelqu’un dont la présence parmi nous soit moins nécessaire.

— Pourquoi un messager ? dit un autre. Qui nous dit qu’il sera reçu ? Et puis comment parlementer avec ces êtres — il finit sa phrase en tremblant — avec ces êtres qu’on ne peut pas voir ?

— Envoyez donc M. le Curé », fit un mauvais plaisant qui prit bien garde de ne pas se laisser voir.

M. le Curé fit un pas en avant. Il n’était plus pâle et l’indignation se lisait sur sa figure.

« Me voici, dit-il avec sa fermeté ordinaire, je suis prêt, mais celui qui vient de parler a voulu se moquer de moi. C’est bien le moment de rire ! »

L’auditoire lui donnait si visiblement raison que je n’eus pas à intervenir pour dénoncer l’inconvenance de cette interruption anonyme. Du reste, Jacques Richard se démenait de nouveau avec l’entêtement de l’ivresse. L’animal n’avait pas quitté le cabaret de tout le jour. Il recommença d’une voix pâteuse :

« Moi, j’ai mon idée, et si monsieur le Maire ne l’approuve pas, tant pis pour monsieur le Maire. Il n’y a qu’une chose à faire, rouvrir la chapelle de l’hôpital. Les sœurs de Saint-Jean…

— Laisse-nous la paix, lui criai-je, n’as-tu pas honte ? »

Mais un murmure se levait, couvrant mes paroles.

« Évidemment, disait l’un, Jacques ferait mieux de cuver son vin ; je trouve pourtant qu’il a raison.

— Moi aussi, moi aussi », firent plusieurs voix.

J’étais furieux, j’allais perdre toute mesure quand M. de Bois-Sombre vint à mon aide. C’est un homme sage.

« Monsieur le Maire, dit-il, il est dorénavant bien entendu que personne ici ne manquera plus jamais de respect à l’Église et aux choses saintes. Inutile d’entrer dans le détail. Nous prenons tous cette résolution sans faire la moindre réserve. Jusqu’ici nous avons vécu dans l’indifférence, mais, à l’avenir, vous convenez avec moi que tout sera changé. Notre ambassadeur, quel qu’il soit, ajouta-t-il plus oppressé, doit avoir mission de promettre… tout ce que l’on exigera de nous. »

À ce point, les femmes ne purent plus se tenir. Elles se précipitèrent au milieu de nous, criant et pleurant. « Sainte Vierge, dit l’une d’elles qui sanglotait et riait tout ensemble comme une folle, sainte Vierge, ce sera le paradis sur la terre. »

M. le Curé continuait à ne rien dire. Surpris, mais trop maître de lui pour étaler son triomphe, son vif regard courait tranquillement sur la foule. Pour moi, je me tordais les mains avec colère.

« C’est de la superstition, criai-je, de l’hypocrisie ! »

Mais soudain résonna comme le bruit d’une trompette éclatante. J’ai déjà dit que nous avions souvent entendu des bruits étranges venir de la ville, mais celui-ci ne ressemblait pas aux autres. Il avait un je ne sais quoi de personnel qui faisait que chacun de nous se le croyait directement adressé. Ce vibrant appel se prolongeait, se répandait, si je puis dire, dans tout notre être, invitation très douce tout ensemble et très impérieuse à nous absorber dans l’attente de quelque communication intime qui allait être faite à chacun de nous. Après une seconde d’hésitation, je m’avançai résolument vers le rempart, sans même donner un regard à ma femme. Martin Dupin ne comptait plus. Il n’y avait plus là que le maire de Semur, le représentant, le sauveur de la commune. La terreur clouait tout le monde sur place, même M. de Bois-Sombre. Pour moi, rempli d’une force extraordinaire, j’aurais marché d’un même pas vers une mort certaine. M. le Curé ne tarda pas à me rejoindre et nous avançâmes, côte à côte, sans une parole. Peu à peu les autres se hasardèrent à nous suivre, mais timidement et en se faisant violence pour ne pas rebrousser chemin.

Semur était devant nous. Semur, non, mais un noir rideau de ténèbres encadré dans l’éblouissante lumière du plein midi. La rivière s’échappait de cette brume comme d’une caverne invisible, et dans la vaste échancrure que j’ai dite, les deux tours de la cathédrale semblaient jaillir, toutes lumineuses. J’ai parlé jusqu’ici de manière à laisser croire que nous apercevions les remparts. Ce n’est pas exact : ni les remparts ni les portes n’étaient visibles, même à la faible distance où nous étions de la porte Saint-Lambert. Nos yeux étaient-ils aveugles, ou bien y avait-il là vraiment un écran solide ? Je n’en sais rien. Cependant la même trompette semblait appeler chacun de nous par son nom. Aucune parole n’était prononcée distinctement ; nous savions tous néanmoins qu’on nous appelait, et nous attendions, avec un bouleversement que je ne saurais décrire, le messager qui allait venir.

Soudain la trompette s’arrêta, suivie d’un mortel silence. Alors, du fond de ce brouillard une ombre humaine parut se détacher et marcher lentement vers nous. L’affreuse minute ! mon cœur palpitait à se rompre, mon esprit et tous mes sens à la dérive ! J’aurais voulu me cacher sous terre, mais je n’avais la force de faire aucun mouvement et je restai debout glacé par la peur.

Savoir qu’ils étaient là, les mystérieux visiteurs, les sentir, les entendre, n’était-ce pas déjà trop pour notre faiblesse ? Les voir, maintenant, comment les voir sans mourir ! J’entendais autour de moi des paroles entrecoupées, des plaintes d’agonisants. La plupart se cachaient la figure dans les mains. Il n’y avait plus de vivant en nous que les yeux, les yeux qui se dilataient comme s’ils allaient sortir de l’orbite pour rejoindre la terrible vision qui les fascinait.

Et puis ce fut un calme étrange et miraculeux. L’ombre arrivait lentement à nous et c’était une figure de faiblesse. Sa démarche, très grave, n’avait rien de redoutable. Enfin, nous commençâmes à la reconnaître. Un homme, un homme tout comme nous et dont les traits nous étaient familiers. C’était lui. « Lecamus ! » m’écriai-je et tous avec moi. La terreur avait disparu, tous respiraient avec allégresse. Plusieurs même éclataient de rire, soulagés d’un tel cauchemar. Seul, M. le Curé faisait grise mine. Quand il répéta « Lecamus ! » avec tout le monde, il y avait dans sa voix de l’impatience, de la déception et de la colère.

Et moi qui m’étais souvent demandé, pendant ces derniers jours, ce que ce pauvre garçon était devenu, moi qui l’avais souvent accusé, au dedans de moi, d’avoir déserté dès la première heure ! Mais dans quel état nous arrivait-il, juste ciel ! Pâle, pâle comme un mort. Une face d’agonie, les yeux battant sous des paupières transparentes dont toutes les veines se laissaient voir. « Est-ce qu’il est mort ? » demandai-je. M. le Curé fut seul à m’entendre, et il répondit, entre ses dents, d’une voix navrée que je n’oublierai jamais :

« Non, pas même mort. J’aimerais mieux ça. Ce n’est pas aux anges du Ciel qu’ils ont confié leur ambassade, mais aux fous et au rebut de la terre. »

Il fit mine de tourner les talons, consterné par cette humiliation nouvelle. N’était-il pas le représentant, le vice-gérant de l’invisible, avec pleins pouvoirs sur le ciel et sur l’enfer ? Il resta pourtant près de moi, prêt à écouter cet ambassadeur. Pour moi, j’avais pitié de sa souffrance et je lui donnais un peu raison, je l’avoue. En vérité, ce choix était plus qu’étrange.

« Lecamus, balbutiai-je d’une voix qui s’étranglait dans ma gorge, revenez-vous de chez les morts ? êtes-vous encore en vie ?

— Je ne suis pas mort, répondit-il, en levant sur nous des yeux pleins de larmes. Mes amis, mes chers amis ! » disait-il. Et il étendait les mains, il nous touchait pour s’assurer que c’était bien nous.

« Monsieur Lecamus, continuai-je, la circonstance est solennelle, vous le sentez bien, et il ne convient pas de perdre notre temps en de vaines paroles. Oui ou non, avez-vous été avec ceux qui se sont emparés de notre ville ? Vous voyez mon écharpe. C’est à moi que vous devez vous adresser. Si vous avez à remplir une mission auprès de nous, dites-le.

— C’est juste, répondit-il, c’est juste. Mais donnez-moi le temps de me reconnaître. Il est si bon de retrouver ceux qui respirent. Mes amis, mes bons amis, si je vous ai jamais manqué en quoi que ce soit, pardonnez-moi. »

Je l’interrompis brusquement, si vive était mon angoisse. « Allons, Lecamus, remettez-vous ! Voici trois jours que nous sommes ici en détresse. Nous ne pouvons plus attendre. Dites-nous votre message.

— Trois jours, commença-t-il tout étonné, j’aurais cru trois siècles. Le temps est si long lorsqu’il n’y a plus ni jour ni nuit. » Alors il se tourna vers la ville, et la tête découverte : « Ceux qui m’envoient, dit-il, veulent que vous sachiez qu’ils ne sont pas venus dans une pensée de colère, mais de bonne amitié pour vous. C’est pour l’amour qu’ils vous portent qu’ils ont obtenu cette permission. »

À mesure qu’il parlait, nous voyions sa faiblesse disparaître. Il tenait la tête haute et s’énonçait avec une autorité, une netteté qui ne lui étaient pas ordinaires. Massés près de lui, nous étions suspendus à ses lèvres. Le moindre mot, le moindre souffle de cet homme nous était sacré.

« Ce ne sont pas les morts. Ce sont les vivants, ceux qui ne doivent plus mourir et qui habitent — il s’arrêta longuement — dans une autre sphère. D’autres travaux les occupent, qu’ils ont interrompus à cause de nous. Ils demandent : « Comprenez-vous maintenant ? — Comprenez-vous maintenant ? » Voilà ce qu’ils m’ont chargé de vous dire.

— Quoi, dis-je ou du moins essayai-je de dire, mais mes lèvres se refusaient à la parole — que nous faut-il donc comprendre ? »

Mais une vive clameur s’élevait de la foule et tous répondaient : « Ah ! oui, oui, oui ! » tous, les hommes comme les femmes ; les uns sanglotaient, d’autres faisaient le signe de la croix ou tendaient les bras vers le ciel : « Oui, nous comprenons : jamais plus nous ne refuserons de croire à la religion, jamais plus nous ne manquerons à nos devoirs. Et les églises seront pleines, et nous observerons toutes les fêtes des saints. Monsieur Lecamus, allez leur dire que nous ferons dire des messes pour eux et que nous leur obéirons en toutes choses. Nous avons assez vu ce qu’il en coûte de vivre comme des bêtes. Nous ferons un vœu à la sainte Vierge.

— Et, cria Jacques Richard, si cela fait plaisir à ces dames, on dira à l’hôpital autant de messes qu’il y aura de prêtres pour les dire.

— Silence, garnement, lui dis-je, est-ce à vous à faire des promesses au nom de la commune ? » J’étais hors de moi. « Monsieur Lecamus, est-ce à cause de cette affaire de l’hôpital qu’ils sont venus ? »

Il était redevenu le pauvre être de faiblesse que nous connaissions. La tête basse et l’air égaré : « Est-ce que je sais ? répondit-il. C’étaient eux que je voulais et je n’avais cure de la cause de leur visite. Mais j’ai encore quelque chose à dire. Vous devez leur députer deux d’entre vous — les deux qui vous paraîtront les plus considérables — pour leur parler, en votre nom, face à face. »

Il n’y eut qu’un cri dans la foule, et, en moins d’une seconde, une poussée invincible nous porta, M. le Curé et moi, vers la porte Saint-Lambert. On ne nous laissait même pas parler. « Tout, nous promettons tout, nous criait-on, tout ce qu’ils voudront, mais rentrons chez nous ! »

Étrange chose qu’une foule ! Ils n’auraient pas hésité davantage s’il s’était agi pour nous de leur rendre leur ville au prix de notre sang, quitte ensuite à nous célébrer comme des martyrs. Personne, sans doute, parmi eux, n’aurait eu le cœur d’aller parlementer avec les fantômes. Ce n’était pas eux, c’était nous, et dès lors que leur importait ? Nous aurions dû courir pour satisfaire à leur impatience, et il me fallut presque me battre pour ne pas partir avant de leur avoir désigné un chef. C’était là pourtant une chose indispensable. Que savais-je si je reviendrais jamais parmi eux ! Je ne pouvais pas hésiter sur le choix de mon suppléant. Dans les circonstances présentes, M. de Bois-Sombre était seul à la hauteur d’une pareille tâche. Devais-je lui passer mon écharpe ? J’en eus la pensée d’abord, puis je réfléchis que, lorsqu’un homme se lance dans la mêlée, lorsqu’il va risquer sa vie pour les siens, il a le droit de porter les insignes qui le distinguent du commun, et qui montrent à quel titre et pour quelle cause il se prépare à mourir.

En conséquence, je me campai solidement pour résister à la pression de cette multitude, et je dis à voix très haute : « En l’absence de M. Barbou, qui nous a abandonnés, je choisis, pour mon représentant, l’excellent M. Félix de Bois-Sombre. Qu’en mon absence, mes concitoyens veuillent bien lui témoigner le même respect et la même obéissance qu’à moi-même. » Ce choix fut approuvé par acclamation. Ils auraient tout accepté pour nous voir partir plus vite.

Que leur faisait à eux notre misère ? C’est ainsi qu’ils nous abandonnèrent d’un cœur léger au seuil de ce mystère de ténèbres. Nous restâmes là quelques secondes, immobiles, accablés par une détresse infinie. Mais bientôt la poterne s’ouvrit doucement d’elle-même et se referma sur nous. M. le Curé et moi nous étions rentrés dans Semur.


CHAPITRE V

RÉCIT DE PAUL LECAMUS.


Je suis faible. Aurai-je le temps de fixer ici quelques-unes des impressions de mon séjour à Semur ? Je ne sais. Mais j’ai promis ce récit à M. le Maire qui se propose de l’insérer dans sa chronique. Je profite donc en hâte du temps qui me reste et qui, sans doute, sera bien court.

J’étais si heureux, tantôt, en quittant la ville, de retrouver le visage de mes voisins et de mes amis. Mais cette joie est tombée très vite. Leurs rudes voix, leurs poignées de main, la véhémence de leurs questions, tout cela est trop fort pour moi. Du reste, j’ai fui, dès mon enfance, le contact des autres hommes. Leurs pensées n’étaient pas les miennes, leurs goûts non plus. L’Invisible me hantait. Je n’avais de curiosité que pour l’Invisible. Dans la moindre brise, j’entendais de clairs murmures. Des ailes me frôlaient sans cesse, des pas invisibles glissaient près de moi. Cela arrive à tous les enfants, mais la plupart s’en inquiètent et s’en épouvantent. Moi, tout au contraire. N’est-ce pas Dieu et ses anges qui passent ainsi par les routes de l’invisible, et avec eux, la fleur de la terre, tout ce qu’il y a de plus exquis parmi les hommes ? Les plaisirs des êtres périssables qui pèsent un instant sur la terre, longtemps ne me furent rien. Mais, au sortir de l’adolescence, un charme imprévu me posséda qui me donna le goût de la vie. Le sourire d’une beauté mortelle m’avait pris le cœur. J’aimais les fleurs qui me parlaient d’elle et le soleil qui se reflétait dans ses yeux. Elle mourut. J’ensevelis ma joie avec elle. Depuis lors, je n’ai plus guère pensé qu’aux profonds abîmes qui l’avaient engloutie, comme tout le reste.

J’étais chez moi, dans mon jardin, à l’heure où les autres ont quitté Semur. L’esprit et le cœur troublés, il me semblait que je touchais à la crise de ma vie. Depuis la nuit où j’avais conduit M. le Maire hors des murs et où nous avions tous les deux senti la pression de cette multitude envahissante, je m’attendais confusément à quelque bouleversement extraordinaire. La sommation affichée sur les portes de la cathédrale ne m’avait pas causé de surprise. Pourquoi trouver surprenant que les morts nous reviennent. Le miracle au contraire, le vrai miracle, ah ! c’est qu’ils ne reviennent pas, qu’une fois partis, ceux qui nous aiment restent où ils sont allés, sans plus nous rien dire, sans nous envoyer le moindre message. N’est-ce pas au contraire tout simple que la voûte des cieux plie jusqu’à nous, et que des portes du Paradis nos bien-aimés nous soient rendus ?… J’ai pesé sans fin ce mystère de leur absence éternelle, je n’ai jamais pu ni le comprendre ni m’y résigner.

J’étais donc dans le jardin que je n’avais pas quitté de toute la nuit, trop agité pour pouvoir rester enfermé dans ma chambre. J’étais assis sous un berceau de verdure où elle aimait à s’asseoir, où j’ai déjà passé bien souvent des heures et des heures, à penser à elle, dans le silence de la nuit. J’avais dû m’assoupir vers le matin — j’ai souvent observé qu’un demi-sommeil précède chez moi les manifestations dont j’ai parlé. Quand soudain je me réveillai, j’eus l’impression d’un combat violent qui se livrait au dedans de moi. Ce n’était cependant pas contre moi-même que je luttais. Tenaillé, je ne sais comment, je ne sais pourquoi, par un désir passionné de me lever et de fuir, une force mystérieuse pesait lourdement sur mes membres et me retenait malgré moi. Et cependant j’entendais des pas pressés. Les portes s’ouvraient, les gens affluaient dans la rue. Puis le bruit s’effaça subitement et j’eus la conviction que toute la ville s’en était allée, que je restais seul vivant à Semur. Cette mystérieuse certitude ne me causait pas le moindre trouble. La lutte au dedans de moi était finie. Je me trouvais parfaitement calme.

Des minutes s’écoulèrent, des heures peut-être. Puis j’eus l’impression qu’il se passait quelque chose d’étrange, non loin de moi et que je n’étais plus seul. À la vérité, je ne voyais, je n’entendais rien. Je savais pourtant qu’une vaste multitude passait et repassait dans les ténèbres. Je me levai et me dirigeai vers la maison dont Léocadie, ma gouvernante, avait soigneusement verrouillé toutes les issues avant de s’aller coucher. Or, toutes les portes de la maison étaient ouvertes, même celle de la chambre de ma femme dont je garde toujours la clef et où personne n’entre que moi. Les fenêtres aussi, grandes ouvertes. Je me penchai sur la rue et je vis que les autres maisons étaient comme la mienne. Pas une porte, pas une fenêtre fermée. Une foule invisible et silencieuse remplissait la rue. Ne me dites pas que je suis un halluciné, un visionnaire. Encore une fois, je ne voyais rien. Mon âme seule percevait la présence de tout ce monde. Jamais de ma vie, soit à Paris, soit à Londres, je ne me suis senti pressé par une telle multitude. En face de moi, de l’autre côté de la grande rue, la maison de M. le Maire se remplissait. On allait, on venait dans les chambres, sans fièvre, sans hésitation d’aucune sorte. C’était le mouvement paisible de la vie quotidienne. Jusque-là je n’avais pas le sentiment que personne fût entré chez moi. Mais on ne tarda pas longtemps à venir. Oh ! non plus une foule comme chez M. le Maire, mais un seul être. Mon cœur s’élançait comme un oiseau qui s’échappe de sa cage. Étourdi de joie et de crainte, de joie surtout, je tombai comme évanoui sur une chaise. Elle ! c’était elle ! Je l’appelai par son nom. Les vivants n’auraient pu m’entendre car le bonheur étranglait ma voix, mais il n’est pas besoin de paroles quand on se rencontre cœur à cœur.

Elle ne me répondit pas. À quoi bon ? Je m’agenouillai sur le plancher à la place que frôlaient ses pieds. Sa présence m’enveloppait tout entier. Je ne voyais pas ses yeux, je n’étreignais pas ses mains. À quoi bon encore ? Elle était plus près de moi, oh ! bien plus près, que jadis lorsque je la serrais dans mes bras. Combien de temps cela dura-t-il ? je ne saurais dire. Ce fut long comme l’amour, rapide comme un battement de cœur. Aucune pensée, aucun sentiment. Elle était là ! Je n’avais plus la moindre surprise, la moindre curiosité. Je ne lui posais aucune question. Son cœur s’écoulait dans le mien. De telles choses, ni notre chétive raison ne peut les comprendre, ni la langue humaine les décrire.

Mais tout ceci n’a d’intérêt que pour moi. Que M. le Maire me pardonne de m’y être arrêté si longuement. Du reste mon extase prit fin, s’évanouissant comme elle était venue, d’une manière inexplicable. La minute d’avant j’étais rempli de cette chaude présence, la minute d’après, je me retrouvai seul et glacé. Je me levai flageolant et la mort dans l’âme. Était-ce possible. Déjà, déjà partie ! Elle m’aime, elle n’est plus là. J’aurais voulu la poursuivre, la rejoindre au moins dans la tombe.

Ainsi le désespoir s’emparait de moi à l’heure même où le désir de toute mon existence était assouvi. Toujours, toujours, j’avais cherché l’Invisible. Je le tenais maintenant. Le mystère se laissait voir, et cependant je ne me souciais plus de rien connaître. Je ne voulais qu’elle et je la cherchais sans fin. L’homme est ainsi fait, changeante créature qui se détourne de l’objet de ses plus chers désirs, au moment même où il n’aurait qu’à tendre la main pour s’en emparer. Nous nous flattons de vivre par la fine pointe de l’esprit, mais nous ne sommes au vrai que passion et, dès que l’amour nous fait un signe, nous tournons le dos à la science. L’occasion était unique pourtant de changer en vraie certitude cette foi aux choses invisibles qui a fait l’étude de toute ma vie. Que d’expériences décisives j’aurais pu faire ! quelles lumières nouvelles apporter à mes concitoyens et au monde ! Mais je ne suis qu’un pauvre être de faiblesse et d’amour. J’oubliai tout à fait les nobles ambitions qui m’avaient soutenu jusque-là dans mes recherches, et, au lieu des précieux secrets d’outre-tombe, je ne vous rapporte que la banale aventure de deux cœurs qui se rencontrent, qui se perdent et qui se poursuivent. Qui me dira le temps que j’ai perdu de la sorte à battre éperdument cette multitude, uniquement occupé de rejoindre ma bien-aimée ?

Les cloches de la cathédrale déchaînées soudain me rendirent à moi-même. Il me sembla que je sortais d’un rêve pour rentrer dans la vie réelle. La vie réelle, c’est le mot bizarre et décevant que nous avons coutume d’employer en de pareils cas. Mais l’être de rêve, au milieu de cette foule qui m’environnait, en vérité n’était-ce pas moi ? La pensée au contraire, le mouvement, l’énergie, l’entrain, la vraie vie enfin, était ce flot merveilleux d’activité sereine et puissante qui me ballottait comme une épave insignifiante, inerte, inexistante. On a composé jadis sur le monde invisible un poème que monsieur le Maire connaît sans doute. Un homme traverse le purgatoire — pour ne pas parler des autres cercles de son voyage — et de tous côtés on se presse autour de lui. On veut le voir, on veut l’entendre, on suit avec stupeur l’ombre que seul, parmi tous ces êtres, il projette sur le sol. Parce qu’il respire, parce qu’il est vivant, il maîtrise, il domine tous ces fantômes. Le monde invisible aurait-il changé, ou bien suis-je moi-même un trop chétif personnage ? Toujours est-il que je n’attirais l’attention de personne. Lorsque peu à peu je fus repris par mon ancienne curiosité, ce fut là une des principales difficultés qui paralysèrent mon enquête ; personne ne paraissait même s’apercevoir que je fusse là. Parfois, j’essayais d’arrêter au passage un de ces êtres qui glissaient près de moi, et de lui dire mon nom. Peine perdue. La brise n’écarte pas plus doucement une paille qu’elle rencontre ; la rivière ne rejette pas avec moins d’effort sur ses rives les feuilles mortes qui n’ont même pas fait rider la surface des flots. Ils vivaient tous d’une vie alerte et rapide, très pleine et néanmoins très paisible. Âme endormie et toute passive, j’étais là seul à ne rien faire. Quand vous étiez encore à Semur, auriez-vous interrompu votre travail pour expliquer à un passant oisif le sens de votre vie ? Eux de même. Le fleuve me poussait d’ici et de là. Personne ne s’arrêtait pour écouter mes questions sur les mystères du monde invisible.

Le linceul de brume qui vous dérobait la vue de Semur vous a fait croire que nous restions dans la nuit. C’est une erreur. Vous partis, se leva bientôt une lumière étrange et douce qui ne ressemblait ni à celle du soleil ni à celle de la lune. Et de même les bruits de la vie recommencèrent avec la première sonnerie de nos cloches. D’abord, je ne perçus autour de moi qu’un vague murmure, puis je distinguai des voix, puis enfin des mots. Je ne saurais vous dire quelle langue ils employaient, mais certainement j’arrivais parfois à les comprendre. Voici, par exemple, un de leurs chants, le premier que j’aie pu saisir :

Seigneur, laissez-nous rentrer dans la maison de nos pères. Revoir, revoir, revoir tous nos bien-aimés qui vivent là-bas ! Faibles mortels, ils oublient, ils oublient, ils oublient si vite. Ils nous reconnaîtront quand nous serons là.

D’autres voix continuaient :

Nous voici, nous voici, dans la maison de nos pères. Douce est la maison où nous sommes nés. Nous nous souvenons, ils se souviendront de même. Un mot, un mot de nous et ils comprendront.

Je transpose, comme je peux, ce que j’ai compris de leurs chants, mais ce n’étaient sûrement pas de si pauvres mots. Quant à la musique de ces voix, je renonce à vous la décrire, lente et vive tout à la fois, sereine et suppliante, si différente de la nôtre qui ne prie jamais sans quelque tristesse. Et puis je ne saisissais que des lambeaux de ces cantiques. Au milieu d’une strophe, le sens se perdait pour moi, et de plusieurs de leurs phrases je n’ai entendu que les premiers mots. Je ne recommençais à les suivre que lorsqu’ils parlaient de Semur, de vous, mes amis, et de notre présente aventure. Rien ne m’a été révélé des secrets de ce monde invisible au milieu duquel je tâtonnais comme un voyageur perdu dans un pays dont il ne sait pas la langue. Ils ne m’ont laissé comprendre que ce qui touche aux misères de notre vie mortelle et tout cela, je le savais trop déjà.

Ils furent d’abord tout à la joie de leur retour, tout à l’espérance. Les cloches sonnaient des airs de triomphe. Ils se répétaient les uns aux autres que nos femmes les avaient entendus, les avaient compris et que par elles notre ville serait sauvée. C’est alors que plusieurs d’entre eux allaient et venaient sur le chemin de ronde, en chantant :

Nos frères nous ont oubliés, mais un mot de nous va nous les rendre. Un mot, un mot, et ils comprendront.

Est-il vraiment possible que vous ne les ayez pas entendus ? Une fois, j’étais descendu, tout près de vous, au bord de la rivière et leur musique céleste m’arrivait du haut des remparts :

Par amour pour vous, nous sommes venus du monde invisible. Ne refusez pas, ne refusez pas de croire.

Et vous ne les avez pas même entendus ! Vous étiez là, monsieur le Maire, au bord de la rivière, avec un air de stupeur et d’embarras. Non loin de vous, quelqu’un autre restait longuement la main sur l’oreille, comme pour distinguer une rumeur imperceptible, alors que ces voix vibraient dans le ciel pur, plus éclatantes que toutes nos voix de la terre.

J’entendis alors par la ville comme une traînée de longs soupirs. Il me semblait qu’on allait pleurer : « Ils ne peuvent pas, ils ne veulent pas nous entendre », disait-on, autour de moi. Un silence déçu avait fait place à l’exaltation de tantôt. Les morts peuvent donc souffrir encore ? Ils connaissent, comme nous, la tristesse des désirs trompés, des attentes vaines. Il me semblait bien pourtant que leur tristesse est moins accablante que la nôtre, mais sûrement ils étaient surpris et comme interdits par leur échec : « On nous l’avait bien dit, répétaient-ils, mais nous ne voulions pas le croire. Nos voix ne sont plus comme les leurs. Ils ne peuvent pas nous entendre. Nous sommes venus, nous avons pris leurs maisons, et ils ne savent pas pourquoi. » Tout bouleversé par leur désappointement, je brûlais de les rassurer, de leur dire que moi non plus je ne les avais pas compris d’abord et que, peu à peu, je m’étais fait à leurs voix. L’ai-je dit, m’ont-ils entendu, ou bien ont-ils lu dans mon cœur ? Je ne sais, mais il me sembla qu’on se pressait autour de moi, comme pour ne pas perdre une seule de mes paroles.

Il y eut un moment d’hésitation, puis ils reprirent cœur et se remirent à leur entreprise. Plusieurs allèrent en ambassade jusque parmi vous. Mais vous ne les avez pas entendus. Les cloches sonnèrent encore mais vous n’avez pas su les comprendre. Pour moi, j’allais d’un endroit à l’autre, tant et si bien que l’invisible m’était devenu aussi naturel que le visible. Parfois un vague désir me revenait de leur poser des questions précises : « D’où venez-vous ? quelle est votre vie ? qu’êtes-vous venus faire ici ? » Mais ils n’auraient pas pris garde à de telles questions, et puis je dois dire que moi-même elles me passionnaient de moins en moins. Je n’avais plus qu’un seul désir, celui auquel tous les cœurs autour de moi étaient suspendus : « Ah ! si vous pouviez enfin entendre ! Ah ! si vous pouviez comprendre ! » Ce désir nous absorbait tous, moi comme les autres, car maintenant, malgré l’extrême fatigue que mon pauvre corps éprouvait à les suivre, je ne voulais plus me séparer d’eux.

Un jour, ainsi conduit par cette foule, je me trouvai, monsieur le Maire, sur le pas de votre porte. J’entrai. Ils étaient là en grand nombre, qui me furent soudain presque visibles, et, à la tête desquels je reconnus votre père. Cette vision fut plus rapide qu’un éclair, mais, sans plus rien voir, je pouvais suivre les pensées qui les occupaient. Toujours la même pensée, du reste. Une petite voix, une voix d’enfant, frêle et douce, se leva : « Je suis allé vers lui, mais il ne m’a pas entendue », et la voix de votre père reprit en même temps les mêmes paroles : « Nous sommes allés vers lui, il ne nous a pas entendus. »

D’autres disaient que c’en était assez, que Dieu ne leur avait pas ordonné, mais simplement permis de venir à nous et que, leur entreprise ayant si misérablement échoué, il n’y avait plus qu’à partir.

Leur découragement m’accablait. J’en souffrais pour eux, mais aussi pour moi-même, consterné que j’étais de les trouver presque aussi impuissants que nous. Les seconder, j’aurais tant voulu, mais que suis-je ? un malheureux, un visionnaire dont tout le monde plaisante. Et pourtant je n’y pus tenir : « Envoyez-moi parmi eux, criai-je, je leur dirai vos désirs en termes qu’ils comprendront ! » Mes paroles résonnèrent étrangement dans le silence et la solitude de cette salle, pleine pourtant. Saisi d’une peur nouvelle, je pensai m’évanouir. Mais au moment où je perdais connaissance, la claire vision des êtres qui m’entouraient me fut rendue. Les beaux visages, aux yeux de douceur et de clarté ! Une ombre triste passait sur leurs fronts d’où rayonnait pourtant une béatitude céleste. Cela ne dura qu’une seconde, moins encore sans doute. Une main toute-puissante me poussa hors de la chambre. Je n’étais pas digne de voir pleurer les élus.

Je rentrai chez moi où je trouvai beaucoup de monde, mais, dans ce sanctuaire de mon amour, mon cœur ne vivait plus que pour une seule créature. Je m’assis à la chère place où nous nous étions retrouvés. J’étais exténué, mais tranquille. J’entendis parler près de moi : « Ainsi, nous n’avons pas réussi », disait une voix et une autre lui répondait : « Il fallait bien s’y attendre, puisque Dieu ne nous avait pas dit de venir. » Je ne voyais rien, je savais pourtant que mon père et que ma mère étaient près de moi.

Ils parlèrent longtemps. Quelques jours plus tôt, si j’avais prévu cette rencontre, je me serais promis de tendre mon attention de manière à ne perdre aucune de leurs paroles. Mais non, j’étais comme un enfant qui ne cherche pas à comprendre les paroles qui le bercent, sans curiosité et sans crainte près de la tendresse qui veille sur lui. Un remous, un frisson, un silence soudain de toute la ville me réveilla de cette douce torpeur. Je sortis en hâte pour voir ce qui arrivait. La foule autour de moi se courbait sous le passage, rapide et dominateur, d’un être invisible. Leur maître à tous, sans doute, et dont la voix souveraine m’épouvantait. De ce qu’il proclamait à la foule, je n’ai compris que ces quelques mots : « Même si les morts ressuscitent, ils ne croiront pas. » Mais déjà il n’était plus là. J’entendis un vaste murmure qui ne tarda pas à s’éteindre, puis je perdis connaissance.

Quand je revins à moi, je me trouvai sur les degrés de la cathédrale et environné de silence. Une volonté étrangère à la mienne me fit me lever et me poussa doucement, le long de la Grand’Rue, dans la direction de la porte Saint-Lambert.

J’allais sans hésiter, sans même me demander comment je pourrais sortir de la ville. Arrivé à Saint-Lambert, je ne dis rien et personne non plus ne me parla, mais la porte tourna doucement sur ses gonds, et la même force invisible me poussa dehors. La brise du matin me caressait le visage. Le soleil brillait au-dessus de moi et bientôt je vous retrouvai. Et maintenant j’ai dit tout ce que j’avais à vous dire. Ne m’en demandez pas davantage. Je n’en peux plus, je voudrais dormir. Pensez que je n’ai pris ni repos ni nourriture depuis… ne dites-vous pas qu’il n’y a que trois jours ?


CHAPITRE VI

M. LE MAIRE REPREND SON RÉCIT.


Nous rentrâmes dans la ville par la poterne des piétons qui est près de la porte Saint-Lambert.

Je l’avouerai sans plus de honte, la peur me secouait de la tête aux pieds. Que voulez-vous ? On fait son devoir, tout son devoir, mais après tout on n’est qu’un homme. J’avais peur, mais enfin, j’allais de l’avant. N’est-ce pas assez ? Quant à M. le Curé, il ne desserrait pas les dents. S’il avait peur, lui aussi, il le cachait comme moi. Du reste, sa profession le fait vivre sur la frontière du monde des fantômes. De l’agonie à la mort, de la mort au cimetière, il s’entretient familièrement avec les âmes. Des mois, des années après la mort, il reste en contact avec elles, il croit qu’elles peuvent encore souffrir et que les prières du prêtre leur sont bienfaisantes. Pour moi, je n’en suis pas là et je n’ai pas encore d’idées bien arrêtées sur toutes ces choses. Évidemment tout devient très simple, dès qu’on peut croire sincèrement tout ce que l’Église enseigne. Plus de mystères déconcertants, plus de questions torturantes. La vie d’outre-tombe rejoint naturellement la vie d’ici-bas, et ce qu’ils appellent la communion des saints dénoue l’énigme la plus troublante de ce monde. Mais quand on est réduit comme moi à ses propres lumières, on se trouve souvent dans un embarras inextricable. Rien ne se tient. Tout se contredit, et l’on voit s’évanouir les unes après les autres les frêles philosophies auxquelles on a tâché de s’appuyer, trop heureux si, parmi cet amas de ruines, brille toujours la claire lampe du devoir.

Du chaud soleil que nous respirions tout à l’heure, nous étions rentrés dans le brouillard et dans la nuit. Autour de nous régnait un profond silence. Personne. Qu’était devenue cette foule que je m’aguerrissais à rencontrer, et vers laquelle nous allions, M. le Curé et moi, avec autant de ferveur que d’épouvante. À chaque seconde, à chaque pas, il nous semblait que l’occasion allait surgir de tendre toutes nos forces et de raidir notre sang-froid. Mais non, rien, absolument rien. Tout était parfaitement calme ; aucun bruit ne venait des maisons ouvertes devant lesquelles nous passions. M. le Curé m’a dit depuis qu’il croyait qu’ils étaient là, mais invisibles. Mon impression à moi était toute contraire. De la pression d’une invisible multitude, j’avais déjà fait l’expérience. Eh bien ! non, ce n’était plus du tout la même chose. Je crois vraiment qu’il n’y avait personne. Nous nous étions arrêtés, après une centaine de pas, et, adossés aux murailles, nous inspections les environs. Le brouillard avait fait place à un pâle crépuscule qui nous permettait de voir distinctement toutes choses. J’ai déjà dit que les portes et les fenêtres étaient ouvertes. Une ville endormie fait toujours un spectacle étrange. Mais il plane autour d’elle je ne sais quelle impression de chaleur, de vie latente. On croit entendre la respiration paisible de tout un peuple. Mais aujourd’hui rien de tout cela. Comment vous dire l’effet que produisaient sur nous les portes ouvertes de ces maisons désertées ? Ouvert, l’orgueilleux portail de l’hôtel de Bois-Sombre, si jalousement fermé d’ordinaire. Ouverte aussi, ma maison, et jusqu’à ces fenêtres que ma mère faisait toujours fermer de si bonne heure pour éviter le serein. Une sorte d’horreur me figeait sur le seuil de ma propre demeure, tombe désolée peut-être où gisaient des morts. Ouvertes enfin, les grandes et les petites portes de la cathédrale. Notre ville nous semblait immense, et personne, personne, pas une ombre, pas un bruit. Nous restâmes longtemps immobiles. Que faire ? Je n’avais même pas la force de dire une parole, malgré le flot de sentiments et de pensées qui m’accablait.

La voix de M. le Curé, rompant soudain ce redoutable silence, me glaça de peur. Des spectres n’allaient-ils pas paraître, réveillés par cette interruption sacrilège ? « À quoi bon notre ambassade ? avait-il dit, nous sommes venus pour rien. » Pour rien, pour rien, ces deux mots, renvoyés par mille échos inconnus, retentissaient indéfiniment à nos oreilles. Tout courageux qu’il soit, M. le Curé tremblait comme moi. Instinctivement, nos mains se rapprochèrent et s’étreignirent. J’entendais les battements de son cœur, et il entendait les miens, sans doute. Nous reculâmes de quelques pas, mais pourtant face au danger.

J’avais les lèvres sèches et mes idées battaient la campagne. Cependant, mon silence me faisait honte. « Trop tard, dis-je, effrayé par ma propre voix, est-ce donc trop tard ! Lecamus doit s’être abusé. » Chose étrange, à cette fois, aucun écho ne répondit et ce fut pour nous deux plus effrayant que les résonances indéfinies de tantôt. Il nous semblait que ces êtres, reculant à leur tour devant nous, s’enveloppant, se pelotonnant dans leur silence, attendaient, avec un calme chargé de menaces, l’heure fatale où ils nous donneraient leur réponse.

Nous étions là, au coin de la place, la main dans la main, épaule contre épaule, faibles comme des enfants qui sentent gronder la colère de leur père : je dois dire que M. le Curé paraissait plus calme que moi. Il dardait ses regards dans le vide avec une ardeur de curiosité qui tendait toutes les fibres de son être. Autour de nous, le silence et la solitude se faisaient de seconde en seconde plus épais et plus accablants. N’y tenant plus : « Avançons », lui dis-je, et nous avançâmes, trébuchant à tous les pas. Maintenant nous avions peur de ces maisons vides que nous laissions derrière nous, peur de ceux à qui nous tournions le dos et qui, peut-être, nous guettaient de toutes ces fenêtres béantes. Arrivé devant ma propre maison, j’entrai d’un mouvement mécanique, sans presque me rendre compte de ce que je faisais.

Personne, personne ! je fis avec surprise le tour de ces chambres vides. Il n’y avait personne, tout était à la même place. Je me trompe. Dans la bibliothèque, où de père en fils nous vaquons à nos affaires, quelque chose était changé. Le vieux bureau où mon grand-père aimait à s’asseoir, près duquel il m’a si souvent fait sauter sur ses genoux, et que j’avais relégué au grenier pour le remplacer par un meuble plus moderne, le vieux bureau se carrait maintenant, comme jadis, au beau milieu de la pièce. J’eus un coup au cœur en l’apercevant. Ce n’était rien, mais que ce rien était lourd de sens ! Des tiroirs ouverts s’échappaient de vieilles liasses de papiers que je parcourus fiévreusement, dans l’espoir de trouver quelques mots, quelque message à mon adresse. Il n’y avait rien, rien que cette preuve muette de leur séjour dans la maison. Je ne dis rien de cela à M. le Curé resté en sentinelle sur le seuil de la porte. Enfin j’entrai dans la chambre de ma femme. Son écharpe était jetée sur le lit. Son bracelet, ses boucles d’oreilles attendaient sur le guéridon. On aurait dit qu’elle venait à peine de sortir. Mais chez elle, je ne respirais pas cette sorte d’horreur qui remplissait le reste de la maison. Un frais ruban, quelques bijoux, était-ce de tels riens qu’émanait la calme douceur de cette chambre ? Un coin de cette chambre est pour nous comme un sanctuaire, c’est le panneau où nous avons suspendu le portrait de notre petite Marie. D’ordinaire une broderie exquise voile cette image, car mon Agnès elle-même n’a pas toujours le courage de regarder les traits de cet ange disparu. C’est elle qui l’a cachée de la sorte sous une gerbe de lis qu’elle a brodée elle-même, et nulle autre main que la sienne n’écarte jamais les plis de ce voile. Mais quelqu’un était venu là. L’image de mon enfant me regardait, libre de tout voile, et je vis, au bord du cadre, une branche d’olivier aux feuilles d’argent. Ici, je ne sais plus rien, sinon que je poussai un grand cri, et que je tombai à genoux devant ce présent des anges. Quel étranger aurait-il pu comprendre ce qui se passait alors dans mon cœur ? M. le Curé, un ami, un frère, pourtant, était accouru auprès de moi, blême d’émotion. Il me vit, mais aussitôt il détourna la tête, en étouffant un sanglot. Ni de la terre, ni du ciel, aucun enfant ne l’avait jamais appelé du nom de père. Aucune branche d’olivier, apportée par une petite main infiniment tendre, ne l’attendait dans sa maison.

Je quittai la chambre, en prenant soin de fermer la porte, pour que rien ne fût changé quand ma femme reviendrait. Je pris le bras de M. le Curé et nous descendîmes dans la rue. Dès cet instant, nous étions comme deux frères et cette union nous rendait plus forts. Le silence et le vide nous faisaient moins peur. Nous avions repris chacun notre voix naturelle, bien que, par moments encore, cet éclat nous fît trembler. Étions-nous sûrs de notre délivrance ? Moi, j’avais le cœur en morceaux et je pleurais. Il se montra plus homme que moi.

« Martin Dupin, me dit-il à brûle-pourpoint, c’en est assez. Nous sommes là à nous frapper nous-mêmes, à trembler devant nos ombres. Notre voix même nous fait peur. Assez ! Assez ! Quels qu’aient été ceux qui ont occupé Semur, leur visite est achevée, et ils sont partis.

— Je le crois aussi fis-je d’une voix faible mais Dieu seul le sait. » À ce moment même, quelque chose passa près de moi, un souffle, un rien, quelqu’un pourtant. Je fis un bond de terreur, et je me voilai la face d’une main, pendant que de l’autre je me cramponnais au bras de mon ami. M. le Curé me regarda d’un air sauvage, comme un homme hors de lui. Il tapa du pied sur le pavé. « Mon Dieu ! mon Dieu ! criait-il d’une voix amère, ainsi donc, à moi, rien, absolument rien ne sera révélé. »

De le voir ainsi, lui si maître de lui jusqu’à cette heure, céder enfin à la passion qui le minait et d’entendre de lui un tel cri de révolte, cela me rappela à moi-même. Cette torture, je l’avais lue si souvent dans ses yeux : à lui, prêtre, à lui, serviteur du monde invisible, à lui, presque seul, peut-être, ce mystère restait fermé ! Une immense pitié m’envahit le cœur et me rendit fort.

« Mon frère, lui dis-je, nous sommes tous des malheureux. À quoi nous fier ? Si les cieux s’ouvraient devant nous, serions-nous sûrs que nous ne faisons pas un rêve ? Notre imagination est si puissante ! Mais enfin, pour l’instant, tout nous fait croire qu’il n’y a plus que nous à Semur. Allons, mon ami, c’est vous qui avez soutenu notre courage. Rappelez-vous votre psaume : Lætatus sum. Ne pensez plus qu’à cette joie et conduisez-moi à la cathédrale. » Visiblement, je ne parlais pas de moi-même, car ces idées religieuses me sont moins que familières, mais c’était mon tour de rendre cœur à ce malheureux. Nous traversâmes donc la grande place silencieuse et nous montâmes lentement les degrés de la cathédrale. Sans nous être plus rien dit l’un à l’autre, une même pensée nous conduisait. Il faisait très bon dans notre vieille église. De vagues traînées d’encens flottaient dans l’air et je crus entendre les dernières vibrations de la psalmodie qui s’éteignaient au plus haut des voûtes. Il dit sa messe que je lui servis. Je n’avais obéi qu’à une impulsion de pitié envers un ami ; néanmoins j’eus aussi ma récompense. Il me semblait que j’avais déposé au seuil de l’église le fardeau de mes peines, de mes inquiétudes et de mon angoisse en face du mystère. Les jours de ma petite enfance étaient revenus. Les cierges, le missel, le calice, j’étais l’enfant de chœur d’autrefois, heureux, candide et qui ne connaissait pas le doute. Derrière moi, mon père, agenouillé au premier rang des fidèles, inclinait la tête, pendant l’élévation, avec une piété que rendait plus douce ma présence au pied de l’autel. Jamais depuis ce temps-là je n’avais plus servi la messe et tant de souvenirs m’attendrissaient. Des larmes étouffaient la voix de M. le Curé. À genoux sur les degrés, je pleurais aussi.

Alors un bruit éclata qui fit bondir notre cœur dans notre poitrine. Les cloches de la cathédrale sonnaient, douces d’abord et presque mourantes. On aurait dit les adieux lointains d’une troupe d’exilés ; puis bientôt elles exultèrent, joyeuses, triomphantes, comme les cloches de Pâques, et balayant de leurs vibrations victorieuses la désolation qui pesait encore sur la ville. Pour moi, je ne songeai pas à résister à cette merveilleuse influence. L’atroce cauchemar avait disparu, faisant place à l’illusion la plus délicieuse. Petit enfant au beau surplis, je servais la messe, mes parents bien-aimés priaient à genoux derrière moi, et du haut du ciel le bon Dieu nous souriait.

Nous sortîmes de la cathédrale, accompagnés par le dernier murmure des cloches. Au pâle crépuscule de tout à l’heure avait succédé la lumière d’un beau matin. Bras dessus, bras dessous et sans rien nous dire, nous prîmes le chemin de la porte Saint-Lambert, pressés de dire à nos amis que Semur leur était rendu.

Je dois noter ici un incident minime qui ne laissa pas d’avoir des suites assez importantes. Comme nous passions devant l’hôpital Saint-Jean, nous entendîmes distinctement une plainte impatiente qui venait de l’intérieur. Cette voix faillit un instant renouveler nos terreurs disparues, mais rien qu’un instant. Non, ce n’était pas là la voix d’un fantôme. La grave figure de M. le Curé s’éclaira d’un sourire et moi-même je me vis sur le point de rire aux éclats, à cette brusque rencontre du réel détonant soudain et rompant le dernier charme de l’invisible. Libres désormais de toute obsession, nous entrâmes dans l’hôpital sans plus de peur que si rien d’anormal ne s’était passé parmi nous. Dans un petit retrait qu’un rideau séparait du grand dortoir, un malade s’agitait sur son lit.

« C’est M. le Maire, dit-il en nous apercevant. À la bonne heure ! J’avais précisément à déposer une réclamation contre les religieuses. La nuit venue, elles courent s’amuser ailleurs et plantent là les pauvres malades. Elles savaient bien, hier au soir, que je ne dormirais pas. Croyez-vous qu’elles aient songé à me donner un calmant ou à me tenir compagnie ? Allons donc, ce qu’elles s’en moquent ! et aujourd’hui, il est grand matin, on ne les a pas encore vues. »

Je lui dis quelques mots de compassion qui sans doute lui parurent un peu exagérés, car il ajouta aussitôt.

« Ce n’est pas que je veuille me plaindre d’elles, quoique les religieuses se soient un peu relâchées dans ces derniers temps. Et puis, je les aime mieux que les infirmières qu’il est question de faire venir. Après tout, pour une nuit qu’elles m’ont laissé, je ne voudrais pas faire d’éclat… mais diable, monsieur le Maire, ces cloches, ces maudites cloches qui ne veulent pas s’arrêter. Elles m’ont mis la tête en marmelade. Le moyen de dormir avec ce vacarme dans les oreilles ! »

Nous nous regardâmes, M. le Curé et moi en souriant. Ces chères cloches, qui nous avaient rendu la joie en sonnant notre délivrance, avaient empêché ce pauvre garçon de dormir ! Elles s’étaient tues maintenant, et pour la première fois depuis ces terribles jours, la grande horloge sonna l’heure. Un dernier nuage, un lambeau de brouillard peut-être, s’évanouissait dans le ciel. Semur ressuscitait dans le soleil de midi.


CHAPITRE VII

NOTES SUPPLÉMENTAIRES DE M. LE COMTE DE BOIS-SOMBRE.


Quelque chose me serrait le cœur quand je vis Martin Dupin disparaître dans le brouillard. Bien que nous n’appartenions pas au même monde, il est de mes amis. Sa famille, d’ailleurs, est des plus respectables. Et puis quel brave homme ! Depuis trois jours, il s’est conduit en véritable héros. Il m’a choisi pour tenir sa place. À la vérité, jusqu’ici je n’ai jamais voulu prendre la moindre part aux affaires de la commune. Abstention, c’est ma devise, aussi longtemps que durera l’affreux régime qui nous mène à la perdition. Mais, quand l’occasion est grave, je ne suis pas homme à me laisser arrêter par mes scrupules. Martin a-t-il eu raison d’écouter les avis de cet âne de Paul Lecamus ? — un visionnaire ! — je n’en sais rien. J’ai laissé faire. Un jour de plus, et j’aurais proposé de donner l’assaut à la ville. Je ne voudrais pas manquer de respect à nos ancêtres, mais enfin ils ne devraient pas abuser de leur position. Je ne me suis montré ni plus ni moins brave que les autres, mais je commençais à en avoir par-dessus les yeux. Trois jours et trois nuits à prendre racine devant ce rempart, loin de Mme de Bois-Sombre et de mes enfants, heureusement recueillis — j’ai hâte de le dire — dans la maison de campagne de ce bon Dupin ; pour en finir, j’étais prêt à tout. Bref, je n’ai pas été trop fâché de la décision prise, et puisque aussi bien on ne me demandait aucune promesse d’adhésion à la République, j’acceptai de remplacer mon ami Martin auprès des gens de Semur. Quant à l’écharpe municipale que cet excellent homme proposait de me passer, je n’en voulus pas. En bourgeois qu’il est, il attache une valeur religieuse à ce chiffon tricolore. Je n’en avais nul besoin et il aurait trop souffert de s’en défaire.

Je pris la tête du cortège qui accompagnait nos deux ambassadeurs. La porte Saint-Lambert n’était pas visible, et nous nous arrêtâmes prudemment à une certaine distance de l’endroit où nous conjecturions qu’elle devait être. Là nous leur dîmes adieu, non sans émotion, et ils disparurent dans les ténèbres. Jusqu’à la dernière minute, je me demandai s’ils pourraient entrer dans la ville. Mais, lorsque je dus me rendre à l’évidence, la pensée du danger qui les menaçait peut-être me bouleversa, et, ne voulant plus être complice d’une telle catastrophe, je poussai un grand cri pour les rappeler.

Ils n’étaient pas seuls sur la pente de cet abîme et c’est là ce qui redoublait étrangement le poids de ma responsabilité et de mon angoisse. Mme Dupin de la Clairière — cette femme si comme il faut et d’une distinction si rare — s’était glissée, avec un dévouement pathétique, sur les pas de son mari, et elle aussi nous la voyions s’engager dans les ténèbres maudites. Le pauvre Dupin ne l’avait pas vue, absorbé qu’il était par l’horreur de son entreprise et par les efforts désespérés qu’il faisait pour ne pas faiblir. Allait-elle entrer avec eux ? Les femmes sont capables de tout. Par bonheur, cette même force dont nous avions tous fait l’expérience la cloua bientôt sur place.

Elle s’arrêta soudain toute douloureuse, mais divinement calme. Elle agita ses bras en signe d’adieu, puis, sans revenir à nous, elle s’assit tranquillement sur la route, à l’extrême limite du cercle fatal. Et ce fut un soulagement de la voir là, si paisible, à la frontière du mystère, entre la ville des morts et nous.

Mais tant d’émotions nous avaient brisés. Que faire pour arrêter la réaction inévitable qui allait suivre et dont je sentais autour de moi des symptômes trop évidents. Après cette brusque poussée d’espérance, le découragement revenait dans tous les cœurs. Que faire ? Les distraire, en organisant de nouveau le service des patrouilles, il n’y fallait pas songer. Dupin s’y était obstiné avec l’entêtement machinal des bourgeois de France, toujours prêts à recommencer indéfiniment la même besogne vaine pour se persuader à eux-mêmes qu’ils font quelque chose. Mais je ne suis pas taillé sur ce patron-là. Mieux vaut se croiser les bras que de faire gravement des riens. Ah ! le digne homme nous avait laissés dans un fameux pétrin ! Déjà la débandade commençait. Plus saoul que jamais, Jacques Richard invitait tout le monde à le suivre au cabaret. « Allons boire, criait-il, à la santé de M. le Maire et au succès de son ambassade auprès de messieurs les morts. »

Nombre de Semurois faisaient allègrement mine de le suivre, oubliant leurs terreurs et les menaces qui restaient suspendues sur nos têtes. C’était plus que je n’en pouvais tolérer. Notre commissaire de police avait disparu dès le premier jour, digne fonctionnaire du présent régime. J’avisai, dans la foule, un employé de l’octroi. « Riou, lui dis-je, arrêtez cet individu et tenez-le, sous la tente, dans l’impossibilité de nuire. Que deux hommes montent la garde près de lui. » Ensuite j’envoyai un messager à la Clairière pour annoncer aux religieuses de Saint-Jean la décision qui avait été prise au sujet de l’hôpital et pour leur demander de nous revenir au plus vite. Quel que dût être le résultat de l’ambassade de Martin, il nous serait bon d’avoir ces saintes femmes avec nous. « Et maintenant, ajoutai-je, libre à chacun de vous de prendre un peu de repos, mais pas d’attroupements, pas de tapage. Rappelez-vous que votre maire m’a confié ses pouvoirs et que vous avez ratifié sa décision. » J’avoue que je me mordis les lèvres en disant ces derniers mots. Qu’avais-je besoin de leur consentement pour les commander ! Mais, sous cette République, les plus sincères doivent mentir.

On m’obéit sans résistance. Ces pauvres gens ne demandaient qu’à dormir. Moi-même qui n’avais pas fermé l’œil depuis vingt-quatre heures, j’eus beaucoup de peine à ne pas me laisser aller au sommeil.

Je marchais de long en large, en me secouant de mon mieux. Tous mes hommes étaient étendus sous les arbres ou à l’ombre des buissons. Là-bas, sur la route, disparaissait la petite bande que j’avais envoyée à la Clairière, et, devant moi, à deux doigts du rideau de brouillard, toujours assise à la même place, la sainte Mme Dupin priait sans doute pour son mari. Les yeux lourds et la tête tombante, je m’appuyai un instant contre un arbre et j’allais, malgré moi, m’assoupir aussi quand la pensée me vint que j’avais eu tort d’envoyer Jacques Richard sous la tente où nous avions laissé Lecamus. Je me dirigeai donc de ce côté pour m’assurer que ce pauvre visionnaire n’avait pas trop à souffrir d’une aussi détestable compagnie. Justement, Lecamus sortait de la tente, hâve, tremblant, l’œil fixe comme toujours. Il tenait à la main quelques feuilles volantes, sans doute le rapport que Dupin l’avait prié de faire.

« Monsieur, me dit-il avec une légère irritation qui me parut bien pardonnable, je sais que je n’ai jamais eu à me louer de vous, mais, tout de même, vous auriez bien pu ne pas m’envoyer cet ivrogne. J’avais déjà assez de peine, dans mon extrême faiblesse, à satisfaire le désir de M. le Maire.

— Mon bon monsieur Lecamus, lui dis-je, vous faites trop d’honneur à ma mémoire. En vérité, je ne pensais plus à vous ni à la mission que Dupin vous a confiée. Veuillez donc accepter toutes mes excuses. Quant au mauvais vouloir dont j’aurais fait preuve vis-à-vis de vous, laissez-moi vous dire que je suis quelque peu surpris qu’un homme aussi privilégié que vous fasse attention à de pareilles vétilles. »

Soit dit entre nous, je n’étais pas fâché de rabrouer le personnage. Visionnaire et anarchiste, c’est tout un, et je n’aime pas ces gens-là. Mais sa faiblesse me fit honte. Sans répondre à mes railleries, il promena autour de lui un regard de détresse. « Où puis-je me mettre ? » disait-il. Puis, apercevant Mme Dupin immobile sur la route : « Ah ! près d’elle », fît-il. Le pauvre homme faisait mal à voir. Ses yeux sortaient de leur orbite, sa face était blême et il secouait, d’une main convulsive, les feuilles de son rapport. J’étais navré d’avoir ajouté inconsidérément à tant de misère.

« Monsieur, lui dis-je, pardonnez-moi mon étourderie, je vais vous débarrasser de cet ivrogne. Restez ici et vous y serez beaucoup, beaucoup mieux.

— Non, me dit-il, c’est là qu’il faut que j’aille. »

Et son doigt me montrait Mme Dupin. Une plaisanterie me vint aux lèvres. J’allais lui dire qu’il connaissait les bons endroits, mais je me retins à propos et le laissai partir. Il mit un siècle à franchir ce court passage ; exténué comme il était, à chaque pas il me semblait qu’il allait mourir. Je respirai librement quand je le vis enfin arrivé au but.

Le brouillard commençait-il à se dissiper ? je ne sais, mais je croyais distinguer la porte Saint-Lambert. La jolie figure de Mme Dupin se dessinait nettement sur la muraille. Couché aux pieds de cette femme charmante, Lecamus défendait ses papiers contre la brise. C’est la dernière chose que je me rappelle. J’ai dû perdre conscience à ce moment-là.


CHAPITRE VIII

EXTRAIT DES SOUVENIRS DE Mme DUPIN
DE LA CLAIRIÈRE, NÉE DE CHAMPFLEURY.


J’accompagnai mon mari jusqu’à la porte de la ville. Ne voulant pas le distraire de sa mission, j’étouffai si bien mes pas qu’il n’a pas su que je le suivais. Mais tout mon cœur était là près de lui, pour le soutenir. Tourmentée de le voir partir, j’aurais souffert plus encore si l’on avait choisi un autre que lui. Lui ou moi, j’aurais tant voulu que ce fût moi, même et surtout s’il avait fallu une victime pour apaiser la colère des morts. Mais je ne croyais pas à leur colère. Ils ne nous veulent que du bien. Enfin, mieux vaut peut-être qu’une femme n’ait pas été choisie pour cette ambassade. On n’aurait pas voulu croire à celle de nous qui serait revenue avec la réponse des morts. Quand nous parlons des choses invisibles, les hommes nous prennent pour des hystériques. Je n’ai jamais bien compris pourquoi.

Je me glissai donc derrière mon mari, prête à le suivre jusqu’au bout. Mais ce bonheur me fut refusé ; une force invisible m’arrêta brusquement à quelques pas de la ville, et j’entendis le bruit de la porte qui se refermait sur lui. Une grande douceur se mêlait à mon angoisse. C’était par lui que notre ville serait sauvée. Je restai donc là pour l’attendre, repassant dans mon esprit les événements de ces derniers jours et suppliant le bon Dieu de mettre un terme à notre épreuve.

Car, nous aussi, nous avions eu beaucoup à souffrir pendant les trois jours que nous venions de passer à la Clairière. Nous vivions dans une inquiétude incessante au sujet de nos maris qui s’obstinaient à ne pas comprendre la leçon, pourtant si claire, que la Providence nous avait donnée et qui par là appelleraient peut-être sur eux de nouveaux malheurs. Grâce à Dieu, nous avions trop à faire pour nous abandonner à l’obsession de cette épouvante. La Clairière n’est qu’une petite maison de campagne — rien d’un château — et il nous fallait y installer plusieurs familles. Notre premier soin fut pour les enfants que ces vacances improvisées avaient mis en fête. Les pauvres petits s’étaient emparés du jardin et leurs mères se cachaient souvent pour ne pas entendre leurs cris de joie ; Agathe de Bois-Sombre surtout, qui est portée, plus que moi, aux idées noires. Quant aux pauvres femmes que nous avions recueillies, quelques-unes — oh ! pas beaucoup — nous causèrent quelque ennui. Elles se mettaient à l’aise dans les fauteuils du salon, se couchaient sur le divan, prenaient leur part du goûter préparé pour les enfants et ne songeaient d’aucune façon à travailler avec nous. Elles aussi, les pauvres créatures se croyaient en vacance et déjà elles avaient tout oublié. Ma belle-mère indignée, parlait à chaque instant de les mettre à la porte, elles et leurs enfants. J’avais bien du mal à la calmer. Elle est très bonne, mais elle ne peut souffrir les paresseux. Elle me gronda aussi d’avoir donné ma chambre aux malades. « Si tu ne la gardes pas pour toi, me disait-elle, offre-la du moins aux Bois-Sombre. La chambre de Martin n’est pas faite pour ces pauvresses. » Il me semblait, au contraire que nous devions leur donner ce que nous avions de mieux et que cette bonne œuvre nous mériterait peut-être la conversion de mon mari. Je le dis à ma belle-mère et cette pensée la fit pleurer. Car c’est notre gros chagrin à toutes les deux, de sentir que Martin n’a pas sur la religion les mêmes idées que nous.

Des enfants dans tous les coins, ma chambre transformée en hôpital, la maison pleine de femmes affolées et inactives, des provisions à porter à nos maris, on voit que la besogne ne manquait pas. On se fait si vite à ces choses ! Sans l’angoisse qui nous martelait le cœur, nous aurions vécu gaiement au milieu de ce branle-bas. Mais nous ne pouvions nous tenir d’aller sans cesse prendre des nouvelles et de chacune de nos visites nous revenions plus consternées. La nuit venue, on se relayait sur une petite colline d’où l’on commande Semur, pour voir si rien de nouveau ne se produisait. Agathe de Bois-Sombre, nos enfants à toutes les deux et moi nous avions pris une petite chambre, près des combles. Cette pauvre Agathe passait son temps à prier et à pleurer, mais malgré toute sa dévotion, elle n’avait plus de courage. Elle s’imaginait que notre épreuve allait durer jusqu’à la fin du monde ; elle écrivait à son mari de l’emmener ailleurs et de renoncer à Semur. Elle est faite ainsi. Rien ne lui a jamais manqué et la moindre contrariété l’accable. Pour moi, j’ai bien connu les privations de tous genres dans mon enfance, car mes parents n’étaient pas riches et je n’ai pas grand mérite à souffrir sans trop me plaindre.

La dernière nuit que je passai à la Clairière, la mère Julie vint nous réveiller en sursaut. Elle avait vu, disait-elle, une procession d’anges envoyés du ciel pour nous reconduire à Semur. En un clin d’œil tout le monde fut sens dessus dessous. Ils ne savent donc pas comment viennent les anges voletant près de nous dans la nuit, invisibles, et si légers et parlant si doucement qu’on se demande si on n’est pas le jouet d’un rêve ? Ils ne viennent pas en procession, mais un à un seulement et ils ne se laissent voir qu’au fond de l’âme. C’est ce que j’essayai de dire à mes amis, mais on ne voulait pas m’entendre. Agathe elle-même était ravie de cette vision.

Quand le jour se fut levé, je pris une corbeille de provisions et je descendis vers la ville. L’idée m’était venue de pénétrer comme je pourrais jusque dans Semur, et de supplier nos morts d’avoir enfin pitié de notre misère. Et j’aurais réussi peut-être, si j’avais eu la force de garder mon dessein pour moi seule et de n’en rien dire à mon mari. Mais comment l’aurais-je fait ? Hélas ! maintenant tout est changé. C’est lui qui est parti pour cette ambassade. Il en était plus digne que moi. Sans cela, le bon Dieu l’aurait-il choisi, le bon Dieu qui connaît tous nos secrets, et qui, malgré les apparences, trouve sans doute, dans le cœur de mon mari plus de vraie religion que dans le mien ? Il y a des choses qui me troublent. Mon mari est le plus honnête homme de Semur, et tant d’autres que je sais moins bons que lui, font profession de croire et vont à la messe ! Et pourtant, vous voyez bien que le bon Dieu l’a choisi de préférence, lui et M. le Curé, un saint homme, s’il en fut jamais.

Il est parti. Que se passe-t-il maintenant entre lui et ces êtres qui n’ont pas besoin d’entendre nos paroles pour deviner nos plus intimes pensées ? Oh ! rien de terrible. C’est une âme si droite et si noble. Moi, j’ai mille folies dans le cœur, mais lui ! Je pleure en y pensant, mais des larmes de confiance et de joie. Ma petite Marie, ma petite sainte, peut lire dans le cœur de son père, ce qu’elle y verra, je le sais, ne troublera pas ses yeux d’ange.

Je restais ainsi dans une rêverie très douce, attendant sans inquiétude notre salut qui ne pouvait plus tarder. Tout dormait autour de moi et je me rappelai le psaume : « La grâce viendra à mes bien-aimés pendant leur sommeil. » C’est si vrai, mais il est vrai aussi que ceux dont Dieu veut faire les instruments de sa grâce ne doivent pas s’endormir. Peu à peu tout bruit avait cessé dans le camp. Seul M. de Bois-Sombre était resté debout. Puis je crus apercevoir la silhouette de M. Paul Lecamus. C’était bien lui. Il se dirigeait lentement de mon côté. Le pauvre homme, j’ai eu tant de pitié pour lui depuis la mort de sa femme ! Il n’a pas d’enfants. Rien ne le rattache à la vie et je ne puis vous dire la désolation de ses grands yeux vides.

Il s’assit tout près de moi, sans une parole. Il avait l’air d’un agonisant.

« Monsieur Lecamus, lui dis-je, vous êtes trop fatigué pour rester ici. Laissez-moi vous conduire quelque part ailleurs où vous seriez mieux.

— C’est vrai, madame, me répondit-il ; cette pierre est un peu dure, mais le soleil me fait du bien. Et puis, quand j’aurai écrit ce que M. le Maire m’a demandé, ce sera fini. Je n’aurai plus besoin de rien. »

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Je lui demandai de me laisser l’aider un peu. Mais il secoua la tête, cette pauvre tête couleur de cendres, aux yeux ravagés. « Mille mercis, madame, me dit-il avec un sourire, vous êtes si bonne ; mais, quand j’aurai fini ma tâche, je serai tout à fait bien.

— Mais, monsieur Lecamus, je suis sûre que mon mari, que M. le Maire, n’a pas eu l’intention de tant vous presser.

— Non, dit-il, ce n’est pas lui qui me presse, c’est moi. Quel autre que moi pourrait écrire ce qu’il me faut écrire ? Je dois le faire pendant qu’il est encore jour.

— Oh ! mais alors, vous avez le temps. Il est encore loin de midi. Venez donc avec moi à la Clairière. Nous aurons bien soin de vous et vous reprendrez vos forces. »

Il secoua la tête. « Vous êtes déjà assez occupées à la Clairière », fit-il. Et, prenant son crayon, il se mit à écrire. Après un peu de temps, comme il s’arrêtait, je me hasardai à lui parler de nouveau.

« Monsieur Lecamus, ceux qui sont à Semur, est-ce bien, en vérité, ceux… ceux que nous avons connus ? »

Il tourna sur moi ses yeux vides : « Est-ce bien madame Dupin, me dit-il, qui peut me faire cette question ?

— Non, non, répondis-je vivement, vous avez raison. Je les ai vus, je les ai entendus. Et cependant, que voulez-vous, un peu après, on n’ose plus y croire, on se demande : n’était-ce pas un rêve ?

— C’est bien là ce qui me fait peur. Moi aussi, malgré tout ce qui m’est arrivé, si je continuais de vivre, je me demanderais comme vous : n’est-ce pas un rêve ?

— Monsieur Lecamus, pardonnez-moi si je vous fais de la peine, mais elle, l’avez-vous vue ?

— Non. Voir ? qu’est-ce que voir ? Et nos yeux de chair voient si peu de chose ! Mais, par bonheur, nous n’avons pas que nos yeux. Elle était avec moi, tout près de moi, plus près encore qu’autrefois. » Un éclair étrange passa dans ses prunelles creuses. « Voir n’est pas tout, madame.

— Non, monsieur Lecamus, j’ai entendu la chère voix de ma petite Marie. »

Il me corrigea brusquement : « Entendre non plus n’est pas tout. Elle ne m’a pas parlé, mais elle était là. À quoi bon parler quand le cœur de l’un se déverse dans celui de l’autre. Mais cela n’a duré qu’une seconde, madame, moins qu’une seconde. »

Je lui tendis la main, impuissante à lui dire ce qui m’étouffait. Quoi donc ? était-ce possible qu’elle fût partie si vite, qu’elle l’ait laissé, lui si faible, si désolé et si seul ? Il continuait lentement :

« Rien qu’une petite seconde. J’ai entendu d’autres voix, mais pas la sienne, et je crois vraiment que j’aime mieux cela. J’aime mieux ne pas la voir, ne pas l’entendre, jusqu’à ce que……

— Oh ! monsieur Lecamus, lui dis-je, je suis moins sainte que vous. Les voir, les entendre, je le voudrais tant.

— Non, chère madame, non, jusqu’à ce que… mais le temps presse. Ils viennent, ils viennent, je dois achever ma tâche. »

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, mais je ne lui posai plus de questions. Tout était merveilleusement calme autour de nous et je me sentais couler doucement dans cette immense quiétude. Me suis-je endormie ? je ne sais, mais j’ai fait un rêve. Cette enfant qui était là près de moi, pourquoi me cachait-elle son visage ? Ses yeux, ses traits, je cherchais en vain à la saisir, à la reconnaître. Enfin, enfin, elle se laissa voir dans une longue caresse. Vous n’avez pas besoin que je vous dise son nom.

Et moi, je criais à Dieu qu’il avait bien fait de me l’enlever, et que pour cette minute d’extase, je donnerais toutes les joies de ma vie. Était-ce un rêve ? La vision passa trop vite. Bientôt je me retrouvai appuyée contre le mur et le soleil dans les yeux. Une main était sur la mienne. Mon mari, mon enfant, peut-être. Non, c’était M. Lecamus. Il était là toujours près de moi, les nerfs raidis par une tension suprême, les yeux — des yeux de flamme — fixés dans les airs, très haut au-dessus de nos têtes, et il m’étreignait douloureusement le bras de sa main crispée. Ces quelques secondes me parurent infiniment longues, tant j’avais peur. « Écoutez, me disait-il d’une voix de plus en plus forte et bientôt triomphante, écoutez, ils arrivent. Les voici. » À ce moment même, les cloches de la cathédrale se mirent à sonner, joyeuses comme au jour de Pâques. D’un seul bond, tous ceux qui dormaient là-bas se levèrent, mais j’eus à peine le temps de les voir. Un poids glacé pesait sur mon bras. S’appuyant à moi des deux mains, M. Lecamus se dressait péniblement sur ses jambes tremblantes. Je poussai un grand cri. Sa figure était toute changée, souriante maintenant et baignée dans une lumière ineffable. Ses lèvres murmuraient je ne sais quelles paroles. Il mourut ainsi debout, les bras levés au ciel, puis il retomba sur le sol. Alors, il me sembla qu’une immense multitude en marche passait près de moi et m’écartait doucement. Une voix m’appelait : « Adieu, ma sœur », disait-elle, « ma sœur, ma sœur », c’est un autre mot que j’aurais voulu entendre. Pourquoi ma petite Marie ne m’a-t-elle pas dit adieu ? C’est là tout ce que je me rappelle. J’ai dû perdre connaissance à ce moment-là.


CHAPITRE IX

RÉCIT DE Mme Vve DUPIN, NÉE LEPELLETIER


Désirant laisser dans les archives de Semur un procès-verbal aussi complet que possible des miraculeux événements de ces derniers jours, mon fils m’a priée de prendre la plume à mon tour et de rédiger mes propres souvenirs de cette aventure. Je ne me suis pas décidée sans peine à le satisfaire, d’abord parce que j’ai eu trop à faire dans ma vie pour m’exercer à écrire, ensuite et surtout parce que sur certains points importants, mon fils et moi nous ne sommes pas d’accord. Je sais mieux que personne la haute valeur de mon fils, mais les préjugés aveuglent les hommes les plus sages et c’est ainsi que Martin s’est obstinément, et contre l’évidence même, refusé jusqu’ici à reconnaître que la Providence, en nous envoyant ce fléau, n’avait eu pour but que de châtier la faute commise contre les sœurs de l’hôpital Saint-Jean par le maire et les conseillers municipaux de Semur. Est-il possible qu’un homme aussi excellent, s’entête de la sorte dans un esprit d’indépendance et de révolte, ne veuille pas entendre parler, même à l’heure où j’écris ces lignes, de réparer l’outrage commis contre les bonnes sœurs ? Je me hâte d’ajouter que cela a été néanmoins une bénédiction pour la ville que d’avoir mon fils à sa tête, en d’aussi graves circonstances. Quel autre que lui aurait gardé son sang-froid, aurait pourvu aux besoins de tous ? Quel autre aurait eu le courage de rentrer, comme il l’a fait, dans Semur et, l’épreuve terminée, de reconnaître solennellement et sans ombre de respect humain ce que nous devions au bon Dieu ? Je ne le dis pas parce que je suis sa mère, mais vraiment c’est une âme généreuse et un cœur d’or.

Pour moi, je sentais depuis longtemps que l’heure de la vengeance divine était proche. Les hommes ne pensaient plus qu’à l’argent et au plaisir, les femmes qu’à la toilette. Plus de respect, plus de décence chez les domestiques — j’en ai changé assez souvent pour le dire — plus d’honnêteté chez les marchands. Inutile de parler de la religion. Il n’y en a plus parmi nous. À certains jours de fête, nous étions juste quatre personnes à la messe, quatre femmes, bien entendu. Je l’avais dit bien souvent : c’était là plus qu’il n’en fallait pour faire sortir les morts de leurs tombes… Hélas ! hélas ! ils en sont sortis.

Bien qu’il m’en coûte extrêmement, je dois reconnaître que je ne suis pas de celles qui les ont vus. Je me suis demandé souvent pourquoi cette faveur m’était refusée. Jamais il ne m’est arrivé, même en rêve, de revoir ceux que j’ai perdus. Il me semble pourtant que je les ai aimés avec autant de cœur que les autres. Je les ai soignés, je suis restée seule jusqu’à la dernière minute, auprès de leur lit de mort. C’est moi qui ai fermé leurs paupières. Mon Dieu, mon Dieu, que de fois j’ai vidé cette coupe jusqu’à la lie ! Et cependant, jamais, jamais, il ne m’a été donné ni de les voir, ni de les entendre. Hélas ! puisque Dieu ne l’a pas voulu, que sa volonté soit bénie ! Agnès, ma belle-fille, est une bonne créature. Je n’ai rien à dire contre elle, et si, par moments, mon cœur se révolte à la pensée que ses yeux sont ouverts à elle, pendant que les miens restent fermés, Dieu m’est témoin que je ne songe pas à me plaindre. Après tout, faute d’autres privilèges, j’ai celui d’être à la hauteur de tout mon devoir. Comme M. le Curé le remarque très justement, aucune faveur ne vaut celle-là. Grâce à Dieu, je suis assurée que Martin n’a pas à rougir de sa mère.

Je dois avouer aussi que je ne me suis pas résignée sans beaucoup de répugnance à me séparer de mon fils pour me rendre à la Clairière. Je n’ai que lui au monde. Il est ma joie, mon orgueil et ma vie. Comment pouvais-je consentir à l’abandonner dans une telle détresse pour donner mes soins à toutes ces femmes qui ne me sont rien ? Et puis, j’espérais quand même, qu’à force de tendre l’oreille vers Semur, je finirais, moi aussi comme tant d’autres qui ne sont pas meilleurs que moi, par entendre ces voix qui, disait-on, venaient de la ville. Mais quand je vis l’affolement de ces pauvres êtres, et que tout ce monde n’avait plus de confiance que dans le courage et la résolution de mon fils, j’eus honte d’hésiter ainsi devant le sacrifice que Martin me demandait. Près de moi, une pauvresse consolait ses petits en leur disant qu’on allait partir pour la belle campagne de M. le Maire. Les petits ne pleuraient plus, ils battaient des mains en criant : « Allons, allons vite chez M. le Maire. » Cette vue acheva de me décider, je ramassai toutes mes forces et je suivis le cortège qui déjà se mettait en route. Mais laisser mon fils seul en présence du ciel courroucé, non, jamais de ma vie je n’ai tant souffert. Qu’importe ? Comme lui, j’avais un devoir à remplir et je ne voulais pas qu’il eût honte de sa mère.

Je puis bien dire que sans moi la petite troupe ne serait jamais arrivée jusqu’à la Clairière. À chaque pas, je croyais qu’ils allaient rebrousser chemin. Bientôt gagnés par le découragement de leurs mères, les petits enfants avaient perdu leur entrain. Pour moi, quand j’ai pris une résolution, je vais droit au but, coûte que coûte ; mais les femmes d’aujourd’hui n’ont plus de courage. Elles s’égrenaient sur la route et restaient là, immobiles à pleurer et à regarder indéfiniment du côté de Semur. J’allais et venais d’un groupe à l’autre, essayant de les secouer. Agnès elle-même me donnait du souci. Je ne crois pas être injuste envers Mme Martin. En vérité, c’est une sainte. Mais, avec ces natures enthousiastes, quand la première exaltation est passée, la faiblesse reprend le dessus. Elle s’était mise allègrement en route, légère comme une jeune fille, et entraînant tout le monde derrière elle. Mais bientôt, elle ralentit le pas comme les autres. Elle souriait toujours, mais ses larmes l’étouffaient. « Courage, ma fille, lui criai-je, courage ! encore un effort et nous arrivons. Pense au travail qu’il nous faudra faire, quand nous serons là. Où logerons-nous tout ce monde ? Enfin, nous verrons bien. On pourra mettre plusieurs lits dans la grande chambre où est mort mon pauvre mari. — Mère, me dit-elle, en serrant ma main sur son cœur, il n’est pas mort, il est à Semur. » Que Dieu me pardonne, mais, en entendant ces paroles, un frisson de colère me secoua de la tête aux pieds. Elle l’avait donc vu, elle, et moi je n’avais rien vu. Je lui répondis sèchement qu’il me suffisait à moi de savoir que mon pauvre mari était au ciel et que j’offrirais à ces pauvres gens la chambre où personne n’avait plus couché depuis sa mort. Le reste du voyage fut affreux. La plainte des enfants ne s’arrêtait pas, moins pénible cependant pour nous que la désolation muette des femmes. Lorsque enfin nous arrivâmes à la Clairière, je n’en pouvais plus. Mes vieilles jambes qui ont perdu l’habitude des longues promenades pliaient sous moi. Mais je n’avais pas le droit de me reposer. Le plus dur de notre besogne restait à faire. Agnès courait déjà par la maison, ouvrant portes et fenêtres, légère comme un oiseau. En vérité, elle est étonnante. Si pâle, si fragile, on croirait qu’elle va tomber au moindre effort. Mais ses nerfs la soutiennent. Après cette terrible matinée, elle ne semblait même pas avoir besoin de repos.

Cependant, la vieille Léontine qui garde la maison pendant notre absence, contemplait cette invasion avec des yeux atterrés. « Mais, madame, me disait-elle, en me suivant hors d’haleine, mais, madame », et se retournant vers les autres femmes : « Allez-vous-en, allez-vous-en ; attendez qu’on vous dise de monter » ; puis, me tirant par la robe : « Madame, madame, qu’est-ce qui arrive ? Voilà que Mme Martin installe cette vermine dans les plus belles chambres. Heureusement, madame est ici et tout va rentrer dans l’ordre. — Tais-toi, ma bonne Léontine, lui répondis-je, et laisse-nous faire. Je t’expliquerai plus tard. Les gens de Semur ont quitté la ville. Il faut qu’ils logent chez nous. » Elle laissa tomber son trousseau de clefs. Vingt-quatre heures après, elle n’était pas encore revenue de sa surprise. Avouez qu’il y avait de quoi. Sans rien faire, elle me suivait de chambre en chambre, grommelant entre ses dents : « Mme Martin, tout est possible, avec son imagination, mais je n’aurais jamais cru ça de madame. »

Comment nous avons réussi à loger tout ce monde, soit dans la maison même, soit dans la ferme, les greniers et quelques masures du voisinage ; comment nous avons pu les nourrir et trouver encore assez de provisions pour les hommes que nous avions laissés devant Semur, ne me le demandez pas. Toujours est-il que personne n’eut à souffrir de la faim, et que, le soir venu, tout le monde put se coucher à l’abri du serein. Les enfants qui avaient bien vite cessé de pleurer et qui avaient gambadé tout l’après-midi dans la campagne, dormaient maintenant comme des bienheureux. Ma belle-fille et moi, nous étions mortes de fatigue, mais brûlées d’une telle fièvre que nous ne pouvions pas songer à dormir ; aussi quand tous furent couchés, nous nous trouvâmes, sans nous être donné le mot, assises toutes les deux, devant la porte sur le petit banc où nous avions pris l’habitude, le soir venu, de regarder les lumières et les fumées de Semur. Nous ne pouvions rien voir ce soir-là. Le brouillard nous cachait la ville et les faibles lampes du campement ne rayonnaient pas jusqu’à nous. Mais nous étions bien ainsi, appuyées, serrées l’une contre l’autre, dans cette fraîcheur et dans ce silence. Agnès pleurait doucement ; moi je n’avais plus de larmes, et puis j’oubliais tout pour ne plus penser qu’à l’héroïsme de mon enfant.

Le lendemain nous fûmes debout les premières. De nouveaux ennuis nous attendaient que nous n’avions pas prévus. Parmi les femmes qui étaient avec nous, plusieurs oubliaient bravement leur chagrin et nous aidaient de leur mieux. Mais, en revanche, plusieurs manquaient tout à fait de courage et nous donnaient plus de fil à retordre que les enfants. Encore si elles s’étaient contentées d’encombrer les appartements et de pleurer en silence. Mais non, elles nous fatiguaient de leurs plaintes et des absurdes projets qui leur passaient par la tête. Il nous fallait par moments les empêcher d’aller démoraliser leurs maris qu’elles voulaient décider à fuir loin de Semur avec elles. D’autres s’épuisaient à maudire les auteurs responsables de nos malheurs, soit les prêtres, soit la République, soit les francs-maçons. D’autres s’accusaient elles-mêmes, elles avaient manqué la messe, elles avaient fait gras le vendredi. Dieu nous punissait à cause d’elles. Rien de ce que nous leur donnions n’était assez bon pour elles. Bref, chacune se croyait seule à souffrir. J’en avais par-dessus la tête. Qu’elles s’en aillent, puisqu’elles ne sont pas contentes et se tirent d’affaire sans nous. Ma belle-fille me calmait. J’avoue qu’elle a plus de patience que moi. Ces pauvresses que j’aurais voulu mettre à la porte, elle les laissait dire gentiment, elle essuyait leurs larmes, elle les consolait comme des enfants. Je ne sais pas comment elle fait, c’est à peine si elle parle et cependant elle a une façon de sourire à laquelle il est impossible de résister. Et avec cela, quand elle s’est mis quelque chose dans la tête, il n’y a pas moyen de la faire changer d’avis. C’est ainsi qu’elle s’est entêtée à donner sa jolie chambre aux plus misérables de la bande, la chambre que Martin a fait mettre à neuf pour son mariage. J’eus beau me fâcher. Elle tint bon sous prétexte que Notre-Seigneur était mort pour ces va-nu-pieds. Et pour toi aussi, nigaude. Là-dessus, voici Mme de Bois-Sombre qui intervient de son air pincé : « Vous voyez bien, madame, qu’Agnès veut achever l’œuvre du bon Dieu, en nous faisant souffrir davantage. » Ah ! cette voix aigre-douce et ces yeux mauvais ! Vous pouvez penser si ma colère mit du temps à changer d’adresse. « Vous avez raison, madame, lui répondis-je ; en vérité, Agnès a bien des façons de remplacer le bon Dieu. » Les Bois-Sombre n’ont pas le sou. Agnès habille leurs enfants des pieds à la tête et pourtant cette mijaurée avait le front de se moquer de ma fille. Elle trouve sans doute que la Clairière n’est pas assez bien pour elle. Je ne suis pas noble, quoique, après tout, haute bourgeoisie vaille noblesse, mais on ne m’en impose pas avec ces grands airs.

Il y avait toujours du monde sur le banc devant la maison et sur la terrasse d’où l’on domine la ville. Tout ce monde avait les yeux fixés sur le même point, sur ce rideau de ténèbres qui nous empêchait de voir nos maisons. Plusieurs restaient là des heures entières, priant à genoux. Pour moi je n’aurais pas pu. De temps en temps, à chaque minute libre, je courais à la terrasse voir s’il n’y avait rien de nouveau, et je rentrais aussi vite que j’étais venue ; je serais devenue folle si je m’étais arrêtée à regarder ce tableau désespérant et à sonder ce mystère. Je ne pouvais même pas prier comme tant d’autres. Je me contentais de mes dévotions ordinaires et je n’ai pas besoin de vous dire que la pensée de mon fils ne me quittait pas. Mais exprimer, même par une prière tous les sentiments qui me déchiraient le cœur, non, je n’aurais pas pu. La tête me tournait dès que je m’abandonnais à mes réflexions. J’envie ceux qui peuvent mettre le bon Dieu dans leurs confidences, et tout lui dire comme à un ami. Pour moi, cela me dépasse. Nous ne sommes pas tous bâtis de la même façon. Je faisais de temps en temps un grand acte de confiance et je me remettais plus vivement au travail.

Plusieurs de ces jeunes femmes m’étonnaient par leur courage et par leur résignation souriante. Une larme furtive, un petit mot gentil en passant et on travaillait de plus belle. Elles m’enlevaient les corvées les plus pénibles. « Laissez-nous faire, madame, nous avons l’habitude. » Les heures coulaient ainsi. Nous avions fait en sorte que chacune, à tour de rôle, eût une couchette pour se reposer. Le matin venu, leur première pensée était de courir à là fenêtre, dans l’espoir que les ténèbres se seraient enfin dissipées. Et bientôt, le même cri partait de toutes les lèvres, le même geste crispait les mains désolées. Pas de parole. À quoi bon ! Nous savions bien ce qu’elles avaient vu.

Une d’elles, la femme de Riou, m’avait touchée plus encore que les autres par sa douceur et son dévouement silencieux. Son lit était près du mien. Elle ne dormait guère plus que moi et souvent je la voyais qui se levait, sans bruit pour courir à la fenêtre. Puis elle revenait lentement et se recouchait en étouffant un long soupir, toujours le même. Pourtant elle ne perdait pas confiance. Peu à peu une sorte d’entente affectueuse s’était établie entre nous deux. Nous nous comprenions. Si l’une était occupée et l’autre libre, celle-ci descendait vite sur la terrasse en jetant à l’autre un regard qui voulait dire : j’y vais. Quand c’était Mme Riou qui allait voir, je lui faisais signe de la tête, comme pour lui dire : oui, et elle me répondait par un sourire plein d’espérance. Pauvre espérance, hélas ! je le savais trop. Quand elle me revenait toute triste et les yeux mouillés : « Je te l’avais bien dit, ma petite », lui faisais-je, mais elle : « Ce sera pour la prochaine fois, madame », et vivement elle s’essuyait les yeux avec son tablier.

Nos enfants du moins étaient au bonheur. La vieille sœur Mariette — nous l’appelions ainsi parce que son nom : Marie de la Consolation, est trop long — était chargée de les surveiller. Environnée de cette marmaille, la bonne fille rayonnait de sérénité. On ne la voyait jamais sur la terrasse parmi les groupes qui regardaient du côté de Semur. Et sans doute, elle aimait bien son couvent et son hôpital, mais, que voulez-vous, elle n’avait laissé là-bas ni un fils, ni un mari. « Le bon Dieu fera ce qu’il voudra, répétait-elle pour nous consoler, et ce sera bien. » Évidemment, elle avait raison, mais enfin qui nous assurait qu’il ne plairait pas à Dieu de détruire notre ville, de nous ruiner toutes et peut-être de faire périr ceux que nous aimons ? « Ma sœur, lui répondais-je parfois avec un peu d’humeur, nous ne sommes pas des religieuses, nous autres, et nous tremblons pour les vies qui nous sont chères. » Mais rien ne l’aurait fait sortir de son calme. « Voilà soixante ans que je sers le bon Dieu, disait-elle, et il m’a tout enlevé. » Elle souriait en disant ces choses atroces. À moi du moins, Dieu n’a pas tout pris. Fallait-il maintenant pour que je devinsse sainte, qu’il m’enlevât ceux qui me restaient encore ? Et sœur Mariette continuait : « Voilà ce qu’il m’a donné en revanche. » Là-dessus, elle rassemblait tous ces petits, en grappe, autour d’elle et leur racontait l’histoire du bon Pasteur. La brise jouait suavement dans les branches, les petites mains immobiles laissaient tomber leurs bouquets de pâquerettes, et la voix paisible de la vieille sœur ressemblait à une musique céleste. On pleurait pourtant à vingt pas de là et de pâles figures scrutaient anxieusement le nuage noir qui couvrait Semur.

Quelques femmes revenaient du camp et déposaient sur le seuil leurs corbeilles vides. « Rien de nouveau ? » leur demandions-nous, et leurs larmes seules nous répondaient.

Au beau milieu de la nuit qui précéda notre délivrance, il se fit soudain un grand tumulte dans la maison. Nous nous levâmes toutes précipitamment, partagées entre l’espoir et la défiance. Le bruit venait de la chambre où était la mère Julie. Il faut que je vous dise que cette Julie est une dévote à tous crins, toujours fourrée à l’église, au demeurant moins que scrupuleuse dans son petit commerce. C’est Jacques Richard, son vaurien de fils, qui nous a mis dans le pétrin où nous sommes, en réclamant plus haut que personne la fermeture de la chapelle Saint-Jean. Depuis que nous étions à la Clairière, la mère Julie, se disant malade, avait pris pour elle la meilleure chambre et le meilleur lit, et, sans plus bouger de là, s’était montrée, pendant ces deux jours, d’une exigence intolérable. Il ne lui manquait plus vraiment que d’interrompre notre pauvre sommeil et de mettre la discorde parmi nous.

C’était, près de son lit, une agitation extraordinaire. « Une vision, elle a eu une vision, criaient plusieurs voix éperdues, elle a vu les anges. » D’autres, la croyant prise d’une attaque de nerfs, lui frottaient les tempes avec du vinaigre ou allaient chercher une tasse de tilleul. Cependant la mère Julie commençait à se remettre et nous détaillait son rêve : des anges, en robe de satin blanc pailletée d’or ; des rubis autour du cou, des ailes d’aigle en plumes de paon, que sais-je encore ? et toutes ces pauvres têtes se penchaient sur elle, buvaient ses paroles avec une curiosité passionnée. Les anges avaient assuré qu’ils reviendraient pour nous reconduire en triomphe dans notre ville, lorsque tous les hommes auraient promis de se convertir, toutes les femmes d’aller à la messe et de faire maigre le vendredi. On la croyait, on promettait tout et plus encore. C’était du délire. Seule, Mme Martin restait calme et silencieuse. Elle avait pitié de ces femmes, mais visiblement elle ne partageait pas leurs transports. J’aurais voulu qu’elle parlât ; mais, comme elle se taisait, je crus nécessaire d’intervenir : « Mère Julie, dis-je, et vous aussi, mes bonnes femmes, nous sommes au milieu de la nuit et il nous faut prendre encore un peu de repos si nous voulons avoir assez de forces pour le travail qui nous reste à faire. Ce n’est pas ma fille ni moi qui vous empêcherons de promettre à Dieu ce que vous voudrez. Mais pour l’instant, calmez-vous et allez dormir. Les saints anges n’y voient sans doute pas de difficultés et en tout cas le bon Dieu vous le permet. »

On ne m’obéit pas sans difficulté, mais enfin, peu à peu, la maison rentra dans le silence. Pour moi, il ne m’était plus possible de dormir. Je me levai avec aussi peu de bruit que possible et j’allai m’asseoir sur le petit banc devant la porte. Rien n’était encore visible. C’était mieux ainsi, car je n’avais plus la force de rien regarder. Je respirais à pleine bouche l’air frais du matin, et, quand j’entr’ouvrais les yeux, je saluais, avec délices, le pâle bleu qui commençait à s’insinuer dans les ténèbres. Lentement je sentais tout mon être se détendre. Une étrange douceur me pénétrait. Enfin les larmes vinrent sans effort, sans souffrance, moi qui croyais n’avoir plus de larmes, moi qui n’avais pas pleuré une seule fois depuis ces trois jours. À ce moment je reconnus Agnès qui s’était blottie contre moi, sans que je l’eusse entendue venir.

« Vous pleurez, mère, me dit-elle.

— Ne t’inquiète pas, lui répondis-je, ce sont des larmes de tendresse. On dirait qu’un des anges de la mère Julie a mis sa main sur mon front.

— Oh ! mère, alors vous croyez, vous aussi, que le bon Dieu nous envoie des anges avec des colliers de rubis et des ailes en plumes de paon. Non. C’est quelqu’un de nos bien-aimés qui a posé ses fraîches mains sur vos yeux ! » En disant cela, elle m’attirait sur son cœur et me baisait longuement les yeux. Il m’est arrivé d’être dure pour la femme de mon fils, mais pas toujours et, Dieu le sait bien, sans avoir voulu être méchante. Les anges ne m’ont jamais frôlée de leurs ailes, mais je sais bien que leurs caresses ne peuvent pas être plus douces que les siennes.

« Que Dieu te bénisse, mon enfant, lui dis-je.

— Vous êtes si bonne ! répondit-elle. C’est vous qui me donnez du courage. Et maintenant ma résolution est prise. Il faut que je descende, que je dise à Martin le projet que j’ai dans le cœur. »

Il faisait presque jour maintenant. Je la regardai et je reconnus vite en elle cet air de décision inflexible qu’elle prend quelquefois. « Que veux-tu faire, ma fille ? Prends garde et ne risque pas le bonheur de mon fils en allant à quelque danger. Il t’aime plus que tout au monde.

— Il vous aime tant aussi, ma mère, dit-elle.

— Oui, oui, répondis-je, il aime sa mère, mais pas comme toi. » J’étais forte maintenant et je regardais enfin sans la moindre révolte cette vérité qui m’avait fait tant souffrir. J’ai eu mon jour aussi, mais il est passé. Que la volonté de Dieu soit bénie ! Je ne pensais plus qu’à leur amour à tous deux, qu’au besoin qu’ils ont l’un de l’autre.

« Encore une fois, prends garde, ma fille, ne risque pas le bonheur de mon fils. »

Elle s’était levée déjà, légère et souriante. Elle me baisait les mains pour me dire adieu.

« Je pars, je vais lui porter du linge et des provisions et je lui dirai que vous ne faites que penser à lui.

— Mais tu es folle. Ces gros paniers sont trop lourds pour toi.

— Non, non, je suis forte. J’ai honte de ne pas l’avoir fait plus tôt. »

Que pouvais-je dire ? Les autres porteuses se préparaient à descendre. J’aidai vivement Agnès à remplir sa corbeille où je disposai moi-même un peu de linge fin parfumé de lavande. Cela ferait plaisir à mon fils qui verrait bien que cela venait de moi. J’aurais voulu faire une partie du chemin avec ma fille en prenant ma part du fardeau. Mais c’était trop pour ma faiblesse. Après un dernier adieu, je revins m’asseoir sur le petit banc.

J’avais la tête libre maintenant et je laissais leur cours à mes réflexions. Qu’est-ce que tout cela pouvait bien vouloir dire ? Certes on avait eu grand tort de fermer cette chapelle, et de priver les malades de la sainte messe. Mais quoi ! Dieu n’avait-il pas toléré de plus graves scandales sans intervenir ? Et cependant l’outrage fait à ces pauvres religieuses ne criait-il pas vengeance ? Au milieu de ce monde méchant, il ne reste guère à l’Église et au bien qu’une poignée de pieuses femmes. N’est-il pas naturel que les saints du ciel descendent du ciel pour les soutenir contre les lâches qui les persécutent ? Oui, c’était bien cela. Maintenant, j’en étais sûre.

La colère du ciel châtiait notre ville ingrate ; nos morts nous invitaient à réparer l’injustice commise contre les sœurs.

Après l’alerte de la nuit, on se leva tard, ce matin-là, à la Clairière. La fièvre des jours précédents avait fait place, chez toutes, moi comprise, à une sorte de quiétude engourdie. On allait moins souvent regarder sur la terrasse. Moi-même j’avais fini par m’asseoir, à côté de la sœur Mariette, le dos tourné à Semur et ne pensant plus à grand’chose. Le bonheur nous vient souvent quand nous l’attendons le moins. Ayant par hasard et machinalement tourné la tête, que ne vis-je pas soudain devant moi ! Semur, notre Semur, les tours de la cathédrale, les maisons, toute la ville en pleine lumière. Je poussai un grand cri. Tout le monde courut aux fenêtres, on descendit sur la terrasse. Plus de doute, plus de doute, le brouillard avait disparu, notre épreuve était finie.

On m’a dit depuis qu’à peine revenue de ma première stupeur triomphante, j’avais couru — couru, moi, pauvre vieille ! — à toutes jambes vers la ferme, donnant l’ordre d’atteler au plus vite toutes les charrettes pour ramener à Semur tous les malades et les enfants. Nos hommes seront tous fous de fatigue et d’émotion — avais-je pensé — rien ne leur fera plus de bien que la vue de leurs femmes et de leurs enfants. J’avais suivi mon instinct, mais j’ai su depuis par mon fils que cette idée était bonne. Quand ils entendirent les lourdes charrettes de la ferme, quand ils virent reparaître leurs femmes et leurs enfants que je ramenais dans leurs bras, ces malheureux eurent presque autant de joie que, deux heures auparavant, lorsqu’ils avaient appris leur propre délivrance.


CHAPITRE X

FIN DU RÉCIT DE M. LE MAIRE


Le lecteur a pu lire les divers récits que j’ai demandés à des témoins oculaires pour compléter mon rapport, et sait maintenant ce qui s’est passé devant Semur et à la Clairière pendant que M. le Curé et moi nous reprenions possession de la ville. Sauf quelques divergences peu importantes, les autres témoignages que j’ai recueillis confirment de point en point ces divers récits. On s’accorde notamment à reconnaître que peu après notre départ, à M. le Curé et à moi, une étrange somnolence s’était appesantie sur tout le monde, et, de son propre aveu, sur M. de Bois-Sombre lui-même. Ils dormaient pendant que nous achevions de remplir notre dangereuse et solennelle mission. Les cloches de la cathédrale les réveillèrent et tous se levant d’un même bond virent soudain reparaître devant eux les remparts et les maisons de Semur qui se dessinaient sur le bleu du ciel. L’air était parfaitement calme, mais, très au-dessus des tours de la cathédrale, un vent terrible déchirait, effaçait les derniers flocons du sinistre brouillard.

Un brusque saisissement de joie les tint immobiles pendant quelques secondes, mais déjà, en dépit de M. de Bois-Sombre qui tâchait de les arrêter, ils se ruaient en désordre vers la porte Saint-Lambert, lorsqu’un cri perçant les arrêta net. Au même instant deux formes s’écroulaient, l’une près de l’autre, à deux pas de la porte. C’étaient, comme vous savez déjà, Paul Lecamus et Mme Martin. Comme on s’empressait autour d’eux, je franchissais moi-même la porte Saint-Lambert. Ma femme était là, étendue, blanche comme une morte. Je ne vis même pas Paul Lecamus. Que m’importait maintenant la délivrance de Demur ? Me faudrait-il la payer si cher ? Je fis porter ma femme chez moi où peu à peu elle revint à elle-même. Elle fut ainsi la première à rentrer dans Semur. Quant à Paul Lecamus, il n’avait plus besoin de rien. « Il est parti, il a rallié l’armée en marche », dit le docteur qui a jadis servi dans les camps. On lui ferma les yeux, on lui couvrit la figure, et la foule défilant devant ce cadavre, rentra sans désordre dans la ville.

Une fois tranquille sur la santé de ma femme, de nouvelles responsabilités pesaient sur moi. Si vous croyez qu’après ces trois jours d’angoisse et de privations le maire de Semur n’avait pas à veiller pour maintenir l’ordre, c’est que vous n’avez pas comme lui l’expérience des hommes et des revirements populaires. Par une détente naturelle, ils avaient déjà tout oublié et ne pensaient qu’au plaisir. Si je n’avais pas fait bonne garde, dans quelles orgies n’auraient-ils pas noyé les dernières traces de ce qui ne leur semblait plus qu’un mauvais rêve !… j’envoyai donc des messagers à la Clairière pour ordonner le retour immédiat des femmes et des enfants, et réunissant autour de moi les plus considérables de mes concitoyens, j’en détachai quelques-uns à la porte des principaux cabarets, leur enjoignant d’empêcher tout rassemblement séditieux. D’autres furent chargés de faire en patrouille le tour de la ville pour veiller à la même fin. Je supputais avec impatience le moment où les femmes nous reviendraient enfin. Une fois là, je savais bien que tout rentrerait dans l’ordre. Mais il leur fallait bien au moins quatre heures, et c’était long. Quelle ne fut donc pas ma joie d’entendre soudain sur la route un bruit de roues qui se dirigeait vers la ville ! Je montai au haut de la tour Saint-Lambert d’où je distinguai Bientôt la plus extraordinaire des processions. Voitures à bras, lourdes charrettes, tout ce qu’on avait pu trouver de véhicules, soit à la Clairière, soit aux environs, nous arrivait au galop. Puis ce fut une délicieuse confusion de mouchoirs agités, de cris, de rires et de cantiques.

Sous les lourdes bâches et sous les ombrelles de pampre qu’on avait disposés pour les préserver du soleil, de joyeuses têtes d’enfants paraissaient et disparaissaient tour à tour, comme font les oiseaux au bord de leur nid. Que vous dirai-je ? Nous avions pourtant dominé les terreurs atroces de ces derniers jours, et maintenant nos forces nous échappaient. Pleurant, riant, tremblant d’émotion, nous descendîmes à leur rencontre. Une immense fierté me gonfla le cœur, quand je vis ma mère se lever sur la première charrette et me montrer tous ces petits êtres qui s’agitaient autour d’elle. « Mon fils, me dit-elle, voici le dépôt que tu m’avais confié, et, avec ces enfants, la bénédiction du Ciel. — Que Dieu te bénisse, ma mère », criai-je. Je lui baisai la main et tous les hommes qui étaient là firent comme moi.

Oh ! la joie de cueillir par brassées, toutes parfumées de l’air des champs, toutes chantantes comme des oiseaux, ces belles fleurs du paradis ! Nous les prenions par grappes de deux ou trois et nous les mangions de caresses avant de les remettre par terre. Une fois libres, ils s’envolaient à tire-d’aile, semant, sur leur route, la paix et la joie. En les voyant venir, les hommes oubliaient leur fièvre et les pensées mauvaises qui, peut-être, montaient en eux. C’étaient de nouveaux cris, de nouveaux rires, de nouvelles caresses ; puis, bien vite, ils repartaient, chacun d’eux pressé de retrouver sa maison. C’était bien ainsi, car s’ils n’étaient pas rentrés les premiers chez eux, la plupart de ces pauvres femmes auraient hésité avant de franchir le seuil, terrifiées par la pensée de ce qui s’était passé là pendant leur absence. L’innocence des tout-petits réconciliait le ciel et la terre. Moi-même, vous le dirai-je, j’éprouvais encore une vague crainte en rentrant chez moi, et je ne fus pleinement tranquille que lorsque mon petit Jean, me prenant par la main, m’eut fait faire, chambre par chambre, le tour de toute la maison.

Avant la nuit, les deux tiers de la population étaient revenus. La foule se pressait dans la Grand’Rue et devant la cathédrale grande ouverte et illuminée. Mais, grâce aux précautions prises, nous n’eûmes à regretter rien de fâcheux. Assis à ma fenêtre, je me félicitais de ce résultat, quand je vis sortir de la maison ma mère et ma femme, encore toute pâle et défaillante, qui tenait par la main notre petit Jean. Elles se rendaient à la cathédrale pour remercier Dieu de notre délivrance. Elles se détournèrent un instant vers moi et me firent signe, mais sans me demander d’aller avec elles, les chères femmes. Comme j’ai toujours respecté leurs opinions, elles respectent les miennes. Mais leur silence même me remua plus que n’auraient fait les paroles les plus suppliantes. Une inspiration soudaine me vint au cœur. Je n’avais pas encore laissé mon écharpe municipale, cette écharpe aux couleurs glorieuses qui avait été, pendant ces jours de trouble, le drapeau de la sécurité et de l’ordre. Muni de cet insigne, qui faisait de moi le représentant officiel de la commune, je descendis, tête découverte, sur la place, et je m’avançai, à quelque distance de ces dames, d’un pas lent et solennel. Je ne dis pas une parole, mais la vive intelligence de mes concitoyens devina en un clin d’œil ce que je me proposais de faire. Un à un, tous se découvrirent et vinrent se ranger derrière moi. De mémoire d’homme on ne vit jamais pareille procession dans les rues de Semur. Notre épuisement à tous, nos yeux d’insomnies et nos figures ravagées ajoutaient encore à la solennité du spectacle. J’ai su depuis par M. le Curé que nos pas lourds mais décidés, résonnant sur le parvis de la cathédrale, firent courir un frisson à travers la foule des femmes qui nous avait précédés dans l’église. Nous entrâmes au moment où on allait exposer le Saint-Sacrement. Avec la merveilleuse vivacité de leur instinct, toutes les femmes comprirent aussitôt notre pensée. Elles s’écartèrent pour nous laisser un chemin jusqu’au sanctuaire et se replièrent en cercle derrière nous. Ayant placé le Saint-Sacrement sur l’autel, M. le Curé entonna le Te Deum sans plus attendre. D’une seule voix, mâle et vibrante, toute la ville continua l’auguste cantique, réveillant les échos de ces vieilles voûtes qui, depuis tant de siècles n’avaient pas répondu à de tels accents. Vaincues par une joie trop forte pour elles, les femmes ne nous accompagnaient qu’avec leurs sanglots.

Je n’ai jamais rien vu de comparable à la frénésie d’enthousiasme qui nous salua sur la place quand nous sortîmes de la cathédrale. Toutes ces femmes se précipitaient autour de moi, s’emparant de mes mains qu’elles couvraient de leurs baisers et de leurs larmes et appelant sur ma tête les bénédictions du Ciel. J’entendis une jeune femme qui criait : « Le bon Dieu n’est pas habitué à des chants pareils et les saints du paradis en doivent être joliment surpris. » Et une autre : « Ah ! ce n’est pas comme nos petites voix à nous qui, sans doute, s’arrêtent à moitié chemin. »

Je souriais à ces excès de l’imagination populaire. Au demeurant, comment ne pas reconnaître la justesse de cette idée ? Assurément, cette soumission de nos intelligences d’hommes avait dû toucher le ciel d’une façon particulière. Une femme en prières, cela va de soi et n’a rien de rare : mais notre action de grâces à nous, hommes de sens et de réflexion, voilà qui avait un sens et une réelle portée. Nous nous séparâmes lentement, pénétrés de la solennité de ce que nous venions de faire, heureux d’avoir réjoui la terre et le ciel.

Le lendemain matin, grand’messe à la cathédrale. Toute la ville était là. Ceux qui n’avaient pu trouver de place à l’intérieur s’entassaient à genoux sur le parvis et jusqu’au milieu de la place. Ce fut très beau, mais au dire de plusieurs, moins saisissant que le Te Deum de la veille. Après quoi chacun retourna à ses occupations ordinaires et Semur reprit son existence de tous les jours.

On aurait pu croire que cette ville, où venaient de se passer des choses si extraordinaires, en resterait marquée pour longtemps. Ces rues, encombrées pendant trois jours et trois nuits par de si mystérieux visiteurs, garderaient assurément quelque empreinte de leur passage. La vie de Semur allait se distinguer par je ne sais quelle gravité de la vie des autres villes ; enfin, chacune de ces familles, pour le salut desquelles les morts étaient sortis de la tombe, proclamerait par une complète métamorphose la réalité bienfaisante d’un semblable privilège. Eh bien, non ! Il n’en fut rien. Vous aurez de la peine à me croire, mais il est trop certain que cette merveilleuse interruption de notre vie ordinaire fut bientôt comme si elle n’avait jamais été. Moins de vingt-quatre heures après avoir réintégré leurs maisons, la plupart avaient à peu près oublié qu’ils en avaient été bannis pendant trois jours. Et moi-même qui vous parle et qui certes ne suis pas dénué d’imagination, j’ai besoin parfois d’entrer dans la chambre de ma femme, de voir et de toucher la branche d’olivier sur le portrait de ma petite Marie, pour m’assurer que tout cela ne fut pas un rêve et pour retrouver quelque chose de l’impression dont j’étais rempli lorsque je rentrai tout bouleversé dans ce sanctuaire. J’ai laissé le bureau de mon grand-père au milieu de mon cabinet de travail, mais je m’y suis vite habitué et je ne m’aperçois même plus qu’il est là. Rien de changé. Les choses ont repris leur train journalier et j’ai de la peine à croire que de cette maison, moi et les miens, nous avons été chassés, qu’à la place où nous sommes, des hôtes invisibles sont venus s’installer pendant trois jours. Les choses ont repris leur train journalier ; elles vont comme si elles ne devaient jamais finir. Nous savons bien pourtant qu’elles finiront ; mais, pour le savoir, en sommes-nous plus émus ? Alors pourquoi trouver surprenant que cet autre mystère ait bientôt cessé de nous émouvoir. Encore peu de jours, nous le savons, et comme eux nous ne serons plus que des ombres. Puisque ces fantômes de demain nous font si peu réfléchir, pourquoi les fantômes d’hier nous impressionneraient-ils davantage ? L’homme est ainsi fait. Pendant quelque temps, il y eut plus de monde à l’église le dimanche et Semur entendit moins de blasphèmes. C’est triste à dire, mais ce changement n’a pas duré et moi-même je suis bientôt revenu à mon scepticisme d’autrefois.

Je n’ai certes rien relâché de l’amitié fraternelle qui s’est nouée entre M. le Curé et moi au cours de nos communes épreuves. Je le tiens plus que jamais pour un prêtre admirable, d’une noblesse, d’une droiture et d’une vertu sans pareilles. Toutefois, comment ne pas reconnaître qu’il faudrait une crédulité héroïque pour accepter sans résistance les dogmes qu’il nous propose ? Je vois bien que plusieurs passent aisément par-dessus les difficultés de la foi chrétienne, ma femme, par exemple, qui fait, les yeux fermés, un acte de foi à tout ce que M. le Curé lui propose. « Tu es plus intelligent que moi, me dit-elle souvent, et je ne saurais que répondre à tes objections. Il y a même dans le catéchisme certains points qui me font de la peine, mais enfin j’accepte tout, puisque l’Église le veut ainsi. » Elle raisonne en femme et ce n’est pas moi qui lui en ferai un reproche. Quant à mon ami de Bois-Sombre, il est encore plus expéditif. « Ma foi, dit-il, la vie est trop courte pour raffiner sur tous les détails. J’ai vu de mes yeux le bien que fait l’idée religieuse. L’expliquer et la défendre n’est pas mon affaire. Si M. le Curé venait me faire la leçon sur un point de tactique militaire ou s’il critiquait la façon dont vous gérez vos vignobles, nous le renverrions à sa sacristie. Et de même les choses de la foi le regardent. Je ne me mêlerai pas de son métier. » Félix de Bois-Sombre est un excellent homme, mais il a une philosophie de traîneur de sabre. Pour moi qui ne suis ni femme ni soldat, je reste hésitant et je demande plus de lumière. Au demeurant, il va de soi qu’aussi longtemps que je serai maire de Semur non seulement je tiendrai la main à ce que personne ne soit inquiété dans la pratique de sa religion, mais encore je fraterniserai de mon mieux avec les catholiques pratiquants.

Mais garderai-je longtemps la confiance de mes concitoyens ? Un événement assez ridicule, qui s’est produit il y a quelques jours, me laisse des doutes sur ce point. Vous vous rappelez que le jour de la délivrance de Semur, au moment où nous allions sortir de la ville, nous avions été arrêtés par les gémissements d’un pauvre homme laissé seul à l’hôpital pendant ces trois jours. Vous n’avez pas oublié non plus que celui-ci ne s’était aucunement douté de notre mystérieuse aventure. Imaginez donc que, par suite de machinations, passablement obscures, cet individu devint comme un instrument redoutable entre les mains de la cabale qui avait juré de nous faire rapporter la mesure prise par le Conseil municipal au sujet de la chapelle de Saint-Jean. C’était là, disait-on, ce qui avait attiré sur nous la colère du ciel, et, pour éviter une nouvelle catastrophe, on demandait à cor et à cri que la messe quotidienne fût rendue aux malades de l’hôpital. Jacques Richard menait la campagne, dûment appuyé par la sottise des foules. Pour moi, dès le premier jour, j’avais clairement manifesté ma ferme intention de ne pas céder sur ce point. Je trouvais très irritant qu’on fît tant de bruit pour si peu de chose. Ces hommes auraient vendu leur âme pour quelques sous. Ils avaient vécu comme des brutes, insultant la religion et les prêtres, fermés à toute pensée généreuse, mais de tout cela, ils n’avaient cure. C’était moi, le seul coupable, c’était pour venger mes crimes que les morts étaient sortis de la tombe. Et quels crimes, juste ciel ! Une petite messe de moins dans une chapelle de couvent. Prêter à Dieu de si misérables rancunes, en vérité n’était-ce pas le comble de la superstition et du blasphème ? J’épanchais ma bile devant M. le Curé, un peu amusé de mon éloquence. Au fond, je crois bien qu’il n’était pas moins indigné que moi. Ce fanatisme stupide lui faisait peine, mais c’est un homme que rien ne met en colère.

« Ils auront raison de vous, mon ami, me disait-il.

— Jamais, criai-je. Avant cette campagne, j’aurais pu céder, mais venir me dire que les portes de la ville ont été ouvertes, que le ciel s’est montré à nous et que l’Être suprême a dérogé aux lois de sa providence, uniquement pour endosser les réclamations d’une poignée de nonnes et permettre à quelques malades d’entendre la messe chaque matin, non, jamais, je n’admettrai une absurdité pareille.

— Sans doute, sans doute, répondait M. le Curé ; vous verrez pourtant qu’ils auront le dernier mot. »

Ma colère redoubla à l’entendre parler ainsi ; mais, pour comble d’ennui, ne voilà-t-il pas que ma mère elle-même vint un beau matin me donner l’assaut. « Il y a du nouveau, disait-elle secouée par une agitation fébrile ; tout s’est éclairci. Il paraît que Pierre Plastron qui est resté à l’hôpital pendant notre exode, a vu et entendu des choses merveilleuses. La sœur Geneviève vient de me l’apprendre. Pierre Plastron s’est entretenu avec notre saint patron lui-même, saint Lambert, et il a reçu de lui des instructions au sujet d’un pèlerinage…

— Pierre Plastron, m’écriai-je, en frappant du poing sur la table, non, c’est par trop fort ! Pierre Plastron n’a rien vu du tout. Il ne s’est même douté de rien, et, le matin du dernier jour, il ne songeait qu’à se plaindre de la négligence des religieuses.

— Mon fils, me dit-elle avec un air de reproche, que t’ont fait les bonnes sœurs ? Pourquoi prends-tu de travers tout ce qui les touche ?

— Je me moque bien des sœurs ! Je te répète, ma pauvre maman, que Plastron n’a rien vu, ni rien entendu. Demande plutôt à M. le Curé. »

Elle me répondit d’un ton plus sévère :

« Je te crois toujours, mon enfant, excepté lorsque tu te laisses aveugler par tes préjugés. Quant à M. le Curé, tout le monde sait que le clergé est souvent jaloux des bonnes sœurs. »

Allez croire, après cela, à la justice des hommes ! Quelques heures plus tard, la ville entière ne parlait plus que de la fameuse révélation. Pierre Plastron avait vu et entendu des choses merveilleuses. Les saints lui avaient tout expliqué. Saint Jean lui-même était descendu parmi nous pour prendre la défense des pauvres sœurs et, si nous refusions de nous convertir, nous serions précipités, pieds et mains liés, dans les fournaises d’enfer. Quant à moi, vous pensez bien que je figurais en belle place, dans la liste des coupables qui parut, dès le lendemain, avec cent autres niaiseries du même goût, dans l’Étoile de Semur.

Dans un état d’exaspération que vous comprendrez sans peine, je courus chez M. le Curé et le suppliai de confondre cette imposture, du haut de la chaire et de rétablir les faits tels que lui et moi nous les connaissions.

« À quoi bon ? me répondit-il en secouant la tête.

— Comment, à quoi bon ? Mais ce sont des mensonges, une traînée de mensonges forgés de toutes pièces par Pierre Plastron, à moins que les sœurs elles-mêmes…

— Calmez-vous, mon cher ami, me répondit-il. En êtes-vous encore à apprendre le penchant que nous avons tous à nous illusionner nous-mêmes ? Ni les sœurs ni Pierre Plastron, personne n’aura voulu, n’aura cru mentir. Que cet homme soit resté à Semur en chair et en os, pendant les trois jours, n’y a-t-il pas là de quoi mettre en branle les imaginations les plus paresseuses. Moi-même, quand j’y pense, je ne puis m’empêcher de battre un peu la campagne. Sans penser à mal, et même en vue de nous édifier tous, les sœurs l’auront pressé de questions : « Voyons, Pierre, réfléchissez donc, essayez de vous rappeler. Vous avez dû voir ceci, puis cela. » Et secondé de la sorte, Pierre, aura fini par se rappeler tout ce qu’on aura voulu, et beaucoup plus encore.

— Tonnerre ! criai-je à bout de patience, mais vous savez bien que tout cela est faux, archifaux, et cependant vous ne voulez pas leur dire la vérité. »

Il me répondit, une fois encore, que cela ne servirait de rien. Peut-être avait-il raison, mais, pour ma part, si je l’avais pu je serais monté en chaire et j’aurais contredit, un à un, tous ces mensonges. Je m’en expliquai du moins sans ambages à qui voulut m’entendre, mais on ne me croyait pas. « Les meilleures gens ont leurs préjugés, disait-on. M. le Maire est un excellent homme, mais, que voulez-vous ? après tout, il n’est qu’un homme. »

En plusieurs quartiers du reste, la prétendue révélation fit long feu. On s’en amusa beaucoup et d’autant plus que Pierre Plastron est connu pour un assez pauvre sire. Je crois que M. le Curé aurait été bien inspiré de montrer plus de courage et de couper court à cette fable ridicule dont la diffusion acheva de dissiper la terreur salutaire qui avait secoué les plus incrédules.

« Ma foi, ricanait Félix de Bois-Sombre, le grand saint Lambert n’est pas difficile. La bizarre idée qu’il a eue de choisir pour confident un Pierre Plastron !

— Monsieur de Bois-Sombre a tort de rire, répondait ma mère, en armes sur ce point contre tout le monde, même contre moi. Dieu choisit souvent les fous pour confondre l’orgueil des sages. »

Mais Agnès, ma chère femme, était là du moins pour me consoler. « Mon ami, me disait-elle, laisse le grand saint Lambert et les paroles qu’on lui prête. Ce sont d’autres saints qui nous ont visités, et avec d’autres pensées au cœur pour toi et pour moi. »

Ce dernier incident était oublié tout à fait lorsque nous allâmes, Agnès et moi, porter des fleurs sur nos tombes, pour le jour des morts. Parmi les autres croix familières, une que je n’avais pas encore vue brillait au soleil. Sur la pierre qu’elle dominait, étaient inscrites ces paroles :

À PAUL LECAMUS
PARTI
Le 20 juillet 1875
AVEC LES BIEN-AIMÉS

Au-dessous de l’inscription, on avait gravé dans le marbre une petite branche d’olivier. Je pris les mains de ma femme, ces mains toutes pleines du parfum des violettes qu’elles venaient de répandre sur la tombe. Paul Lecamus n’a pas laissé de famille. Qui aurait ainsi pensé à lui sinon la chère créature qui l’aida de sa foi et de sa tendresse au moment où il s’apprêtait à rejoindre l’armée de nos bien-aimés ? Ma femme resta longtemps les yeux fixés sur la tombe puis elle me dit : « C’était notre frère : il dira à la petite Marie l’usage que nous avons fait de la branche d’olivier. »

FIN

TABLE DES MATIÈRES


Récit de M. le Maire. — L’état des esprits à Semur 
 1
Continuation du récit de M. le Maire. — Les deux premières journées 
 21
Expulsion des habitants 
 75
Hors les murs. 
 117
Récit de Paul Lecamus. 
 161
M. le Maire reprend son récit 
 187
Notes supplémentaires de M. le comte de Bois-Sombre 
 207
Extrait des souvenirs de Madame Dupin de la Clairière, née Champfleury 
 219
Récit de Madame Veuve Dupin, née Lepelletier 
 237
Fin du récit de M. le Maire 
 271