La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 07

Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 207-218).


CHAPITRE VII

NOTES SUPPLÉMENTAIRES DE M. LE COMTE DE BOIS-SOMBRE.


Quelque chose me serrait le cœur quand je vis Martin Dupin disparaître dans le brouillard. Bien que nous n’appartenions pas au même monde, il est de mes amis. Sa famille, d’ailleurs, est des plus respectables. Et puis quel brave homme ! Depuis trois jours, il s’est conduit en véritable héros. Il m’a choisi pour tenir sa place. À la vérité, jusqu’ici je n’ai jamais voulu prendre la moindre part aux affaires de la commune. Abstention, c’est ma devise, aussi longtemps que durera l’affreux régime qui nous mène à la perdition. Mais, quand l’occasion est grave, je ne suis pas homme à me laisser arrêter par mes scrupules. Martin a-t-il eu raison d’écouter les avis de cet âne de Paul Lecamus ? — un visionnaire ! — je n’en sais rien. J’ai laissé faire. Un jour de plus, et j’aurais proposé de donner l’assaut à la ville. Je ne voudrais pas manquer de respect à nos ancêtres, mais enfin ils ne devraient pas abuser de leur position. Je ne me suis montré ni plus ni moins brave que les autres, mais je commençais à en avoir par-dessus les yeux. Trois jours et trois nuits à prendre racine devant ce rempart, loin de Mme de Bois-Sombre et de mes enfants, heureusement recueillis — j’ai hâte de le dire — dans la maison de campagne de ce bon Dupin ; pour en finir, j’étais prêt à tout. Bref, je n’ai pas été trop fâché de la décision prise, et puisque aussi bien on ne me demandait aucune promesse d’adhésion à la République, j’acceptai de remplacer mon ami Martin auprès des gens de Semur. Quant à l’écharpe municipale que cet excellent homme proposait de me passer, je n’en voulus pas. En bourgeois qu’il est, il attache une valeur religieuse à ce chiffon tricolore. Je n’en avais nul besoin et il aurait trop souffert de s’en défaire.

Je pris la tête du cortège qui accompagnait nos deux ambassadeurs. La porte Saint-Lambert n’était pas visible, et nous nous arrêtâmes prudemment à une certaine distance de l’endroit où nous conjecturions qu’elle devait être. Là nous leur dîmes adieu, non sans émotion, et ils disparurent dans les ténèbres. Jusqu’à la dernière minute, je me demandai s’ils pourraient entrer dans la ville. Mais, lorsque je dus me rendre à l’évidence, la pensée du danger qui les menaçait peut-être me bouleversa, et, ne voulant plus être complice d’une telle catastrophe, je poussai un grand cri pour les rappeler.

Ils n’étaient pas seuls sur la pente de cet abîme et c’est là ce qui redoublait étrangement le poids de ma responsabilité et de mon angoisse. Mme Dupin de la Clairière — cette femme si comme il faut et d’une distinction si rare — s’était glissée, avec un dévouement pathétique, sur les pas de son mari, et elle aussi nous la voyions s’engager dans les ténèbres maudites. Le pauvre Dupin ne l’avait pas vue, absorbé qu’il était par l’horreur de son entreprise et par les efforts désespérés qu’il faisait pour ne pas faiblir. Allait-elle entrer avec eux ? Les femmes sont capables de tout. Par bonheur, cette même force dont nous avions tous fait l’expérience la cloua bientôt sur place.

Elle s’arrêta soudain toute douloureuse, mais divinement calme. Elle agita ses bras en signe d’adieu, puis, sans revenir à nous, elle s’assit tranquillement sur la route, à l’extrême limite du cercle fatal. Et ce fut un soulagement de la voir là, si paisible, à la frontière du mystère, entre la ville des morts et nous.

Mais tant d’émotions nous avaient brisés. Que faire pour arrêter la réaction inévitable qui allait suivre et dont je sentais autour de moi des symptômes trop évidents. Après cette brusque poussée d’espérance, le découragement revenait dans tous les cœurs. Que faire ? Les distraire, en organisant de nouveau le service des patrouilles, il n’y fallait pas songer. Dupin s’y était obstiné avec l’entêtement machinal des bourgeois de France, toujours prêts à recommencer indéfiniment la même besogne vaine pour se persuader à eux-mêmes qu’ils font quelque chose. Mais je ne suis pas taillé sur ce patron-là. Mieux vaut se croiser les bras que de faire gravement des riens. Ah ! le digne homme nous avait laissés dans un fameux pétrin ! Déjà la débandade commençait. Plus saoul que jamais, Jacques Richard invitait tout le monde à le suivre au cabaret. « Allons boire, criait-il, à la santé de M. le Maire et au succès de son ambassade auprès de messieurs les morts. »

Nombre de Semurois faisaient allègrement mine de le suivre, oubliant leurs terreurs et les menaces qui restaient suspendues sur nos têtes. C’était plus que je n’en pouvais tolérer. Notre commissaire de police avait disparu dès le premier jour, digne fonctionnaire du présent régime. J’avisai, dans la foule, un employé de l’octroi. « Riou, lui dis-je, arrêtez cet individu et tenez-le, sous la tente, dans l’impossibilité de nuire. Que deux hommes montent la garde près de lui. » Ensuite j’envoyai un messager à la Clairière pour annoncer aux religieuses de Saint-Jean la décision qui avait été prise au sujet de l’hôpital et pour leur demander de nous revenir au plus vite. Quel que dût être le résultat de l’ambassade de Martin, il nous serait bon d’avoir ces saintes femmes avec nous. « Et maintenant, ajoutai-je, libre à chacun de vous de prendre un peu de repos, mais pas d’attroupements, pas de tapage. Rappelez-vous que votre maire m’a confié ses pouvoirs et que vous avez ratifié sa décision. » J’avoue que je me mordis les lèvres en disant ces derniers mots. Qu’avais-je besoin de leur consentement pour les commander ! Mais, sous cette République, les plus sincères doivent mentir.

On m’obéit sans résistance. Ces pauvres gens ne demandaient qu’à dormir. Moi-même qui n’avais pas fermé l’œil depuis vingt-quatre heures, j’eus beaucoup de peine à ne pas me laisser aller au sommeil.

Je marchais de long en large, en me secouant de mon mieux. Tous mes hommes étaient étendus sous les arbres ou à l’ombre des buissons. Là-bas, sur la route, disparaissait la petite bande que j’avais envoyée à la Clairière, et, devant moi, à deux doigts du rideau de brouillard, toujours assise à la même place, la sainte Mme Dupin priait sans doute pour son mari. Les yeux lourds et la tête tombante, je m’appuyai un instant contre un arbre et j’allais, malgré moi, m’assoupir aussi quand la pensée me vint que j’avais eu tort d’envoyer Jacques Richard sous la tente où nous avions laissé Lecamus. Je me dirigeai donc de ce côté pour m’assurer que ce pauvre visionnaire n’avait pas trop à souffrir d’une aussi détestable compagnie. Justement, Lecamus sortait de la tente, hâve, tremblant, l’œil fixe comme toujours. Il tenait à la main quelques feuilles volantes, sans doute le rapport que Dupin l’avait prié de faire.

« Monsieur, me dit-il avec une légère irritation qui me parut bien pardonnable, je sais que je n’ai jamais eu à me louer de vous, mais, tout de même, vous auriez bien pu ne pas m’envoyer cet ivrogne. J’avais déjà assez de peine, dans mon extrême faiblesse, à satisfaire le désir de M. le Maire.

— Mon bon monsieur Lecamus, lui dis-je, vous faites trop d’honneur à ma mémoire. En vérité, je ne pensais plus à vous ni à la mission que Dupin vous a confiée. Veuillez donc accepter toutes mes excuses. Quant au mauvais vouloir dont j’aurais fait preuve vis-à-vis de vous, laissez-moi vous dire que je suis quelque peu surpris qu’un homme aussi privilégié que vous fasse attention à de pareilles vétilles. »

Soit dit entre nous, je n’étais pas fâché de rabrouer le personnage. Visionnaire et anarchiste, c’est tout un, et je n’aime pas ces gens-là. Mais sa faiblesse me fit honte. Sans répondre à mes railleries, il promena autour de lui un regard de détresse. « Où puis-je me mettre ? » disait-il. Puis, apercevant Mme Dupin immobile sur la route : « Ah ! près d’elle », fît-il. Le pauvre homme faisait mal à voir. Ses yeux sortaient de leur orbite, sa face était blême et il secouait, d’une main convulsive, les feuilles de son rapport. J’étais navré d’avoir ajouté inconsidérément à tant de misère.

« Monsieur, lui dis-je, pardonnez-moi mon étourderie, je vais vous débarrasser de cet ivrogne. Restez ici et vous y serez beaucoup, beaucoup mieux.

— Non, me dit-il, c’est là qu’il faut que j’aille. »

Et son doigt me montrait Mme Dupin. Une plaisanterie me vint aux lèvres. J’allais lui dire qu’il connaissait les bons endroits, mais je me retins à propos et le laissai partir. Il mit un siècle à franchir ce court passage ; exténué comme il était, à chaque pas il me semblait qu’il allait mourir. Je respirai librement quand je le vis enfin arrivé au but.

Le brouillard commençait-il à se dissiper ? je ne sais, mais je croyais distinguer la porte Saint-Lambert. La jolie figure de Mme Dupin se dessinait nettement sur la muraille. Couché aux pieds de cette femme charmante, Lecamus défendait ses papiers contre la brise. C’est la dernière chose que je me rappelle. J’ai dû perdre conscience à ce moment-là.