La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 05

Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 161-185).


CHAPITRE V

RÉCIT DE PAUL LECAMUS.


Je suis faible. Aurai-je le temps de fixer ici quelques-unes des impressions de mon séjour à Semur ? Je ne sais. Mais j’ai promis ce récit à M. le Maire qui se propose de l’insérer dans sa chronique. Je profite donc en hâte du temps qui me reste et qui, sans doute, sera bien court.

J’étais si heureux, tantôt, en quittant la ville, de retrouver le visage de mes voisins et de mes amis. Mais cette joie est tombée très vite. Leurs rudes voix, leurs poignées de main, la véhémence de leurs questions, tout cela est trop fort pour moi. Du reste, j’ai fui, dès mon enfance, le contact des autres hommes. Leurs pensées n’étaient pas les miennes, leurs goûts non plus. L’Invisible me hantait. Je n’avais de curiosité que pour l’Invisible. Dans la moindre brise, j’entendais de clairs murmures. Des ailes me frôlaient sans cesse, des pas invisibles glissaient près de moi. Cela arrive à tous les enfants, mais la plupart s’en inquiètent et s’en épouvantent. Moi, tout au contraire. N’est-ce pas Dieu et ses anges qui passent ainsi par les routes de l’invisible, et avec eux, la fleur de la terre, tout ce qu’il y a de plus exquis parmi les hommes ? Les plaisirs des êtres périssables qui pèsent un instant sur la terre, longtemps ne me furent rien. Mais, au sortir de l’adolescence, un charme imprévu me posséda qui me donna le goût de la vie. Le sourire d’une beauté mortelle m’avait pris le cœur. J’aimais les fleurs qui me parlaient d’elle et le soleil qui se reflétait dans ses yeux. Elle mourut. J’ensevelis ma joie avec elle. Depuis lors, je n’ai plus guère pensé qu’aux profonds abîmes qui l’avaient engloutie, comme tout le reste.

J’étais chez moi, dans mon jardin, à l’heure où les autres ont quitté Semur. L’esprit et le cœur troublés, il me semblait que je touchais à la crise de ma vie. Depuis la nuit où j’avais conduit M. le Maire hors des murs et où nous avions tous les deux senti la pression de cette multitude envahissante, je m’attendais confusément à quelque bouleversement extraordinaire. La sommation affichée sur les portes de la cathédrale ne m’avait pas causé de surprise. Pourquoi trouver surprenant que les morts nous reviennent. Le miracle au contraire, le vrai miracle, ah ! c’est qu’ils ne reviennent pas, qu’une fois partis, ceux qui nous aiment restent où ils sont allés, sans plus nous rien dire, sans nous envoyer le moindre message. N’est-ce pas au contraire tout simple que la voûte des cieux plie jusqu’à nous, et que des portes du Paradis nos bien-aimés nous soient rendus ?… J’ai pesé sans fin ce mystère de leur absence éternelle, je n’ai jamais pu ni le comprendre ni m’y résigner.

J’étais donc dans le jardin que je n’avais pas quitté de toute la nuit, trop agité pour pouvoir rester enfermé dans ma chambre. J’étais assis sous un berceau de verdure où elle aimait à s’asseoir, où j’ai déjà passé bien souvent des heures et des heures, à penser à elle, dans le silence de la nuit. J’avais dû m’assoupir vers le matin — j’ai souvent observé qu’un demi-sommeil précède chez moi les manifestations dont j’ai parlé. Quand soudain je me réveillai, j’eus l’impression d’un combat violent qui se livrait au dedans de moi. Ce n’était cependant pas contre moi-même que je luttais. Tenaillé, je ne sais comment, je ne sais pourquoi, par un désir passionné de me lever et de fuir, une force mystérieuse pesait lourdement sur mes membres et me retenait malgré moi. Et cependant j’entendais des pas pressés. Les portes s’ouvraient, les gens affluaient dans la rue. Puis le bruit s’effaça subitement et j’eus la conviction que toute la ville s’en était allée, que je restais seul vivant à Semur. Cette mystérieuse certitude ne me causait pas le moindre trouble. La lutte au dedans de moi était finie. Je me trouvais parfaitement calme.

Des minutes s’écoulèrent, des heures peut-être. Puis j’eus l’impression qu’il se passait quelque chose d’étrange, non loin de moi et que je n’étais plus seul. À la vérité, je ne voyais, je n’entendais rien. Je savais pourtant qu’une vaste multitude passait et repassait dans les ténèbres. Je me levai et me dirigeai vers la maison dont Léocadie, ma gouvernante, avait soigneusement verrouillé toutes les issues avant de s’aller coucher. Or, toutes les portes de la maison étaient ouvertes, même celle de la chambre de ma femme dont je garde toujours la clef et où personne n’entre que moi. Les fenêtres aussi, grandes ouvertes. Je me penchai sur la rue et je vis que les autres maisons étaient comme la mienne. Pas une porte, pas une fenêtre fermée. Une foule invisible et silencieuse remplissait la rue. Ne me dites pas que je suis un halluciné, un visionnaire. Encore une fois, je ne voyais rien. Mon âme seule percevait la présence de tout ce monde. Jamais de ma vie, soit à Paris, soit à Londres, je ne me suis senti pressé par une telle multitude. En face de moi, de l’autre côté de la grande rue, la maison de M. le Maire se remplissait. On allait, on venait dans les chambres, sans fièvre, sans hésitation d’aucune sorte. C’était le mouvement paisible de la vie quotidienne. Jusque-là je n’avais pas le sentiment que personne fût entré chez moi. Mais on ne tarda pas longtemps à venir. Oh ! non plus une foule comme chez M. le Maire, mais un seul être. Mon cœur s’élançait comme un oiseau qui s’échappe de sa cage. Étourdi de joie et de crainte, de joie surtout, je tombai comme évanoui sur une chaise. Elle ! c’était elle ! Je l’appelai par son nom. Les vivants n’auraient pu m’entendre car le bonheur étranglait ma voix, mais il n’est pas besoin de paroles quand on se rencontre cœur à cœur.

Elle ne me répondit pas. À quoi bon ? Je m’agenouillai sur le plancher à la place que frôlaient ses pieds. Sa présence m’enveloppait tout entier. Je ne voyais pas ses yeux, je n’étreignais pas ses mains. À quoi bon encore ? Elle était plus près de moi, oh ! bien plus près, que jadis lorsque je la serrais dans mes bras. Combien de temps cela dura-t-il ? je ne saurais dire. Ce fut long comme l’amour, rapide comme un battement de cœur. Aucune pensée, aucun sentiment. Elle était là ! Je n’avais plus la moindre surprise, la moindre curiosité. Je ne lui posais aucune question. Son cœur s’écoulait dans le mien. De telles choses, ni notre chétive raison ne peut les comprendre, ni la langue humaine les décrire.

Mais tout ceci n’a d’intérêt que pour moi. Que M. le Maire me pardonne de m’y être arrêté si longuement. Du reste mon extase prit fin, s’évanouissant comme elle était venue, d’une manière inexplicable. La minute d’avant j’étais rempli de cette chaude présence, la minute d’après, je me retrouvai seul et glacé. Je me levai flageolant et la mort dans l’âme. Était-ce possible. Déjà, déjà partie ! Elle m’aime, elle n’est plus là. J’aurais voulu la poursuivre, la rejoindre au moins dans la tombe.

Ainsi le désespoir s’emparait de moi à l’heure même où le désir de toute mon existence était assouvi. Toujours, toujours, j’avais cherché l’Invisible. Je le tenais maintenant. Le mystère se laissait voir, et cependant je ne me souciais plus de rien connaître. Je ne voulais qu’elle et je la cherchais sans fin. L’homme est ainsi fait, changeante créature qui se détourne de l’objet de ses plus chers désirs, au moment même où il n’aurait qu’à tendre la main pour s’en emparer. Nous nous flattons de vivre par la fine pointe de l’esprit, mais nous ne sommes au vrai que passion et, dès que l’amour nous fait un signe, nous tournons le dos à la science. L’occasion était unique pourtant de changer en vraie certitude cette foi aux choses invisibles qui a fait l’étude de toute ma vie. Que d’expériences décisives j’aurais pu faire ! quelles lumières nouvelles apporter à mes concitoyens et au monde ! Mais je ne suis qu’un pauvre être de faiblesse et d’amour. J’oubliai tout à fait les nobles ambitions qui m’avaient soutenu jusque-là dans mes recherches, et, au lieu des précieux secrets d’outre-tombe, je ne vous rapporte que la banale aventure de deux cœurs qui se rencontrent, qui se perdent et qui se poursuivent. Qui me dira le temps que j’ai perdu de la sorte à battre éperdument cette multitude, uniquement occupé de rejoindre ma bien-aimée ?

Les cloches de la cathédrale déchaînées soudain me rendirent à moi-même. Il me sembla que je sortais d’un rêve pour rentrer dans la vie réelle. La vie réelle, c’est le mot bizarre et décevant que nous avons coutume d’employer en de pareils cas. Mais l’être de rêve, au milieu de cette foule qui m’environnait, en vérité n’était-ce pas moi ? La pensée au contraire, le mouvement, l’énergie, l’entrain, la vraie vie enfin, était ce flot merveilleux d’activité sereine et puissante qui me ballottait comme une épave insignifiante, inerte, inexistante. On a composé jadis sur le monde invisible un poème que monsieur le Maire connaît sans doute. Un homme traverse le purgatoire — pour ne pas parler des autres cercles de son voyage — et de tous côtés on se presse autour de lui. On veut le voir, on veut l’entendre, on suit avec stupeur l’ombre que seul, parmi tous ces êtres, il projette sur le sol. Parce qu’il respire, parce qu’il est vivant, il maîtrise, il domine tous ces fantômes. Le monde invisible aurait-il changé, ou bien suis-je moi-même un trop chétif personnage ? Toujours est-il que je n’attirais l’attention de personne. Lorsque peu à peu je fus repris par mon ancienne curiosité, ce fut là une des principales difficultés qui paralysèrent mon enquête ; personne ne paraissait même s’apercevoir que je fusse là. Parfois, j’essayais d’arrêter au passage un de ces êtres qui glissaient près de moi, et de lui dire mon nom. Peine perdue. La brise n’écarte pas plus doucement une paille qu’elle rencontre ; la rivière ne rejette pas avec moins d’effort sur ses rives les feuilles mortes qui n’ont même pas fait rider la surface des flots. Ils vivaient tous d’une vie alerte et rapide, très pleine et néanmoins très paisible. Âme endormie et toute passive, j’étais là seul à ne rien faire. Quand vous étiez encore à Semur, auriez-vous interrompu votre travail pour expliquer à un passant oisif le sens de votre vie ? Eux de même. Le fleuve me poussait d’ici et de là. Personne ne s’arrêtait pour écouter mes questions sur les mystères du monde invisible.

Le linceul de brume qui vous dérobait la vue de Semur vous a fait croire que nous restions dans la nuit. C’est une erreur. Vous partis, se leva bientôt une lumière étrange et douce qui ne ressemblait ni à celle du soleil ni à celle de la lune. Et de même les bruits de la vie recommencèrent avec la première sonnerie de nos cloches. D’abord, je ne perçus autour de moi qu’un vague murmure, puis je distinguai des voix, puis enfin des mots. Je ne saurais vous dire quelle langue ils employaient, mais certainement j’arrivais parfois à les comprendre. Voici, par exemple, un de leurs chants, le premier que j’aie pu saisir :

Seigneur, laissez-nous rentrer dans la maison de nos pères. Revoir, revoir, revoir tous nos bien-aimés qui vivent là-bas ! Faibles mortels, ils oublient, ils oublient, ils oublient si vite. Ils nous reconnaîtront quand nous serons là.

D’autres voix continuaient :

Nous voici, nous voici, dans la maison de nos pères. Douce est la maison où nous sommes nés. Nous nous souvenons, ils se souviendront de même. Un mot, un mot de nous et ils comprendront.

Je transpose, comme je peux, ce que j’ai compris de leurs chants, mais ce n’étaient sûrement pas de si pauvres mots. Quant à la musique de ces voix, je renonce à vous la décrire, lente et vive tout à la fois, sereine et suppliante, si différente de la nôtre qui ne prie jamais sans quelque tristesse. Et puis je ne saisissais que des lambeaux de ces cantiques. Au milieu d’une strophe, le sens se perdait pour moi, et de plusieurs de leurs phrases je n’ai entendu que les premiers mots. Je ne recommençais à les suivre que lorsqu’ils parlaient de Semur, de vous, mes amis, et de notre présente aventure. Rien ne m’a été révélé des secrets de ce monde invisible au milieu duquel je tâtonnais comme un voyageur perdu dans un pays dont il ne sait pas la langue. Ils ne m’ont laissé comprendre que ce qui touche aux misères de notre vie mortelle et tout cela, je le savais trop déjà.

Ils furent d’abord tout à la joie de leur retour, tout à l’espérance. Les cloches sonnaient des airs de triomphe. Ils se répétaient les uns aux autres que nos femmes les avaient entendus, les avaient compris et que par elles notre ville serait sauvée. C’est alors que plusieurs d’entre eux allaient et venaient sur le chemin de ronde, en chantant :

Nos frères nous ont oubliés, mais un mot de nous va nous les rendre. Un mot, un mot, et ils comprendront.

Est-il vraiment possible que vous ne les ayez pas entendus ? Une fois, j’étais descendu, tout près de vous, au bord de la rivière et leur musique céleste m’arrivait du haut des remparts :

Par amour pour vous, nous sommes venus du monde invisible. Ne refusez pas, ne refusez pas de croire.

Et vous ne les avez pas même entendus ! Vous étiez là, monsieur le Maire, au bord de la rivière, avec un air de stupeur et d’embarras. Non loin de vous, quelqu’un autre restait longuement la main sur l’oreille, comme pour distinguer une rumeur imperceptible, alors que ces voix vibraient dans le ciel pur, plus éclatantes que toutes nos voix de la terre.

J’entendis alors par la ville comme une traînée de longs soupirs. Il me semblait qu’on allait pleurer : « Ils ne peuvent pas, ils ne veulent pas nous entendre », disait-on, autour de moi. Un silence déçu avait fait place à l’exaltation de tantôt. Les morts peuvent donc souffrir encore ? Ils connaissent, comme nous, la tristesse des désirs trompés, des attentes vaines. Il me semblait bien pourtant que leur tristesse est moins accablante que la nôtre, mais sûrement ils étaient surpris et comme interdits par leur échec : « On nous l’avait bien dit, répétaient-ils, mais nous ne voulions pas le croire. Nos voix ne sont plus comme les leurs. Ils ne peuvent pas nous entendre. Nous sommes venus, nous avons pris leurs maisons, et ils ne savent pas pourquoi. » Tout bouleversé par leur désappointement, je brûlais de les rassurer, de leur dire que moi non plus je ne les avais pas compris d’abord et que, peu à peu, je m’étais fait à leurs voix. L’ai-je dit, m’ont-ils entendu, ou bien ont-ils lu dans mon cœur ? Je ne sais, mais il me sembla qu’on se pressait autour de moi, comme pour ne pas perdre une seule de mes paroles.

Il y eut un moment d’hésitation, puis ils reprirent cœur et se remirent à leur entreprise. Plusieurs allèrent en ambassade jusque parmi vous. Mais vous ne les avez pas entendus. Les cloches sonnèrent encore mais vous n’avez pas su les comprendre. Pour moi, j’allais d’un endroit à l’autre, tant et si bien que l’invisible m’était devenu aussi naturel que le visible. Parfois un vague désir me revenait de leur poser des questions précises : « D’où venez-vous ? quelle est votre vie ? qu’êtes-vous venus faire ici ? » Mais ils n’auraient pas pris garde à de telles questions, et puis je dois dire que moi-même elles me passionnaient de moins en moins. Je n’avais plus qu’un seul désir, celui auquel tous les cœurs autour de moi étaient suspendus : « Ah ! si vous pouviez enfin entendre ! Ah ! si vous pouviez comprendre ! » Ce désir nous absorbait tous, moi comme les autres, car maintenant, malgré l’extrême fatigue que mon pauvre corps éprouvait à les suivre, je ne voulais plus me séparer d’eux.

Un jour, ainsi conduit par cette foule, je me trouvai, monsieur le Maire, sur le pas de votre porte. J’entrai. Ils étaient là en grand nombre, qui me furent soudain presque visibles, et, à la tête desquels je reconnus votre père. Cette vision fut plus rapide qu’un éclair, mais, sans plus rien voir, je pouvais suivre les pensées qui les occupaient. Toujours la même pensée, du reste. Une petite voix, une voix d’enfant, frêle et douce, se leva : « Je suis allé vers lui, mais il ne m’a pas entendue », et la voix de votre père reprit en même temps les mêmes paroles : « Nous sommes allés vers lui, il ne nous a pas entendus. »

D’autres disaient que c’en était assez, que Dieu ne leur avait pas ordonné, mais simplement permis de venir à nous et que, leur entreprise ayant si misérablement échoué, il n’y avait plus qu’à partir.

Leur découragement m’accablait. J’en souffrais pour eux, mais aussi pour moi-même, consterné que j’étais de les trouver presque aussi impuissants que nous. Les seconder, j’aurais tant voulu, mais que suis-je ? un malheureux, un visionnaire dont tout le monde plaisante. Et pourtant je n’y pus tenir : « Envoyez-moi parmi eux, criai-je, je leur dirai vos désirs en termes qu’ils comprendront ! » Mes paroles résonnèrent étrangement dans le silence et la solitude de cette salle, pleine pourtant. Saisi d’une peur nouvelle, je pensai m’évanouir. Mais au moment où je perdais connaissance, la claire vision des êtres qui m’entouraient me fut rendue. Les beaux visages, aux yeux de douceur et de clarté ! Une ombre triste passait sur leurs fronts d’où rayonnait pourtant une béatitude céleste. Cela ne dura qu’une seconde, moins encore sans doute. Une main toute-puissante me poussa hors de la chambre. Je n’étais pas digne de voir pleurer les élus.

Je rentrai chez moi où je trouvai beaucoup de monde, mais, dans ce sanctuaire de mon amour, mon cœur ne vivait plus que pour une seule créature. Je m’assis à la chère place où nous nous étions retrouvés. J’étais exténué, mais tranquille. J’entendis parler près de moi : « Ainsi, nous n’avons pas réussi », disait une voix et une autre lui répondait : « Il fallait bien s’y attendre, puisque Dieu ne nous avait pas dit de venir. » Je ne voyais rien, je savais pourtant que mon père et que ma mère étaient près de moi.

Ils parlèrent longtemps. Quelques jours plus tôt, si j’avais prévu cette rencontre, je me serais promis de tendre mon attention de manière à ne perdre aucune de leurs paroles. Mais non, j’étais comme un enfant qui ne cherche pas à comprendre les paroles qui le bercent, sans curiosité et sans crainte près de la tendresse qui veille sur lui. Un remous, un frisson, un silence soudain de toute la ville me réveilla de cette douce torpeur. Je sortis en hâte pour voir ce qui arrivait. La foule autour de moi se courbait sous le passage, rapide et dominateur, d’un être invisible. Leur maître à tous, sans doute, et dont la voix souveraine m’épouvantait. De ce qu’il proclamait à la foule, je n’ai compris que ces quelques mots : « Même si les morts ressuscitent, ils ne croiront pas. » Mais déjà il n’était plus là. J’entendis un vaste murmure qui ne tarda pas à s’éteindre, puis je perdis connaissance.

Quand je revins à moi, je me trouvai sur les degrés de la cathédrale et environné de silence. Une volonté étrangère à la mienne me fit me lever et me poussa doucement, le long de la Grand’Rue, dans la direction de la porte Saint-Lambert.

J’allais sans hésiter, sans même me demander comment je pourrais sortir de la ville. Arrivé à Saint-Lambert, je ne dis rien et personne non plus ne me parla, mais la porte tourna doucement sur ses gonds, et la même force invisible me poussa dehors. La brise du matin me caressait le visage. Le soleil brillait au-dessus de moi et bientôt je vous retrouvai. Et maintenant j’ai dit tout ce que j’avais à vous dire. Ne m’en demandez pas davantage. Je n’en peux plus, je voudrais dormir. Pensez que je n’ai pris ni repos ni nourriture depuis… ne dites-vous pas qu’il n’y a que trois jours ?