La Ville charnelle/les trapèzes du vent

E. Sansot & Cie (p. 43-50).

IX

LES TRAPÈZES DU VENT

Ô mon rêve, mon pauvre rêve essoufflé,
lève la tête, ouvre les bras, ouvre ton cœur, tes yeux,
et comme un four ta bouche, pour absorber
l’âme immense et turbulente de la Mer !…
Grise-toi en buvant l’agonie des Nuages
qui chancellent blessés à mort, dans le ciel noir,
ainsi que des taureaux,
le ventre lampassé de leurs boyaux rougeâtres…

Ô grande Mer pillarde, ô sombre conseillère

d’audace et de témérité,
je te sais gré de déchaîner ainsi tes vagues forcenées !
Gonfle-toi à loisir, et soulève très haut
mon rêve ivre d’embruns !
Tu as salé mon corps pour la dernière sépulture,
avec le sel divinisant de tous nos pleurs,
qui picote et qui leurre notre soif d’aventure,
ô Mer, morne embaumeuse de suicides !…

Les nègres te bafouent de leurs ricanements,
car ils ont oublié leur exécrable vie
et leur cases de pauvre bousillage…
Que pourraient-ils pêcher dans ces maudits parages,
si ce n’est des cadavres ? Ils préfèrent danser
sur ta vaste amertume, ô Mer, fixant au loin
tes tristes horizons d’angoisse verte…
Ils danseront longtemps, durant des nuits, des nuits,
sur la poupe qui sombre
et parmi et malgré tes gifles culbutantes !

Leur barque va poussant des bordées improbables…
La voyez-vous très loin plonger et reparaître,
comme une tête sournoise de tortue,
sous ton immensurable carapace, ô Mer ?…

Ô grande Mer sorcière, qui souffle à pleins poumons
dans les vessies des nuées ballonnantes,
je sens que ton exubérante haleine bleue
emplit pompeusement la voile où bientôt
le squelette de la mort
enfoncera ses longs ciseaux lunaires !
Lance-toi, ô mon rêve, à la nage, et bondis
par-dessus les sursauts démoniaques de la Mer !…
Il faut que tu rejoignes cette barque intrépide !…
Il faut que tu glapisses avec l’acidité
de ces flûtes aigries que les nègres debout
sur la poupe craquante, embouchent à plaisir
avec leur succion torturante et lugubre,
comme s’ils avalaient de venimeux serpents.

Tiens-toi en équilibre sur ce rayon de lune !
Lance-toi donc sur le tremplin de la marée !
Ô mon âme, bondis de vague en vague,
toujours plus loin,
toujours plus haut jusqu’aux nuages,
jusqu’au volant trapèze de ce grand vent gymnaste !
Ouvre ton cœur fumeux comme un grand port,
aux belles voiles des idées inconnues !
Inonde tout le ciel de ta faveur sentimentale !…
Debout, mon rêve, et chante !… Oh ne me trahis pas…

Ô mon génie, prends garde à toi ! Lève tes yeux…
Ces astres immobiles sont les clous implacables
qui tiennent suspendues en croix les âmes lâches,
tombées à mi-chemin de leur essor !

Ne tourne point la tête ! Enivre-toi de sel marin
et de cris de mouettes !
Hâte-toi de héler cette barque de nègres,

et monte, toi aussi, sur la poupe, comme eux.
Puis dis-leur de virer bien loin de ces parages,
vers les villes écloses couleur de magnolias,
qui parfument là-bas le large ultramarin.
Bois à flots l’aventure ardente de la Mer,
avec ses lourds sanglots et ses esclaffements,
ses sillages chanteurs, sa floconnante écume,
sur la cadence et la sinistre mélopée
de ces rameurs ! Et miaule comme une benjoh !…
Hâte-toi, car voici, la Nuit sournoise et despotique
s’est nourrie peu à peu des vivantes ténèbres,
des langoureux regards et des liquides voluptés,
que les prunelles dominantes de la Ville
ont épanché sur l’échancrure des rivages.
C’est la Ville éternelle de luxure et d’angoisse
qui a formé sinistrement la nuit tout autour d’elle,
avec son fastueux regard de velours noir !

La Mer ! La Mer toute abreuvée d’ombre chaude,

n’est plus que le regard épandu de la Ville !

Mais fi de ces chansons d’ivrogne monotone !
Je n’ai que des images de tailleur ou d’orfèvre
et je ne puis trouver un cri digne de toi !…
Pour te chanter encore il faut me souvenir
des joies passées et des beaux jours de ma jeunesse,
ou desserrer les dents à la hyène affamée
qu’on nomme l’Avenir, pour avoir un lambeau
des viandes purulentes qu’elle mâche sans fin.

C’est en vain, Ville ardente et vorace,
que je vais ravageant l’espace débonnaire
pour trouver les torrents, les cascades d’étoiles
dont je veux inonder ton beau corps de déesse !
Je ne mérite pas de chanter ta splendeur,
et je suis bien indigne de respirer ton souffle,
puisque je n’ai pas su m’oublier dans tes bras,
et je t’ai traversée comme un chien enragé

va cherchant une source impossible !

Ô Ville de luxure éternelle et divine,
il n’est plus que la mort pour celui qui osa
se pencher sur tes seins pour regarder ailleurs !
Je ne veux point bâtir mon tombeau sur les cimes,
ni pavoiser d’orgueil mon banal suicide !
Tu me vois terrassé par le poids de mon crime !…
J’ouvre mes veines avec mes ongles acérés,
pour mourir à tes pieds comme une humble victime !

Un de plus, voilà tout, offert en holocauste !
Un cœur de plus pareil aux autres et plus vil qu’eux !
Un chien de plus broyé par les pesants chariots
qui viendront apporter les baumes asiatiques,
dont se parfumeront miraculeusement
tes abondants cheveux impurs…
quand demain, pour te plaire, le Soleil ton eunuque,
surgissant tout à coup de sa couche profonde,

viendra recomposer le spectacle du monde
et glissera ses rayons d’ambre sur ta nuque,
afin que mollement tes fins cheveux se plaignent
comme sous la caresse amoureuse d’un peigne.