La Ville charnelle/la ville caracolante

E. Sansot & Cie (p. 51-54).

X

LA VILLE CARACOLANTE

Ô mon âme embrasée, déchaîne donc
tes fantasques idées flamboyantes
qui zèbrent le ciel noir de ton futur,
comme ces bondissantes architectures d’or
que l’orage pétrit à coups d’éclairs violents
sur les villes recuites par la chaleur solaire !

Grande Ville nocturne
enfourche donc ton promontoire cabré,
dont le poitrail emplit l’horizon vaste

et chevauche à grands pas sur la courbe du monde,
en piétinant les ondes que tes amants fourbus
pavent, au loin, de leurs cadavres innombrables !
Oh ! te voilà caracolant sur ces torrents de lave
que versent leurs prunelles !… Oh ! te voilà caracolant
sur ce vaste chemin de vagues à plat ventre
ainsi que des esclaves comme nous, comme moi !
Nous sommes à ta merci, prosternés dans le sable !
Et tu peux à loisir défoncer nos échines
avec les lourds sabots granitiques
de ton grand promontoire cabré de joie.

C’est bien toi la Maîtresse dont le grand corps doré
sait à la fois tenir dans notre cœur fragile
et barrer tout le ciel par ses courbes immenses !…
C’est bien toi qui nivelles la houle échevelée
de la moisson humaine,
que secoue la bourrasque d’un orgueil effréné !
Tu fauches d’un grand geste les crêtes en révolte

des plantes et des bêtes, des vagues et des hommes,
exaltés par l’espoir de conquérir les nues,
et ta phosphorescente haleine d’algues mortes,
pourrit tous nos désirs et corrompt notre sang !
Ô Ville énorme au front d’ivoire, vitré de diamants,
ô Ville chevelue de jardins suspendus
qui ombragent les terrasses de tes épaules
et la pente suave de tes reins souples !
Le Vent ramassera mon cadavre léger,
pour le jeter dans les ornières mouvantes de la mer,
où tu vas chevauchant sur ton grand promontoire !

Mon cadavre ?… un de plus offert en holocauste !
Un chien de plus broyé par les pesants chariots
qui viendront apporter les baumes asiatiques,
dont se parfumera miraculeusement
ta chevelure…
quand demain, pour te plaire, le Soleil ton eunuque,
surgissant tout à coup de sa couche profonde,

viendra recomposer le spectacle du monde
et glissera ses rayons d’ambre sur ta nuque,
afin que mollement tes fins cheveux se plaignent,
comme sous la caresse amoureuse d’un peigne.