La Ville charnelle/LES VIGNES FOLLES ET LA LEVRETTE DU FIRMAMENT

E. Sansot & Cie (p. 55-67).

Les Vignes folles
et
La Levrette du Firmament
(Petit drame de lumières)


PERSONNAGES :

Les Vignes folles
Les Cyprès mystiques
La Levrette du Firmament
Les Perdrix impossibles
Le Soleil moraliste

une vigne folle

Regardez, mes compagnes ! La Lune svelte et bleue,
notre jolie levrette au poil nacré,
va chassant les Étoiles… Son échine élastique
et tachetée d’argent reluit parmi les arbres !…

Elle a bon flair, chasse de race, la svelte Lune
qui vagabonde et s’élance avec grâce
aux profondeurs giboyeuses du firmament,
en suivant les divines perdrix sidérales.
Elle enjambe l’immense et poudreuse Voie Lactée !…
Où se sont-elles donc cachées ? Oh ! les sournoises !
La Lune est immobile,
le nez au vent, comme en extase,
tendue vers leur gazouillement de source fraîche !…
Elle descend de la montagne
par saccades légères,
en suivant la piste adamantine des Étoiles,
sur les zigzags éblouissants de ce sentier.
La voyez-vous bondir et rebondir
comme une balle en caoutchouc, et puis plonger,
étincelante et fine comme un poignard,
dans la touffeur des bois ?
Disparue ?… Non ! La revoilà…
Oh ! qu’elle s’amuse à gambader dans les vergers,

feignant de se distraire
en soufflant son haleine crayeuse
et corrosive sur l’ardente mollesse des feuillages…
et puis soudain, debout, d’un coup, happant au vol
cette perdrix de feu !… Ciel ! Ciel ! la maladroite !
Elle a failli tomber dans un vallon !…
Elle en a du courage !

les vignes folles, en chœur.

Ne la perdez jamais de vue ! Mais comment faire ?
Car nous ne pouvons guère soulever en courant
nos pesantes chevelures de feuilles mordorées,
alourdies par le feu contenu de l’ivresse !
Nos longues chevelures huilées de sommeil
embarrassent nos pas, et nous sommes trop lasses !…
Ô svelte Lune, levrette bleue du firmament,
attrape au vol, sans la tuer, une Étoile chantante !
Regardez donc sa croupe élastique, arrondie,

là-haut sur les bois noirs qui frangent les sommets…
Bravo !… Elle vient de happer l’impossible perdrix !
Vite à nos pieds, jolie levrette !…
Oh ! ne sois pas farouche…
Apporte-nous l’Étoile vive dans ta bouche !…
Qu’elle est jolie ! Et son plumage
a le tressaillement glacé des eaux courantes !
Elle a sans doute des prunelles pensives
de saphir pailleté… Donne ! Elle est à moi, l’Étoile !
Descends, levrette bleue ! Nous te tendons les bras !
Lâche-la, si tu veux et nous l’attraperons !…
Mais non, descends !… Malheur !…
L’impossible perdrix
s’est envolée… Hélas ! nous n’avons pas de chance !

les cyprès mystiques

Ne criez pas, mes filles ! Ne tordez pas vos bras,
ainsi que des bacchantes !…

Marchez plutôt, et priez en silence ;
emmitouflez vos corps grisants
dans votre chevelure, où vous pouvez cacher
les grappes succulentes de vos seins de raisin.
Hâtez vos pas sans bruit, répétez en cadence
avec moi les nocturnes litanies de la brise,
pour éloigner Satan qui se grise en tressant
ses doigts gluants de feu aux boucles de vos nuques…
Baissez la voix ! Plus bas… Et marchez trois par trois,
en vous donnant la main. Ne sortez pas des rangs…
Il faut que nous ayons atteint le monastère
avant l’Aurore, pour que les Vendangeurs
ne vous ravissent pas dans leurs doigts de pressoir.
Car ils voudront vider d’un coup vos seins gonflés,
et boire à même les blessures de vos corps.
Vous portez dans vos veines le vin sacré des Anges
que vous devrez répandre sur l’Autel du Seigneur !
Hâtez vos pas sans bruit ! et priez à voix basse.


les vignes folles, en chœur.

Ah ! bah ! fi des Cyprès !
Filons, ô mes compagnes ! Vite, à la débandade,
courons sur le versant de la montagne !…
Nous vous quittons, Cyprès !
et que le diable vous enfourne
aux gueules de l’enfer !…
Nous en avons assez de vos voix de chouette,
de vos marmonnements haineux contre la brise !…
Vos bouches qui se ferment ainsi que des bréviaires
ont des odeurs de cendre et de tabac et de résine !
Et vos yeux de hiboux, nous les sentons sur nous
vrillants et embrasés ainsi que des tisons,
vos yeux ronds nichés sous vos frocs symétriques !

Joie des Joies !… Viennent donc les Vendangeurs élus,
car nous ne voulons pas mourir avant d’avoir
pleuré tout notre amour sous des dents inconnues !…

Les voilà qui s’avancent pour gravir la colline,
scandant leurs pas sur le balancement
de leurs bras lourds et nus, tout trempés de rosée…

Quelle est la femme blonde qui les précède mollement ?
C’est une jeune paysanne dont les joues sont rosées
car elle a trop couru de montagne en montagne…
Elle est voilée par un grand vol diapré de papillons,
et sa taille fragile de belle fleur mouillée
semble vouloir pencher son visage brûlant
dans la fraîcheur des herbes…
Le vent a tapissé de roses le sentier devenu musical,
où déjà ses pieds blancs modulent en silence
l’éternelle cadence de sa marche de feu.
Elle glisse et bondit de roche en roche,
sur le feuillage immense des forêts
dont les folles mains vertes applaudissent.
Elle sème alentour des palmes d’allégresse
et de délices, d’un beau geste rythmé

qui s’ouvre en éventail d’arômes sur la terre.
Son bras gauche est levé pour mieux équilibrer
sur sa tête azurine une blanche corbeille
bondée de fruits vermeils et de fraîches salades.
C’est l’Aurore aux longs cils qui s’avance en liesse !…

Beaux Vendangeurs aux joues tannées,
vous voulez donc presser nos corps entre vos bras
que vous mettez à nu, musclés comme des arbres,
sur vos larges poitrines dans le frisson rieur
de la lumière heureuse… quand le Soleil éclate enfin,
à l’horizon, comme une ruche crevée par la chaleur.

Beaux Vendangeurs aux dents de loup,
vous marchez à pieds nus sur les cailloux qui flambent.
Venez. Entrez chez nous. L’Aurore est déjà là !
Elle est entrée sans même ouvrir la claie du vignoble ;
puis saluant l’une après l’autre d’un sourire,
l’Aurore s’est assise parmi nous sans mot dire…

Elle dépose enfin sa corbeille à nos pieds,
d’un geste rose aux élégances vaporeuses,
si lestement qu’à flots
les fraises, les roses et les coquelicots
ruissèlent sur nos têtes éclaboussant nos chevelures…

Prenez-nous, Vendangeurs, sur vos poitrines…
Nous sommes presque nues, et nos visages d’émeraude
sont trempés de sueurs
sous le poids violent de nos tresses méchantes.
La brise chaude du désir
picote le satin de nos mamelles
dont le raisin est mûr.
Mais non ! Pitié ! Soyez plus doux ! Pourquoi fouiller
ainsi brutalement et retrousser nos robes de verdure ?
Nous n’avons plus, hélas, cachées entre nos seins
les chantantes perdrix du ciel à vous offrir !


le soleil moraliste

Mes biens chers spectateurs, votre imbécillité
devenue légendaire, me force d’inonder
vos yeux niais, vos bouches bées et vos cœurs froids
par un torrent de vérité resplendissante
qui vous éclairera sur les héros bizarres
et sur le dénouement de ce grand drame hilare.

Les vignes folles furent dûment empoignées avec rage
par leurs amants brutaux, les Vendangeurs,
puis giflées comme on gifle en plein visage
les femmes qui ne savent rougir différemment.
Ce n’est qu’en piétinant le corps de sa maîtresse,
que l’on peut en tirer l’amour divinisant !…
Les beaux Vendangeurs enfoncèrent leurs pieds
dans les mamelles de raisin, pour qu’un sang noir
pût ruisseler de joie dans leurs verres brandis
très haut, le soir, au fond des bouges,

quand ils célèbrent, en buvant, mes rouges funérailles.

La Lune s’en alla mourir comme une chienne
dans le brouillard, museau broyé, gorge béante…
C’est le sort de tous ceux qui veulent se servir
de pattes aussi fines et souples que rayons,
pour grimper jusqu’aux nues avec des goûts de chèvre,
au lieu de s’en aller chasser élégamment
les nuages craintifs qui fuient comme des lièvres
dans la rase campagne d’un ciel ultramarin.

Et les Cyprès bourrus furent écartelés
par les gais Vendangeurs, qui tordirent
et disloquèrent leurs rameaux funéraires.
Les voilà mis en croix en guise d’échalas,
qui fléchiront un jour, ainsi que des divans
sous le poids des amours des Vignes qui naîtront.
C’est bien là le destin des moines acariâtres
qui veulent enfermer des filles dans un cloître !