La Ville charnelle/LA VIE DES VOILES

E. Sansot & Cie (p. 69-79).

La vie des Voiles
(Petit drame de lumières)


J’aime la vie soupirante et mélancolique
des voiles, les belles voiles amoureuses
ou tragiques sous les étoiles.
Elles se lèvent frileuses et timides, au matin,
d’entre les brumes, pour secouer
ingénument des poussières d’or humide
et de merveilleuses scories d’astres.
Elles se lèvent humblement, les voiles,
comme de jeunes servantes,
muettes et diligentes, de grand matin,
et puis s’en vont au large, vers les espaces,
sans souci du lendemain,
ni des oiseaux qui les dépassent…

sans souci des grands vaisseaux
aux mâts ambitieux,
qui surgissent au large et grandissent
dans le soleil, comme de blanches cathédrales.

Parmi la nostalgie et le silence
fulgurant des midis…
les voiles s’arrêtent, éperdues dans l’espace,
sous les cieux frénétiques !
Les voiles s’abattent comme des cadavres,
sur le pont foudroyé de lumière
et la mer hallucinante les enlace !…

Plus tard, quand la brise paresseuse
se lève en soupirant sur la mer qui tressaille,
les voiles doucement ingénues et coquettes
se réveillent et s’exaltent parmi le miel des brises.
Elles sont encore toutes éblouies ;
elles vont tâtonnant dans l’azur,

avec des plaintes et des soupirs
puériles et frêles,
comme des cerfs-volants qui montent
sur les places désertes,
parmi des cris d’enfants, dans la lumière.
Elles trébuchent légères et frissonnantes,
elles glissent agiles sur l’argent des flots mobiles…
Et les flots applaudissent alentour
avec des rires éclatants par milliers,
comme des enfants lâchés dans la campagne.
Alors que le Soleil s’enlize
aux lointains sables d’or,
comme un chariot
tout ruisselant de vendanges superbes,
les voiles se détournent du couchant,
car elles ont peur des mirages
et des sorcelleries diaboliques du Soir…
Alors des ombres mornes et bourrues,

se couchent, ventre au ras des flots,
et galopent devant elles, farouchement, vers la Nuit.
Les flots bondissent, gueule béante,
comme des chiens ensanglantés,
et leur mordent les seins.
Mais les voiles s’en vont
insouciantes et légères
loin du carnage éphémère
des nuages à l’horizon.

C’est l’heure où les Ténèbres creusent
gravement des cercueils,
dans la pierraille des flots !…
Sous le grand ciel épuisé de lumière et d’espoir,
parmi de volantes pelletées d’eau noire,
les Ténèbres creusent leurs cercueils, en chantant,
d’acides cantilènes d’acier miroitant.
Les voiles s’esquivent
craintives et violettes,

dolentes et muettes,
par les chemins creux des mers.
Elles trottinent par petites troupes,
ingénues et priantes,
d’un pas timide et recueilli de vieille.
Elles glissent en la verdeur humide
des vieux ports, pour prier à loisir
le Soleil qui s’endort.

Dans le drame éternel des espaces,
il est parfois des dénouements de pierreries
et des revirements de flammes monstrueuses.

Car, voici qu’une fête s’apprête,
dans le port ébloui,
tout palpitant de soieries orientales,
et le Soir s’agrandit en basilique immense.
Voici le flamboiement des coupoles dorées,
bâties sur des nuages de marbre somptueux,

que le vent a sculpté en spirales de feu.
Voici la nuit, comme une icone formidable d’ébène
dresse sa face d’ombre auréolée d’azur.
Voici les eaux du port, figées, marmoréennes,
comme un pavé sonore incrusté de saphirs,
où les pas millénaires des fidèles voiliers,
ont peut-être creusé, silencieusement,
la langueur moelleuse d’un sillon gigantesque.
Les voiles gourdes et ballonnées
comme des pieuses levantines,
en leur robe de moire noire et bouffante,
les douces voiles trottinent
parmi le faste éblouissant des mosaïques.
Elles voient resplendir sur leurs têtes
les coupoles grandioses du Soir,
toutes grouillantes de métaux en fusion,
comme de vastes creusets d’astres.

Au loin des cloches égrènent

entre leurs doigts diaphanes
un rosaire de voix bleues et de larmes argentines.
« À genoux ! à genoux, ô voiles sibyllines ! »

Alors sur le pavé vénérable des mers,
une à une, en silence, vaincues par le mystère,
les voiles s’agenouillent…
Elles ploient leur échine plaintive,
et leurs focs sont unis comme des mains en prière.
Puis les voiles brunes
se lèvent une à une et trottinent
à pas menus, tout doucement vers le rivage.
Leurs rames noires et ruisselantes
se meuvent minutieuses au ras des flots
comme des bras souples et nus
tout cliquetants de pierreries.

Tout à coup, la quille crisse
sur le sable lisse et s’enfonce,

et des marins roulent dans la houle,
comme des quartiers noirs et barbus de rocher.
Attelés à la file, avec un han véhément,
les marins goudronnés, à mi-corps dans la houle,
tirent lentement les carènes,
sous le râle fiévreux des antennes,
et le cri jaune des poulies qui se plaignent,
au flic-flac des ressacs…

Des bouches noires à l’inconnu des horizons,
ont soufflé leur morne désespoir.
Et les marins se hâtent dans la houle
en sentant sur leur cœur
les ténèbres mollasses qui traînent
comme des haillons pourris.
Les grandes vagues se brisent avec un cliquetis sinistre
d’épées que l’on aiguise ;
« Hissa-ho ! Hissa-ho ! »
Et les marins s’acharnent

parmi le ronflement formidable des eaux…
« Hissa-ho ! Hissa-ho ! »
Et les voix rauques sonnent ainsi que des marteaux !

Enfin, à la nuit pleine,
parmi le vol fougueux des astres délivrés,
à sec sur le rivage, montrant leur quille vaine,
les voiles sont figées…
Les voiles abattues marmonnent et se lamentent
comme des mendiantes lasses,
écroulées sur le seuil poudreux des cathédrales.
Épuisées de voyages, de rêves et d’espoir,
les voiles dressent tranquillement au ciel
leur beaupré noir tout musclé de cordages,
comme un immense bras,
pour implorer l’aumône d’une étoile !