La Ville charnelle/les benjohs du désespoir et de l’aventure

E. Sansot & Cie (p. 37-42).

VIII

LES BENJOHS[1] DU DÉSESPOIR ET DE L’AVENTURE

Car mon cœur inspiré, comme un foc plein de vent,
me détacha des plaines et de leurs cris volants,
pour me livrer au grand désespoir de la mer,
dont le râle funèbre emplissait l’horizon :
À grands pas je tournai la terrasse suprême
qui s’arrondit déclive, comme une belle épaule,
parmi la vive retombée des longs cheveux aromatiques,
et j’entrai dans la glauque et molle pâmoison
du soleil qui s’en va dormir, les bras ouverts,

la face au ciel comme un noyé sanglant,
sur la berceuse éternelle des flots.
Mais, par instants, la Mer
criait sa faim inassouvie d’amour
et son désir de suicide, aux Nuées vagabondes.

Cependant les Nuées s’en allaient toutes roses,
voyageant sur la mer verdâtre, à reculons,
avec leurs longs visages enfiévrés par l’extase
et les deux bras tendus languissamment vers le Soleil,
comme pour repousser la lente volupté
de ce terrible et si lointain regard.
Mais pour plaire à la nuit, les Nuées paresseuses
modifiaient les courbes de leurs corps féminins,
se couchant aux divans vaporeux de la brise,
dont les ressorts brûlants se plaignaient dans l’espace.

Alors je me penchai aux parapets d’ivoire,
d’où montaient par bouffées salées et crépitantes

des entrechocs de flots et des chants de rameurs.

C’étaient des voix dolentes, tressées et fondues,
qui s’appuyaient de lassitude monotone
sur les saccades et la cadence
des avirons.
La tristesse des voix écorchées de sanglots
épuisait lentement
la cruauté des grands vitraux dominateurs,
qui se prirent à pleurer des larmes argentées.
Et ce furent les premières étoiles de la nuit !…

Frôleurs et sursautants les avirons plongeaient
de vague en vague, avec des glissements
de reptiles irrités dans l’écume mousseuse.

Ô Ville de luxure, que berce l’amusant
cliquetis de ta robe embellie de saphirs,
rien n’égale à mes yeux

le ruisselis de pleurs et de jais bleus
qui baigne les rondeurs de ta gorge alléchante !…

Ô non, mon pauvre rêve,
rêve boîteux, rêve podagre,
pourquoi vas-tu coupant ainsi
ces banales images de tailleur sédentaire ?
Pourquoi couper ainsi l’étoffe de tes robes,
avec tes lourds ciseaux raisonneurs et grinçants ?

Plus haut, lance plus haut mon âme qui patauge !
N’entends-tu pas les sinistres benjohs
pleurer d’amour, crier de rage
et vomir leurs sanglots au ras des flots ?
Elles chantent, les benjohs hystériques et sauvages,
comme des chattes énervées par l’odeur de l’orage.

Ce sont des nègres qui les tiennent

empoignées violemment, comme on tient
une amarre que secoue la bourrasque.
Elles miaulent, les benjohs, sous leurs doigts frénétiques,
et la Mer, en bombant son dos d’hippopotame,
acclame leurs chansons par des flic-flacs sonores
et des renâclements.

Ô mon âme, entends-tu les cris sourds de la mer ?
Vois-tu ses coups de langue pourprés de feu ?…
Dis-moi, quel est le mage qui fait ainsi
miauler de rage les sinistres benjohs !
Dis-moi, quelle est la gigue diabolique
qui va précipitant le fracas de tam-tam,
l’entrechoc de quinquets fumeux et de lanternes
que font les vagues soûles
attablées, vomissant sur le plat des rochers ?
Oh ! taverne infernale aux rouges bousculades !
Quel est le démon noir qui va pouffant de rire
et s’esclaffant en liesse dans ce trop blanc sillage,

là-bas, sous le pesant gouvernail de la barque ?
Car enfin c’est étrange et c’est inexplicable
cette funèbre hilarité gagnant de proche en proche
la mer et ce flottant sarcophage de nègres,
et les nuées moqueuses, et les brèches narquoises,
et jusqu’à cette lune au clair visage exsangue,
qui nous tire la langue au ras de l’eau !…
Tu vois, les nègres dansent sur la barque penchée.
Ils dansent sur la poupe qui file mi-noyée
sous l’oscillation de son énorme voile,
telle une tour croulant aux tremblements de terre.
La barque oblique et folle va ricochant
de vague en vague, comme une pierre plate…
Ils dansent les grands nègres tout nus,
chantant et ricanant sous les bâillons farouches
du vent et des embruns qui leur tordent la bouche…
Ils font claquer leurs mains de bois,
ils font claquer leurs dents de joie
et de férocité livide.


  1. Le terme benjoh, inconnu des dictionnaires courants, se trouve également dans le « roman africain » du même auteur, Mafarka, le futuriste (voir les pages 180 à 183 de l’édition disponible sur Internet Archive), où il désigne un petit instrument à cordes pincées ou frottées, qu’il convient sans doute de rapprocher du banjo nord-américain, également d’origine africaine. — Note Wikisource.