La Ville charnelle/à Francis Vielé-Griffin

E. Sansot & Cie (p. 197-200).

À FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN

Je rêve, en vous lisant, d’une île parfumante
assoupie dans l’extase d’un Nil paradisiaque,
dont les flots éblouis sont couchés sur la face
pour adorer les traces du Soleil déclinant.

L’île est encore toute sonore et bariolée d’oiseaux
aux ailes d’or épanouies dans la lumière…
Les sous-bois sont jonchés de folles vierges nues
dont les seins sont plus chauds que les cendres torrides
et laissent entrevoir la pointe des tisons.

Soudain elles délivrent leur âme ivre de ciel
qui se déchire aux barreaux lourds
de la gorge hystérique

et bondit d’un élan explosif d’hirondelle,
culbutant dans le noir son grand vol suicide.

Les vierges folles voudraient jongler
et se tenir en équilibre sur les rayons obliques
du couchant… et monter par-delà l’écrasante
chaleur, pour boire enfin au cœur frais du Soleil.

Parfois dans la touffeur de leur sommeil
elles jouissent sous des lointains baisers…
accroupissant, comme un avare,
leur corps, sur le trésor volé de leur luxure !…

Mais elles se réveillèrent bouche bée, quand la lune
énorme et jaune en fusion, pivote à l’horizon
pour polir ses flancs clairs sous les mains de la brise,
comme un vase d’argile sous les doigts d’un potier.
Puis lentement la lune sanctifie les montagnes…

Elle argente la courbe des sons dans l’air…
C’est une flûte
dont la chanson aiguise et cisèle un nuage !

Aussitôt sous le vent de l’inspiration,
l’île en fleurs de votre âme voudrait se détacher
du lit bourbeux, et s’en aller vers l’estuaire…

Mais la flûte se tait sous le fracas éclaboussant
d’une pesante chevauchée qui mêle à ses fanfares
des cliquetis et des froufrous de traînes argentées.

Et l’eau du gué tranquille et puérile, qui dormait
en allongeant les bras tremblants de ses reflets,
se réveille en criant : « Je vois !… je vois Yeldis
et son amant qui chevauchent
dans les remous du fleuve,
vers un baiser assouvissant, couleur de l’impossible ! »

Et le renaclement des grands chevaux qui piaffent
dans le flicflac éblouissant de la berge lunaire
rythme la fièvre des amants désespérés
de ne pouvoir mélanger leurs baisers
car le vent de la course a dévoré leurs lèvres !…