Éditions de La Revue Moderne (p. 78-85).

IX.

RÉGLÉ HORS DE COUR.


Lorsque Paul Hainault rentra au chalet, une heure plus tard, il trouva Jean Dupras profondément absorbé dans la rédaction d’une lettre qui devait être d’une très grande importance à en juger par les nombreux brouillons qui gisaient froissés sur le sol.

Les deux jeunes gens étaient vaguement parents et malgré la différence d’âge qui les séparaient, ils étaient très liés d’amitié.

— Bonjour Jean, y a-t-il longtemps que tu es arrivé ?

— Depuis une demi-heure à peu près.

— Pourquoi ne m’avoir pas averti ? Je t’ai attendu près d’une heure au bureau.

— Je t’assure que j’avais bien d’autres chats à fouetter en ce moment.

— En effet, je te trouve soucieux ce soir, te serait-il arrivé quelque chose de désagréable ?

— Je viens d’apprendre à mes dépens que lorsque l’on est assez sot pour s’en rapporter à la calomnie publique et même aux dires de ses amis pour se faire une opinion sur une chose ou sur une personne, on met immanquablement les pieds dans les plats.

— Tu as tout à fait raison. C’est pourquoi je scrute toujours les dires d’autrui avant d’agir.

— Alors, mon vieux Paul, laisse-moi te dire bien franchement que tu n’es qu’un imbécile !

— Veux-tu me dire quelle mouche te pique tout à coup ?

— Tiens, lis cette lettre que j’écris à Mademoiselle Perrin et qui n’attend plus que ma signature pour être mise à la poste.

— Comment, tu écris à cette vieille fille toquée ?

— À elle-même. Lis.

— D’abord, je t’ai donné instruction de procéder, non de lui écrire.

— Et moi je préfère lui écrire. Lis.

— Et tu ne lui as pas fait signifier la sommation tel que je te l’avais demandé ?

— Non.

— Quand t’exécuteras-tu ?

— Jamais.

— Comment, jamais ?

— Lis te dis-je.

— Je n’ai pas besoin de lire cette lettre et je ne veux pas que tu l’envoies. Mes instructions sont formelles. Dès demain, fais signifier le bref.

— Non.

— Es-tu mon avocat oui ou non ?

— Je le suis. Et toi, tu es un imbécile et il est de mon devoir de t’empêcher de faire une bêtise. Puisque tu ne veux pas lire cette lettre, écoute au moins.

« Mademoiselle Laure Perrin,

Villa des Ancolies, En Ville.
Mademoiselle : —

« Mon client, Monsieur Paul Hainault, me prie de vous demander de considérer comme nulle et non avenue la lettre qu’il m’avait chargé de vous adresser dernièrement. »

— Quoi ? Nulle et non avenue ! Quand t’ai-je jamais chargé de faire pareille déclaration ? As-tu subitement perdu la tête ou veux-tu te payer la mienne ?

— Écoute un peu sans m’interrompre, autrement nous n’en finirons jamais.

— Écoute ! Écoute ! c’est facile à dire ; mais encore…

— Suis-je ton avocat ?

— Certainement que tu es mon avocat, quoiqu’à entendre la lecture de cette lettre, cela ne paraisse pas si certain.

— Alors, écoute et tais-toi. Je continue : « Mon client me prie de vous manifester tout le regret qu’il a de cette lettre ridicule que, dans un moment de colère impardonnable, il m’avait demandé de vous envoyer… »

— Va-t-elle durer longtemps cette comédie ?

« Il est surtout chagrin de ce que vous y ayez attaché plus d’importance qu’elle ne méritait et que vous en ayez été troublée… »

— Ah ! ah ! ah !

« Encore une fois, veuillez donc la considérer comme nulle et non avenue et soyez persuadée qu’il n’a aucunement l’intention d’y donner suite. »

— Tu es fou, mon pauvre Jean, tu es complètement fou !

« Il reconnaît d’ailleurs qu’en définitive, dans toute cette malheureuse affaire, il était le seul à avoir tort. »

— Jean ! si tu…

« La crainte qu’il avait manifestée en face de votre chien a été la seule cause qui a fait prendre mon client en grippe par cette noble bête »

— Va-t-il falloir faire des excuses au chien aussi ?

« …qui lui a quelque peu montré les dents

— Tu appelles cela montrer les dents, toi ! J’aurais bien aimé te voir à ma place quand ce terrible dogue s’est jeté sur moi pour me dévorer !

« Vous pourrez à l’avenir laisser gambader à sa guise votre fidèle gardien, mon client tâchera de maîtriser sa crainte et aucun incident malheureux ne se reproduira. »

— Pourquoi ne pas lui dire que pour son dîner de demain, j’irai moi-même porter à son dogue mes deux mollets sur un plat d’argent ?

« J’espère, Mademoiselle, que vous aurez la bonté d’oublier ce sot incident et que vous daignerez accepter les excuses de mon client ».

— C’est ça, vas-y, vas-y, mon vieux, une fois parti, il ne faut pas t’arrêter en si bon chemin ! Je suis l’insulté, ce sont mes habits que ce chien a déchirés, mes mollets qu’il a caressés de ses crocs, il n’est que logique que je fasse des excuses à cette vieille folle, que je m’agenouille devant son cerbère enragé. À qui encore dois-je faire des excuses ? Ah ! si jamais on me reprend à avoir recours aux avocats !

« Inutile de vous dire, Mademoiselle, que je suis tout à fait étranger à cette malheureuse affaire. Nous sommes, les pauvres hommes de loi, les mandataires passifs de nos clients et devons suivre leurs instructions, quelqu’injustes qu’elles nous puissent paraître. »

— Mais c’est le comble cette fois ! Monsieur n’est pour rien en toute cette affaire, il n’est que le mandataire passif de son client ! Qui donc m’a conseillé de plaider ? Qui m’a, à maintes reprises, affirmé que ma cause était excellente, que ma réclamation était juste ? Qui, enfin, m’a fait remarquer que, le chien de cette vieille ermite étant un danger public, j’avais non seulement le droit, mais même le devoir de procéder ? Et Monsieur n’y est pour rien, il n’est qu’un passif mandataire !

« Veuillez agréer, Mademoiselle, l’hommage de mon estime et de mon admiration, et croyez-moi.

Votre tout dévoué… » Et je signe.

— Mon cher Jean, je t’ai laissé lire cette lettre insensée jusqu’au bout sans trop me fâcher ; mais maintenant j’espère que tu vas la déchirer et que, dès demain, tu verras à faire avancer mon affaire.

— Dès ce soir, je vais jeter cette lettre à la poste.

— Alors, c’est sérieux ?

— On ne peut plus.

— Tu veux que je me désiste, que je présente des excuses ?

— Je le veux.

— Ne m’as-tu pas dit toi-même que ma cause était excellente ?

— Peut-être.

— Que ce chien était un danger public ?

— J’ai pu le dire.

— M’a-t-il mordu, oui ou non ?

— Mordu… mordu… à peine une éraflure.

— Mais enfin, comment se fait-il donc que ma cause, qui était excellente hier, soit aujourd’hui devenue si mauvaise que j’en sois réduit, d’après toi, à faire des excuses ?

— C’est que, depuis hier, j’ai constaté…

— Et tu as constaté ?…

— Que tu es un imbécile.

— Encore ?

— D’ailleurs, tu peux te consoler, tu n’es pas le seul dans ton cas, et moi-même si je n’avais pas l’excuse d’être un nouvel arrivé en notre ville, je pourrais m’adresser le même reproche.

— Enfin, m’expliqueras-tu ?

— Te souviens-tu, mon vieux, cette gracieuse personne assise sur la véranda de la Villa des Ancolies, samedi après-midi ?

— Enfin, j’y suis ! Cette vieille toquée t’a dépêché sa sirène, on t’a corrompu ! Là où le curé, le patron et compagnie avaient échoué, une jolie femme a réussi… Grand Dieu ! on a corrompu mon avocat ! Eh bien ! elle est plus rusée que je ne le pensais, cette vieille chouette !

— Mon vieux Paul, tu me fais pitié… Sais-tu seulement qui était cette gracieuse personne que tu as tant admirée samedi soir, que, depuis, tu en rêves tout éveillé ?

— Comment veux-tu que je le sache, je ne suis pas un intime de la Villa des Ancolies.

— Mais ce n’est pas une étrangère. Depuis de longues années elle demeure en votre ville, tu la rencontres presque journellement à l’église, tu lui as même déjà adressé la parole. Il est vrai qu’en cette circonstance tu n’avais pas précisément tout ton sang-froid…

— Mais encore, qui est-ce ?

— Mademoiselle Perrin elle-même !…

— Ah ! Ah ! elle est trop forte celle-là, tu sais !

— Puisque je te le dis. C’est une femme admirable ! Jolie, bonne, instruite, spirituelle, d’une politesse exquise, une vraie perle en un mot, et, pour ne l’avoir pas remarquée avant aujourd’hui, il te fallait vraiment être aveugle. D’ailleurs, tu n’es pas le seul dans ton erreur, ce qui n’est pas une preuve du bon goût de nos concitoyens.

— Ah non ! tu ne me la feras pas avaler celle-là !

— Puisque je te dis que la vieille fille maniaque que tu connaissais, ou, plutôt que tu croyais connaître, est bien la gracieuse apparition qui t’a si complètement bouleversé samedi. Il n’a fallu pour cela que bien peu de chose : Une robe jeune et légère, une coiffure nouvelle, un bouquet de fleurs à la ceinture, tout comme dans le conte de fée : un coup de baguette et Cendrillon est devenue la jolie princesse.

— Et la fée, c’était ?

— L’autre, la petite fille au journal.

— Tu la connais ?

— Il paraît !

— Beaucoup ?

— Tu es trop curieux, mon vieux Paul.

— C’est à ne pas y croire.

— Et il y a autre chose encore… Il y a un jardin rempli de fleurs admirables : des balsamines. des œillets, des roses, des jacinthes, des géraniums et quantité d’autres fleurs dont je ne sais pas les noms. Tiens, oui, il y a aussi des tulipes. Oh ! mais des tulipes autrement rares que les tiennes. Je ne suis pas un connaisseur en cette matière, mais je t’assure que tes pauvres fleurs feraient piètre figure auprès des siennes.

— Vraiment ! Elle a des tulipes ?

— Il y en a surtout une, découverte par elle et dédiée à la mémoire de son père, une tulipe aux incomparables pétales de velours d’un rouge sang si prononcé que l’on croirait que c’est le cœur de la tige qui saigne.

— Une tulipe nouvelle !… le rêve de ma vie… Mais elle est donc vraiment sorcière, cette Demoiselle Perrin ?

— Quel vilain mot à l’adresse d’une personne aussi distinguée ! C’est une savante, te dis-je, une savante aussi modeste que remarquable, une chercheuse qui a passé dans l’étude les beaux jours de son adolescence et de son enfance. Vous la tourniez sottement en ridicule, vous vous moquiez de ses innocentes manies, de sa vie laborieuse. Elle, durant ce temps, en la compagnie muette de ses fleurs, goûtait les profonds plaisirs de la science, demeurait éternellement jeune de cœur et se souciait fort peu de votre opinion. Ce en quoi je l’approuve de tout cœur.

— Elle a découvert une tulipe nouvelle…

— Et ses rosiers, donc ! si tu voyais la somptuosité de ses roses !

— Une tulipe…

— Enfin, refuses-tu encore de me laisser envoyer ma lettre ?

— N’es-tu pas mon avocat ?

— Alors je l’expédie immédiatement. Oh ! j’oubliais… Reprenant sa plume, il ajouta :

« P.S. — Mon client me prie de vous demander de bien vouloir lui permettre de m’accompagner chez vous samedi après midi. Il désire vous renouveler de vive voix ses excuses.

J.D., avocat.

— Pas cela, par exemple !

— Ne suis-je pas ton avocat ?