Éditions de La Revue Moderne (p. 65-78).

VIII.

MACHIAVEL EN JUPONS.


Était-ce bien le hasard qui, le lundi après-midi suivant, avait conduit Mlle Yolande Perras sur la rue Girouard en face du parc Dessaules, juste au moment où Maître Dupras quittait le Palais pour se rendre à son bureau ? Le hasard est un bon père aux larges épaules que l’on charge volontiers de tous les péchés d’Israël.

Si vous aviez été au nombre des flâneurs qui, cet après-midi, faisaient leur sieste sur les bancs du parc, vous auriez été intrigué de voir la jeune fille faire, depuis près d’une demi-heure, la navette entre le viaduc et la cathédrale, parcourir minutieusement toutes les allées du parc et surveiller la sortie du Palais de Thémis qui le borne à l’arrière, comme une personne qui attend quelqu’un. Mais votre étonnement aurait été à son comble lorsque, voyant venir le jeune maître, elle était allée à sa rencontre, bien absorbée dans la lecture d’un journal quelconque, semblant être à cent lieues de soupçonner la venue de son ami.

Comment ! vous ici, ma chère Yo ? s’exclama le jeune homme en apercevant l’espiègle.

— Oh ! Jean ! S’entendant interpeler, elle avait levé les yeux et, dans son regard candide et innocent, une telle surprise se lisait que le brave garçon fut bien loin de soupçonner que cet étonnement était simulé.

— Je ne rêve pas, c’est bien vous, petite Yolande ?

— En chair et en os.

— Par suite de quelles circonstances vous trouvez-vous en notre ville ?

— Je suis en vacances de repos.

— Que je suis heureux de vous voir. Et vous ?

— Disons que je ne suis pas fâchée.

— Comment avez-vous appris ma présence ici ?

— Mais je l’ignorais complètement. C’est le hasard qui m’a valu d’être en cette ville en ce moment, le hasard et la bonté d’une cousine qui a consenti à m’héberger durant ces quelques semaines.

— Ah ! ce n’est pas à cause de moi que vous avez choisi Saint-Hyacinthe comme villégiature…

— En toute franchise, je vous répète que je ne vous savais pas ici. J’avais un mois de vacances, ma cousine m’invita à le passer auprès d’elle ; je ne pouvais refuser une telle aubaine ; mais j’étais à cent lieues de vous croire ici.

Moi qui avais cru…

— Cru quoi ?

— Que vous veniez lever la consigne, que ma longue soumission vous avait touchée… Enfin puisque ce n’est qu’un effet du hasard, je bénis le hasard et j’espère au moins que je pourrai profiter de votre présence ici, que vous ne m’interdirez pas de vous voir durant votre séjour à Saint-Hyacinthe.

— Je vous donne carte blanche pendant ce mois, peut-être même allez-vous me trouver un peu gênante, trouble-fête, d’ailleurs si vous aviez déjà noué par ici quelques nouvelles idylles, il vaudrait mieux ne pas m’en faire mystère et m’épargner un faux pas…

— Comment pouvez-vous dire de pareilles énormités ! Vous savez cependant très bien que je n’ai de pensées que pour vous.

— Alors, ça dure encore votre maladie d’amour ?

— J’en suis à la période aiguë.

— Il faut vous faire soigner, mon pauvre ami…

— C’est incurable. Chaque fois que je vais à Montréal, il me faut des trésors d’énergie pour ne pas aller vous voir au bureau. Ma petite Yo, comment pouvez-vous demeurer insensible à ma…

— Hé ! Hé ! Monsieur l’amoureux, vous semblez étrangement oublier notre pacte, la consigne.

— Mais puisque c’est le hasard, la consigne n’est-elle pas levée, ne pourrais-je, durant ce bon mois que nous allons passer ensemble, vous parler à cœur ouvert ?

— Mais non, mon cher Jean, je suis venue à Saint-Hyacinthe chercher du repos, de la tranquillité, il ne faudrait pas me gâter mon séjour ici par vos lamentations ; ce serait regrettable car je m’y plais beaucoup.

— N’est-ce pas que c’est joli ?

— C’est admirable ! J’aime ces grands arbres qui tendent vers le ciel leurs bras feuillus ; les ormes de la rue Girouard sont incomparables. Vers le collège, les pins et les chênes qui bordent le chemin offrent un tableau réconfortant de force et de grandeur et contrastent avec les timides peupliers et tilleuls qui bruissent leurs feuilles à la moindre brise.

— Vous devenez sentimentale, Yo.

— Oh non ! Je trouve les choses belles, j’en éprouve du plaisir sans prendre la peine d’analyser mes sentiments. Ne ressentez-vous pas de telles émotions sur le parcours de cette rue bordée de fleurs ? Ce qui m’a le plus charmée en arrivant ici, c’est ce soin jaloux que prend chaque mascoutain à rivaliser avec son voisin pour mieux fleurir son parterre. Vous devez aimer les fleurs, vous qui êtes un poète !

— Vous oubliez méchant petit tyran que vous m’avez vous-même condamné a devenir un homme positif, un homme de travail et d’action. C’est à ce prix, si je m’en souviens bien, que vous avez mis votre gracieuse personne.

Comment ? À ce prix ! Je ne me suis aucunement engagée que je sache. Je vous ai dit : « Revenez dans un an ».

— Oui, revenez dans un an ; mais revenez avec, sinon le succès, du moins un gage de succès. Alors, j’ai compris que si je voulais réussir, il me fallait descendre des nuages ; je me suis fait violence, je me suis appliqué à devenir un homme positif, j’ai fait taire toute sensibilité, tout idéal trop azuré ; je suis devenu un petit bonhomme terre à terre, je n’ai plus eu d’autre ambition que le succès, le succès qui me rendrait digne de vous, qui me…

— Pauvre martyr !

— Riez, méchante, riez ; mais voyez quelle belle œuvre vous avez accomplie. Depuis six mois que dure notre fameux pacte, j’en suis rendu à m’interdire d’admirer tout ce qui est beau, à préserver mon âme de toute émotion ; je me suis condamné à n’aimer plus que ce qui est gage de recette, de gros sous… Ces fleurs, que vous trouvez si belles et que moi-même je prenais plaisir à admirer jadis, sont devenues, à mes yeux arides, des choses inutiles, des frivolités. Vous vous extasiez devant cette garniture de balsamines, dont la richesse de coloris ne le cède en rien à la variété des nuances ? Bah ! tout bien examiné ce ne sont que des coquettes sachant bien s’habiller et qui, par un raffinement de perversité, feront éclater leurs capsules lorsque leurs fruits seront mûrs et les dissémineront au loin avant que ceux qui les ont semés ne puissent les cueillir. Vous vous émerveillez devant ce massif d’œillets géants ? Coquettes encore que ces fleurs, coquettes et mauvaises mères. Leurs étamines, au lieu de supporter des antennes chargées de pollen, se sont contorsionnées en pétales et l’embryon du pistil sera stérile. Autrefois, je voyais toutes ces merveilles avec mes yeux d’enthousiaste ; depuis que vous m’avez condamné à être un homme positif, j’en suis réduit à ne voir de beauté que dans les fleurs de blé, d’avoine, d’orge, de maïs et de pommes de terre.

— La transformation est grande en effet, moi qui vous surnommais jadis « mon poète. »

— Oui, du temps où je vous écrivais des vers… C’était le bon temps alors, les jours d’enthousiasme, d’idéal, de conceptions grandioses, de projets dorés… Aujourd’hui, j’en suis à la réalité. Entre le rêve et sa réalisation, il y a bien loin. Pour accomplir la tâche quotidienne, pour vaincre les obstacles de chaque jour, surmonter les difficultés, parer aux fréquents insuccès, il faut reléguer au deuxième plan le rêve et la poésie. La lampe n’est pas encore complètement éteinte la mèche a de temps en temps des velléités de revenir à la surface, de laisser courir sa flamme ; alors je ferme les yeux, j’évoque votre jolie figure mignonne, votre doux sourire, je me répète bien fort : « Travaille, mon vieux, si tu veux la mériter », et la petite flamme vacille, s’étiole, redevient infime et moi, je redeviens un positif, un cœur sec, un des mille concurrents dans la course vers le succès… Mes pauvres vers naïfs… comme ils sont loin déjà !

— M’en avez-vous assez bombardée durant votre stage au bureau !

— J’y mettais toute la sincérité de mon âme.

— Ils étaient palpitants d’amour.

— Comment auraient-ils pu être autrement, venant de moi et s’adressant à vous ?

— Et quel feu vous mettiez à m’exprimer vos sentiments !

— Pas assez brûlant, toutefois, pour fondre le glaçon que vous étiez alors… et que vous êtes encore.

— Chaque matin, vous me les glissiez sous le buvard de mon pupitre…

— Et quand je vous les glissais de la sorte vos yeux étaient remplis d’ironie.

— Vous étiez si drôle aussi ; vous sembliez un écolier craignant d’être pris en flagrant délit.

— J’essayais quelquefois de lire sur votre visage l’impression qu’ils avaient produite ; mais vous demeuriez un petit sphinx. Les déchiriez-vous immédiatement ?

— Quoi ? Vos vers ? Je m’en suis bien gardée. J’en ai conservé la collection complète et si jamais il vous prenait fantaisie de les publier en volume, ils sont à votre disposition ; cela ferait un joli pendant aux « Lettres à la Fiancée » de feu Victor Hugo.

— Pourquoi ce nouveau trait de méchanceté. je sais bien qu’ils étaient atroces, mes pauvres vers ; mais enfin ils étaient sincères.

— Qui vous dit qu’ils étaient atroces ? Je les trouvais, au contraire, toujours très jolis et même, depuis votre départ, ils me manquent quelque peu ; j’en suis réduite à les relire.

— Vraiment ?

— Ce qui ne veut pas dire que vous deviez recommencer. Non, j’aime mieux m’en tenir à notre pacte.

— Encore ce fameux pacte ! Cela devient embêtant… Mais enfin, puisque j’ai promis, autant me résigner de bonne grâce. Et vous ne me demandez pas ce que je suis devenu depuis mon départ de Montréal ?

— J’aurais peur d’être indiscrète. J’espère que vous n’allez pas me croire assez naïve pour m’imaginer que vous êtes demeuré cinq longs mois en cette ville sans ébaucher le moindre petit roman ?

— Comment aurais-je pu m’y décider quand mon cœur était tout rempli de votre image ? Je vous avais promis de travailler ferme afin de vous mériter et pas un seul instant je n’ai failli à ma promesse.

— Et le succès, commence-t-il à poindre ?

— Les résultats sont encourageants. Je suis venu m’installer ici où j’ai un oncle célibataire, qui pratique comme avocat depuis trente ans. Les offres qu’il m’a faites étaient très alléchantes. Il est riche et comme il veut se retirer il me passe graduellement sa clientèle. D’ailleurs, je ne suis pas un étranger ici, Saint-Hyacinthe est ma ville natale et j’y compte quantité de parents et amis.

— Vous ne sauriez croire comme j’en suis heureuse.

— Ce n’est pas encore le succès définitif ; mais enfin, c’est une solide espérance pour l’avenir.

Les deux jeunes gens avaient arpenté la rue Girouard jusqu’à l’usine de l’aqueduc, puis ils étaient revenus sur leurs pas et passaient en ce moment devant l’église des Pères Dominicains.

— Grand Dieu ! il est quatre heures ! s’exclama Yolande. Il me faut rentrer. Me faites-vous un bout de conduite ?

— Où demeure votre parente ?

— À un quart d’heure de marche, de l’autre côté de la rivière. Venez-vous ?

— Avec le plus grand plaisir. D’ailleurs je tiens à savoir où vous nichez, si je veux vous revoir.

— Eh bien ! descendons immédiatement. Je ne vous dérange pas ?

— Je peux bien me donner quelques instants de congé, il y a si longtemps que je suis exilé de vous…

— Vous n’êtes pas obligé de retourner au bureau, du moins ?

— Oui, quelques instants seulement, il me reste un petit travail à terminer ce soir, une action à préparer pour signification.

— Mon cher Jean, que je vous plains ! avec votre sensibilité de poète, ce doit être une vie affreuse que de faire journellement de la misère aux gens.

— Puisque je vous dis que je suis devenu un homme positif, sans sensibilité, presque cruel… et puis, que voulez-vous, c’est la vie… et la profession. De plus, la cause dont je vous parle est si cocasse, si désopilante… Imaginez-vous qu’il s’agit dans cette affaire d’une vieille fille avare et rébarbative, vivant, en notre bonne ville de Saint-Hyacinthe, une véritable vie de Robinson Crusoé, en la seule compagnie de son chien. Or, son chien vient de mordre un de mes clients et nous avons requis notre brave anachorète de se débarrasser de son chien ou de « copper ». Prise entre son affection ridicule pour sa bête et son amour de l’argent, elle se débat comme un diable dans l’eau bénite. Elle a essayé de mettre toute la ville en branle, depuis le curé de sa paroisse jusqu’au patron de mon client, sans oublier quelques vieilles dévotes et nombre de commères, pour nous induire à abandonner la partie. Devant ces tentatives de conciliation, mon ami est resté ferme et demain nous allons la sommer au nom du Roi de se présenter en Cour et de répondre à l’accusation grave qui pèse sur sa tête. Ma petite Yo, je donnerais bien trois jours de ma vie pour voir, demain, la binette qu’elle va faire quand mon huissier lui présentera le papier timbré : « George V, par la grâce de Dieu, Roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande et des possessions britanniques au-delà des mers, Défenseur de la foi, Empereur des Indes ». Avec un tel préambule, notre vieille sorcière va se croire à deux doigts de la prison ! C’est une vraie situation de comédie ou de roman de mœurs et si Daudet ou Bourget étaient ici, ils en tireraient un joli chef d’œuvre.

— C’est vraiment drôle en effet…

— Drôle ! Mais ce n’est pas le mot, c’est d’un burlesque fou… C’est vraiment à ne pas y croire : en plein vingtième siècle, au sein d’une ville moderne comme Saint-Hyacinthe, trouver une telle manie, une telle toquade ! Mais elle est à encadrer cette vieille folle. Et remarquez qu’elle est issue d’une très bonne famille : son père était un journaliste remarquable : elle-même, parait-il, à part ses lubies, ne manque pas d’érudition, et avec cela, elle possède une fortune très rondelette ce qui ne l’empêche pas de tondre un œuf.

— La connaissez-vous personnellement ?

— Non, mais elle est devenue la fable de la ville entière, surtout depuis l’assaut dont son chien s’est rendu coupable contre mon client. Nous allons avoir une jolie partie de plaisir quand la cause paraîtra en cour.

— Ce sera tordant, en effet.

— D’autant plus qu’elle est, parait-il, d’une timidité extrême. Puisqu’elle ne se décide pas à régler avant l’enquête, c’est que son avarice est énorme.

— Cette pauvre fille, elle doit être très malheureuse, ce n’est pas chrétien de la faire souffrir de la sorte.

— Bah ! comment pouvez-vous avoir pitié d’une personne si peu sympathique ?

— Peut-être n’est-elle pas telle qu’on vous l’a dépeinte. Une calomnie est bien vite propagée et une cruauté, une injustice se réparent très difficilement.

— Mais elle demeure en cette ville depuis son enfance, tout le monde la connaît ici et tous s’unissent pour la ridiculiser, elle et ses folles manies. Tenez, elle demeure dans cette vieille maison de pierre que l’on vient de restaurer. Cette restauration a même causé une surprise générale.

— C’est très joli, en effet, cette vieille demeure, ce parc, ces fleurs… Laissez-moi admirer de plus près. Venez, vous n’avez pas peur ?

— Il n’y aurait que le chien à craindre, quant à ma vieille recluse elle-même, elle ne me connaît pas.

— Venez donc, mon cher Jean, j’adore ce vieux castel !

— Ne pénétrez pas sur la propriété, on pourrait vous intenter un procès et puis, il y a toujours le chien…

— Bah ! laissez donc faire, je n’ai pas peur ; mais si vous craignez, vous pouvez demeurer au chemin.

— Je vous en supplie, Yo, revenez bien vite, cette Demoiselle Perrin n’est pas femme à vous laisser impunément pénétrer sur sa propriété.

— Vous croyez ? Nous allons bien voir : Marraine, Marraine venez bien vite, je vous amène une nouvelle connaissance.

— Comment ? s’exclama le jeune homme en voyant accourir Mlle Perrin, Mademoiselle serait…

— Marraine chérie, je vous présente mon jeune ami, Monsieur Jean Dupras, l’ancien clerc de notre bureau. Illustre maître je vous présente mon excellente marraine et cousine, Mademoiselle Laure Perrin, une savante doublée d’un cœur d’or qu’il vous faudra aimer beaucoup, car elle est ma plus proche et ma plus chère parente.

— Croyez Mademoiselle, que je suis… balbutia Jean.

— Mais, ma chérie, j’ai déjà entendu parler de Monsieur… reprit Mlle Perrin avec un sourire ironique et rempli de sous-entendu.

— Mon jeune ami est avocat depuis janvier et pratique dans votre ville, cousine, et si jamais il vous prend fantaisie de vous ruiner en procès, je vous le recommande expressément.

— Mademoiselle ne semble pas optimiste sur le compte des avocats.

— Ce n’est pas en vain que l’on a travaillé quatre ans dans une de leurs études.

— Nous ferez-vous le plaisir d’entrer vous reposer quelques instants, monsieur ?

— Je crains d’être indiscret, Mademoiselle, et, cependant, j’avoue que la marche que nous venons de faire m’a un peu fatigué et puis…

— Voyez-vous ce petit Monsieur qui veut se faire prier.

— Mais non, je ne me fais pas prier. Toutefois, pris entre la grâce de votre invitation, la fraîcheur de votre parterre et la crainte de paraître indiscret…

— Et puis, marraine, c’est nous qui sommes indiscrètes. Ce pauvre Jean est obligé de retourner au bureau pour compléter un travail qui ne saurait souffrir aucun retard. Le retenir ici serait abuser de sa complaisance.

— Bah ! rien ne presse, je puis bien me donner un moment de répit.

— Mais Jean, cette action que vous deviez rédiger ce soir ? Figurez-vous, marraine, que mon jeune ami est en train de préparer une cause extraordinaire, une cause dont le retentissement sera considérable. Vous permettez, n’est-ce pas, savant Maître, que je raconte à ma cousine ?

— Et le secret professionnel ?

— Vous m’avez bien tout raconté à moi ! D’ailleurs, cousine Laure est la discrétion même. Figurez-vous cousine que la personne en cause est…

— Puisque je vous ai dit, mademoiselle Yolande, interrompit Jean, que le secret professionnel…

— Il fallait avoir les mêmes scrupules avec moi. Donc, la personne en cause est une vieille fille avare et toquée…

— Je vous en supplie, ayez pitié de moi, méchante ! Après toute une journée en tête à tête avec mes dossiers, mes livres de loi et mes clients, n’allez pas me gâter les quelques instants de bonheur parfait que je pourrais goûter en votre compagnie.

— Cependant, j’aurais bien aimé raconter à marraine…

— D’ailleurs tout ce charabia de chicane et de procédure n’intéresserait pas Mademoiselle.

— Je ne suis pas de votre avis. N’est-ce pas, marraine ? Mais enfin, puisque ce sujet vous déplaît, parlons d’autre chose.

À part la faible allusion au fait qu’elle avait déjà entendu parler du jeune homme, Mlle Perrin s’étudia à écarter toute allusion à la fameuse lettre, en dépit de cette espiègle d’Yolande qui, à chaque instant, faisait mine de vouloir ramener la conversation sur ce sujet.

Bref, le jeune disciple de Thémis gagné complètement par la souriante bonté de Mlle Laure, sa beauté, sa grâce, son excessive politesse et le charme général se dégageant de sa personne se demandait comment on l’avait pu calomnier à ce point. À six heures il était encore à la Villa des Ancolies et comme il s’excusait de s’être attardé aussi longtemps :

— Un moment encore ! s’exclama Yolande, il ne faut pas partir ainsi sans visiter le jardin. Venez bien vite vous faire fleurir, noble disciple de la basoche !

— Mais c’est un véritable Éden que vous avez là, Mademoiselle, et quelle coquetterie que de se dissimuler ainsi à la vue du passant !

— Le croiriez-vous, marraine, ce petit Monsieur a poussé l’impertinence jusqu’à calomnier vos beaux œillets géants. Il prétend que ces fleurs sont de misérables coquettes, qu’elles n’ont aucun mérite, parce qu’elles ne produisent pas de fruits. Comme si c’était un titre négligeable à notre reconnaissance que de nous éblouir de leur beauté et de dispenser à profusion leurs parfums ! Pour vous punir, jeune impertinent, je vous condamne à porter cet œillet à votre boutonnière jusqu’à ce qu’il soit fané.

— Reçu de vos jolies mains, il acquiert un prix et un mérite inestimables.

— Tiens, tiens, voici mon poète qui réapparaît. Grand Dieu, gare à la pluie de vers !

— Encore de la malice… Je crois que je fais mieux de me sauver si je veux échapper aux traits de cette petite peste. Aurevoir, Mademoiselle Perrin, je garderai longtemps le souvenir de votre bonne et gracieuse hospitalité. Vous ne sauriez croire comme votre rencontre m’a causé de plaisir et combien je suis heureux d’avoir fait votre connaissance.

— Je crois le comprendre, moi, dit Yolande, narquoise. D’ailleurs je suis positive que, tôt ou tard, vous deviez infailliblement vous rencontrer !

— Si la maison vous plaît, Monsieur, il faudra y revenir.

— Peut-être abuserai-je de la permission ?

— Usez-en largement, cela nous fera plaisir. N’est-ce pas, Yolande ?

— Je ne sais pas encore. Ne vous dérangez pas, marraine, je vais moi-même reconduire notre jeune Maître jusqu’au chemin.

— Retournez-vous au bureau ? demanda avec un sourire de malice la jeune fille, dès qu’ils furent seuls.

— Non, je continue directement vers le chalet.

— Et cette fameuse procédure que vous aviez à rédiger ? Vous vous souvenez, cette affaire si comique de chien et de vieille fille toquée et avare ?

— Ma petite Yo, vous êtes la plus méchante petite personne que je connaisse. Ma foi, c’est à rendre des points à défunt Machiavel ! Votre plan était si bien combiné que j’y suis tombé tête baissée, et, sans la bonté de Mademoiselle Perrin, j’étais l’homme le plus ridicule que n’ait jamais abrité la calotte des cieux. D’ailleurs Yo, je ne puis me plaindre du méchant tour que vous venez de me jouer. Je reconnais humblement que j’avais agi en goujat et méritais bien cette leçon et je vais voir dès ce soir à régler cette malheureuse affaire.

— Vous me le promettez ?

— Ai-je besoin de vous le dire ?

— C’est très gentil, mon cher Jean, ce que vous me dites là et si vous tenez votre promesse…

— Si je tiens ma promesse ?…

— Je plaiderai votre cause auprès de cette bonne Marraine et si elle vous pardonne.

— Alors ?

— Dieu à son tour vous pardonnera et…

— Et quoi ?

— Il vous donnera son paradis à la fin de vos jours ! Bonsoir, Jean ! Et sans laisser au jeune homme le temps de proférer une seule parole, légère et souriante, elle regagna la maison.