Éditions de La Revue Moderne (p. 85-98).

X.


Durant les quatre jours qui suivirent, nul ne pourrait dépeindre la terrible indécision dans laquelle eut à se débattre notre pauvre ami Paul Hainault. Irait-il ou n’irait-il pas chez Mlle Perrin le samedi suivant ?

Malgré ses colères passées et le faux pas qu’elles lui avaient fait faire, le sentiment tout nouveau, et non sans charme, que la souriante apparition avait éveillé en lui lui faisait désirer de pénétrer dans l’intimité de cette Demoiselle Perrin si longtemps méconnue. Ses anciennes craintes des jeunes filles et du désarroi que la venue de toute femme ne manquerait pas de causer dans sa vie, la quiétude heureuse de ses années passées, les appréhensions si souvent éprouvées pour l’avenir, enfin, sa naïve passion pour les tulipes et la curiosité qu’avaient éveillée en lui celles de la Villa des Ancolies, si remarquablement belles, s’il en fallait croire son ami, étaient autant de sentiments contraires qui se livraient bataille en son esprit et le rendaient perplexe.

Depuis son réveil jusqu’à une heure avancée dans la nuit, la fatale question se posait, chaque jour plus impérieuse : « Devait-il ou non y aller ? » Son esprit en était obsédé, au point que durant ses heures de travail il avait de fréquentes et sérieuses distractions ; il ne se sentait plus, comme autrefois, complètement pris par ses devoirs professionnels. Deux fois il oublia des entrées importantes dans ses livres : tel item qui devait être en date du vingt-trois, porta celle du vingt-quatre, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant. Chose plus grave encore, il se glissa deux erreurs dans ses additions… Sa vie était complètement bouleversée, désorganisée. Ah ! chien de malheur, cause première de tous ses troubles, comme il le détestait !

Et cependant, regrettait-il tant que cela tout ce qui s’était passé ?

 

— Bonjour Paul, viens-tu au chalet ?

— Certainement mon vieux Dubrule ! Le temps de porter ces lettres à la poste et je m’y rends.

— Monte donc dans mon auto, je suis seul.

— Et ces lettres ?

— Tu les déposeras en passant.

C’était le mardi soir. L’automobiliste qui avait ainsi interpellé notre héros à sa sortie du bureau était un jeune marchand de la ville, membre du cercle et fervent du chalet. Paul ne pouvait refuser une aussi aimable invitation. Il monta donc dans l’auto, bien qu’il sentit qu’une longue marche produirait sur ses nerfs un meilleur effet.

La voiture stoppa devant le bureau de poste puis reprit sa course vers le chalet. On faisait du vingt-cinq milles à l’heure lorsque l’on passa devant la Villa des Ancolies. Paul put cependant entrevoir son ami Jean et les deux jeunes filles causant sur la véranda.

Le mercredi, il laissa le bureau quelques minutes avant cinq heures, bien décidé à faire à pieds le trajet de la ville à la maison de campagne. Chose curieuse, il se sentait ce soir, d’une bravoure indomptable ; une armée de dogues ne lui aurait pas fait peur. Lentement il s’avança sur le trottoir longeant la propriété de Mlle Perrin, un peu énervé par la pensée de voir accourir Fidèle, les crocs menaçants, mais bien résolu cette fois de démontrer qu’il n’était pas un lâche. S’il était attaqué, il soutiendrait l’assaut froidement, Mlle Laure interviendrait et de nouveau lui ferait des excuses. Alors il trouverait des paroles courtoises pour excuser la mauvaise humeur de Fidèle. La conversation s’engagerait, la glace serait brisée et…

Heureusement, ou plutôt, malheureusement, pas le moindre roquet ne vint saluer son passage. Fidèle était enfermé quelque part et la véranda était déserte. Paul fouilla des yeux le bosquet, mais la tonnelle elle-même était vide ; les jeunes filles étaient sorties.

L’humeur maussade, il continua sa marche vers le chalet où, quelques instants plus tard, Jean venait le rejoindre.

— Dis-donc, Paul, tu n’oublies pas que j’ai donné rendez-vous à Mlle Perrin pour samedi après-midi ?

— Je ne t’ai jamais autorisé à le faire.

— Tu ne me l’as pas interdit, ce qui revient au même. Qui ne dit mot consent.

— Mais si je me souviens bien, je t’ai formellement défendu…

— Tes lèvres ont dit non ; mais tes yeux, mon vieux Paul, si tu avais vu tes yeux ! Ils disaient ; « Oui ! Oui ! Oui ! Mille fois oui ! »

— Eh bien ! non, je n’irai pas ! Si je ne veux pas y aller, c’est bien mon affaire ; tu n’as rien à y voir.

— Mais j’ai quelque chose à dire. Paul, mon cher Paul, laisse-moi te le répéter encore une fois, tu es un imbécile ! Tu fais une bêtise, tu te comportes comme un sot envers une jeune fille incomparable, et quand tu as l’occasion de la voir autrement qu’à travers les lunettes noires du préjugé et des calomnies populaires, tu es profondément ému… Ne le nie pas, depuis samedi tu ne penses qu’à Mademoiselle Perrin ! Ça été le coup de foudre classique. Et alors que je te fournis l’opportunité d’être reçu dans l’intimité de la Dame de tes rêves, de te faire pardonner tes erreurs, peut-être même de gagner son cœur… toi, triple sot, tu hésites ! Ah ! si tu n’étais pas mon ami ! Encore une fois, viens-tu, oui ou non ?

— Je ne sais pas encore, je vais y réfléchir.

— Réfléchir ! Réfléchir ! Mais il y a déjà deux jours que tu réfléchis !

— Je n’ai pas encore pris de décision.

— Hâte-toi de la prendre cette fameuse décision. En attendant, viens prendre un bain, cela t’éclaircira les idées.

Le jeudi, quand le pauvre comptable rentra encore à pieds, Mlle Laure était sur la véranda, occupée à lire, mais Fidèle ne se montra pas et Paul n’eut pas l’occasion de faire preuve de courage et d’énergie. Dissimulé derrière un massif de lilas, il se laissa aller à examiner attentivement Laure qui, toute à sa lecture, était loin de soupçonner l’espionnage dont elle était l’objet. « Il a raison, cet animal de Jean, elle est admirablement jolie Mademoiselle Perrin ! Quelle air distingué, quel expression de douceur et de bonté unie à une beauté si simple, dénuée de toute fatuité ! Et dire que sans ce chien de malheur, j’aurais peut-être pu être l’heureux mortel devant partager la vie de cette femme incomparable ! »

— Ah ! ah ! mon cher Paul, vous qui vous vantez chaque jour d’être un marcheur infatigable, je vous prends en flagrant délit de paresse ! Quoique vous n’en vouliez rien laisser voir, mon drôle, vous n’avez plus vos jambes de vingt ans et, dans une marche de deux milles, vous êtes bien aise de trouver un point d’ombre où vous reposer.

C’était Monsieur Pierre Ledoux, gérant de banque, membre du cercle, un joyeux garçon bedonnant, qui venait de le tirer de sa contemplation. Monsieur Ledoux avait, lui aussi, atteint la quarantaine et il ne manquait jamais une occasion de taquiner notre ami sur son entêtement à ne pas vouloir paraître vieillir.

De son côté, Paul était trop heureux de constater qu’on n’avait pas deviné le motif réel de sa halte prolongée, pour essayer de dissuader son ami. Il avoua tout ce que l’on voulut.

— Que voulez-vous, il fait une telle chaleur…

— Et puis, avouez-le donc, vous n’avez plus vos vingt ans !

— Hélas ! je les ai deux fois.

— Continuez-vous avec moi ?

— Avec plaisir, votre compagnie me fera oublier la longueur du trajet.

Les deux compagnons continuèrent leur marche presque silencieusement. Ce pauvre Ledoux suait comme un nègre. De son côté, Paul se sentait alerte, joyeux et léger. « Après tout, se disait-il, je serais bien fou, elle ne me mangera pas cette Demoiselle Perrin… D’ailleurs, Jean m’a assuré qu’il ne serait fait aucune allusion à notre malheureuse chicane. Oui, mais je serais terriblement ridicule si elle y faisait allusion… Ô ce chien ! cette lettre ! »

En rentrant au chalet, il trouva Jean, qui, en train d’enfiler un costume de bain lui demanda :

— Enfin, as-tu pris une décision ? Viens-tu ?

— Viens-tu ! C’est facile à demander ; mais comment veux-tu que je m’y présente ?

— Puisque je te promets qu’il ne sera fait aucune allusion…

— Tout de même, je ne vois pas bien ce que je pourrais aller faire chez Mlle Perrin. Je veux bien, par amitié pour toi, cesser toute procédure contre elle ; j’irai plus loin, je regrette sincèrement les troubles que je lui ai causés ; mais, enfin, je ne puis tout de même pas aller la demander en mariage cette ex-ermite métamorphosée en déité. Voudrais-tu que j’aille lui faire la cour, par hasard ?

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas ? D’abord parce que je n’ai aucunement l’intention de me marier, que je suis heureux tel que je suis et entends bien l’être le plus longtemps possible et, ensuite, parce que si je tentais de faire la cour à Mlle Perrin, elle me rirait au nez… et puis…

— Après tout, c’est ton affaire, tu as peut-être raison. Dès demain, je les avertirai de ton refus.

— Ton refus… ton refus… je n’ai pas encore dit que je refusais ; mais il me semble que je ne puis pas non plus accepter.

— Tu veux et tu ne veux pas…

— Je suis indécis.

— Tout comme l’âne de Buridan entre sa botte de foin et son seau d’eau.

— L’âne du conte des Mille et Une Nuits était plus heureux que moi, il pouvait toujours manger son foin trempé dans l’eau du seau ; quant à moi, je ne puis à la fois accepter ou refuser.

— Enfin, tu me donneras ta réponse demain soir.

Avant de s’endormir, Paul essaya encore une fois de résoudre l’affreux dilemme. Il repassa dans son esprit les derniers événements et finit par s’emporter contre Jean qu’il accusa de tiédeur parce qu’il n’avait pas, lui semblait-il, insisté avec assez de ténacité pour lui arracher une réponse affirmative. D’ailleurs, il n’y avait que le premier pas de difficile, une fois pénétré dans la villa et admis au nombre des amis de la maison, il saurait bien faire oublier la première impression. Tout à l’heure, Jean badinait en parlant de cour à faire à son ancienne adversaire, et, cependant, qu’y avait-il là de si extraordinaire ? Si seulement il pouvait faire le premier pas… mais il fallait le faire, ce premier pas ! Il dormit mal cette nuit-là ; des rêves peuplèrent son sommeil, rêves plutôt agréables où défilaient Jean et la petite fille au journal, Mlle Perrin dans le rôle de Madame Hainault et toute une théorie de turbulents petits Hainault saluant, midi et soir, d’un joyeux brouhaha, son retour du bureau.

Hélas ! ce n’était là qu’un rêve ! Le réveil le rappela à la réalité et à sa cruelle indécision. Irait-il, n’irait-il pas ? Ah ! cette lettre ! cette m… lettre ! (Pieux confrères de la congrégation des Jeunes Gens, votre Préfet a dit : « Cette m… lettre ! » et lui ne s’est pas servi de points de suspension !)

— Monsieur Gendron, demandait, deux heures plus tard, notre ami à son patron, je ne vous ai jamais fatigué de mes réclamations, je ne me souviens pas vous avoir une seule fois demandé une augmentation de salaire depuis que je suis à votre emploi et vous semblez être satisfait de mes services ; de mon côté je suis pleinement satisfait de ma condition. Mais si un jour je faisais une folie, si je me mariais, pourrais-je compter sur un relèvement de salaire suffisant, pour subvenir au surcroît de dépenses que m’occasionnerait mon nouvel état de vie ?

— Comment ? Vous, vous marier ! Ah ! ah ! ah ! c’est trop drôle, ma foi !

— Et pourquoi pas ? Suis-je tellement décrépit ?

— Loin de moi cette idée, bien loin de moi ; vous êtes au contraire dans la force de l’âge et remarquablement doué pour faire un excellent mari ; mais je vous avais toujours cru insensible à ce genre de danger… vous m’avez toujours semblé le type parfait du célibataire de vocation.

— Enfin, si ce malheur m’arrivait ?

— Comment, ce malheur ! Mais, mon pauvre ami, ce serait au contraire la plus belle action de votre vie. Vieux garçon, ce n’est pas un état dans la vie, mon cher Paul, c’est une existence vaine et stérile. Nous, les hommes mariés, nous taquinons très souvent nos épouses sur leurs extravagances, leur coquetterie, les petites misères qu’elles nous font endurer de temps en temps, et dont nous exagérons l’importance à dessein, afin de nous faire plus facilement pardonner nos fautes personnelles ; mais que sonne l’heure de l’infortune, que le chagrin nous assaille, que le malheur nous foudroie, nous sommes certains de trouver auprès d’elles une somme inépuisable de bonté affectueuse et une source profonde de force et de courage pour affronter de nouveau la lutte et la vie. On vous a exagéré les frictions inévitables qui se produisent dans tous les ménages. Bah ! ce sont là de légers nuages qu’un moment de confiante et affectueuse intimité a bien vite dissipés et toujours nous nous inclinons avec une respectueuse vénération devant la mère de nos enfants. Mariez-vous, mon cher Paul, soyez un père heureux et je vous promets que, suivant l’expression de mon grand-père, il y aura toujours du pain dans votre huche. Mais au fait, serait-ce indiscret de vous demander quelle est la future Madame Hainault ?

— Il n’y a pas encore de future Madame Hainault et si je vous faisais cette question, c’est que depuis quelque temps je commence à réaliser que ma vie solitaire est triste et vide.

— Alors ce mariage, c’est encore dans les futurs contingents ? Je le regrette.

— Je crains bien que d’ici longtemps vous ne soyez appelé à relever mes appointements. Trouverai-je jamais une jeune fille, répondant à mon idéal, qui consentira à m’épouser ?

— Cela viendra, mon ami, cela viendra. Persévérez dans votre bonne résolution. Je vous estime trop pour ne pas vous désirer ce bonheur. Ah ! j’oubliais une commission que Madame Gendron m’avait chargé de vous faire. Elle a rencontré avant hier, Mlle Perrin et elle a appris que vous vous étiez désisté de toutes procédures contre cette brave Laure. Ma femme estime beaucoup cette jeune fille, aussi est-elle très heureuse de votre décision et elle m’a prié de vous remercier chaleureusement en son nom. Mais, dites donc, la voici la jeune fille idéale que vous devriez épouser !

— Qui ?

— Laure, Laure Perrin !

— Oubliez-vous le démêlé que nous avons eu ensemble ?

— Ce n’est rien, puisque vous avez chevaleresquement tout abandonné. Croyez-m’en, songez-y sérieusement. Je vous répète que Laure ferait une épouse accomplie.

Rentré au chalet, ce n’est pas sans appréhension que Paul attendit le retour de Jean. Enfin il fallait lui donner une réponse et il hésitait encore.

 

— Viens-tu te baigner, Hainault ?

— Merci, j’attends Dupras.

— Et toi, Ledoux, viens-tu ?

— Mon cher Larose, je le regrette beaucoup : mais Dubord vient de me demander de jouer une partie de croquet avec lui.

— Si tu aimes mieux le croquet…

— Je n’ai pas dit cela, je préférerais bien un bon bain.

— Alors, viens te baigner.

— Oui, mais Dubord ?

— Viens-tu ou ne viens-tu pas ?

— Je ne sais…

— Tirons cela face ou pile. Face, tu viens, pile, tu restes. Et, lançant en l’air une pièce de monnaie : un, deux, trois : c’est face ! Viens te baigner, mon gros, s’il me prend une crampe, tu me serviras de bouée. Tiens, regarde Hainault qui tire face ou pile lui aussi.

— Face ! C’est décidé, j’y vais, dit ce dernier.

— Hâte-toi si tu viens avec nous.

— Mais je ne vais pas me baigner…

— Où vas-tu donc, alors ?

— Où je vais ? Je vais… faire une promenade en canot.

Ce n’était pas une promenade en canot que le classique pile ou face venait de décider. En voyant ses compagnons s’en rapporter au hasard pour décider d’un fait banal, Paul avait eu un trait de lumière et s’était dit que le meilleur moyen de se tirer de sa perplexité était de s’en remettre lui aussi au hasard et le hasard avait prononcé dans l’affirmative.

Une fois sa décision prise, il se sentit tellement soulagé, si calme, si satisfait, que ce fut avec sa bonne figure souriante, qu’on ne lui avait pas vue depuis une semaine, qu’il salua l’arrivée de son ami Jean.

— Ça y est, j’ai décidé d’y aller.

— Je n’ai pas douté un seul instant que tu ne finisses par accepter. C’est la conflagration mon vieux, la conflagration que je t’avais annoncée…

***

Vers trois heures, le lendemain après-midi, les deux amis entraient chez Mlle Perrin.

— Permettez-moi, Mademoiselle, de vous présenter mon ami, Monsieur Hainault.

— Je suis très heureuse, Monsieur, de vous recevoir chez moi.

— J’espère Mademoiselle, que mon jeune ami Jean vous a déjà exprimé tout le regret…

— Croyez, Monsieur, que l’incident est tout à fait oublié ; je ne garde que des sentiments de gratitude pour la générosité dont vous avez fait preuve en abandonnant vos justes réclamations.

— Et moi ? On m’oublie donc ! s’exclama Yolande qui, sentant le terrain glissant sur lequel les anciens antagonistes s’aventuraient, désirait faire une diversion.

— Paul, je te présente le plus affreux tyran que je connaisse : Mademoiselle Yolande Perras.

— Je crois, Mademoiselle, que mon ami est un supplicié content, car depuis votre arrivée en ville, nous ne le voyons presque plus.

Les jeunes gens vinrent prendre place sous la tonnelle que Paul ne manqua pas d’admirer. La conversation, d’abord banale et quelque peu contrainte, s’anima graduellement grâce à l’humeur enjouée de Jean et surtout d’Yolande. Au bout d’une demi-heure, tous quatre avaient l’aisance de vieux amis.

— Mademoiselle Laure, dit Jean, mon ami est un grand amateur de fleurs et quoiqu’il n’ose vous le demander, je sais qu’il brûle du désir de visiter votre jardin, où il trouvera certaines tulipes qui vont le rendre affreusement jaloux.

— Vous aimez les fleurs, Monsieur ?

— En amateur, Mademoiselle, en amateur seulement ; mais enfin, mon jeune ami m’a dit tant de bien des vôtres que je désire ardemment les visiter. D’ailleurs, s’il faut en juger par l’éclatante floraison qui nous entoure, votre jardin doit être un lambeau oublié du paradis terrestre.

— Ces fleurs-ci ne sont que de braves paysannes sans prétention. J’ai dans mon jardin certaines variétés de fleurs d’ornement assez remarquables. Certains rosiers, sur lesquels j’ai pratiqué greffes sur greffes, me donnent des roses d’une blancheur de neige.

— Greffez-vous vos rosiers vous-même ?

— J’avais à peine douze ans quand j’ai fait mon premier essai sous la direction de mon père. Depuis la mort de ce bon papa, j’ai continué à aimer les fleurs en souvenir de lui et un peu aussi pour mon plaisir. C’est si intéressant la vie de ces jolis petits êtres éphémères qui naissent, s’épanouissent et meurent en un éclat de beauté, en une brise de parfum. Venez-vous avec nous, Monsieur Jean ?

— Quelque belles et délicieuses que soient vos fleurs, Mademoiselle Laure, malgré tout le parfum qu’elles dégagent, elles ne sauraient par cette chaleur accablante, avoir à mon sens, le grand charme d’un doux farniente sous cette tonnelle, en compagnie de Mademoiselle Yolande.

— Ce qui veut dire que, de mon côté, je vais être obligé de subir le tête à tête de Jean… Ah non ! il faut avoir pitié de moi… Si vous saviez comme il est embêtant, Monsieur, votre ami Jean, dans le tête à tête ! Il se croit toujours obligé de me faire des déclarations solennelles… oh ! si solennelles !

— T’avais-je assez averti ? Eh bien ! le voici le joli caractère de Mademoiselle… et c’est ainsi depuis trois ans.

— Sont-ils gentils ! dit Mlle Laure en pénétrant dans le jardin. Tenez, voici mon domaine.

— C’est merveilleux, Mademoiselle ! Quelle richesse, quelle variété, quelle profusion !

— Voici le rosier dont je vous parlais tout à l’heure. C’est un ancien églantier des champs, je l’ai pris dans les abattis du collège et ce n’est qu’après dix ans de travail que j’ai pu obtenir cette perfection.

— Et ces balsamines ?

— Ce sont des impatientes de la rive que j’ai mariées successivement avec plusieurs variétés de balsamines des jardins. Remarquez ces points jaunes pâles, c’est tout ce qui reste de la plante mère.

— Et vos tulipes ?

— Je les garde en serre, ce qui me permet d’avoir une floraison continuelle. Allons les voir.

Paul suivit la jeune fille, s’extasia devant les inestimables merveilles que la serre contenait et, après s’être arraché à regret à cette contemplation, il continua avec elle sa promenade dans le jardin.

Là-bas, sous la tonnelle, nos deux amoureux suivaient, de loin, depuis une demi-heure, les moindres gestes de Mlle Perrin et de son compagnon.

— Dites donc, Yo, savez-vous que nos ennemis d’hier ne semblent pas trop mal s’entendre.

— Votre Monsieur Hainault semble facilement s’apprivoiser.

— Lui qui avait une telle crainte de la Villa des Ancolies, de sa propriétaire et de son chien !

— Le fait est qu’il ne semble pas se douter de la présence de Fidèle.

— Au fait, où est-il, Fidèle ?

— Je l’ai enfermé dans le boudoir. Dites donc, si nous lui donnions la liberté ?

— Non, non, pas en ce moment, ce serait compromettre notre œuvre de conciliation.

— Ah ! ces convertis, brûlent-ils d’un zèle assez ardent !

— Que voulez-vous, je désirerais tellement faire disparaître jusqu’au souvenir de cette malheureuse lettre.

— Hélas les paroles passent, mais les écrits restent…

— M’assurez-vous au moins qu’elle m’a complètement pardonné ?

— Pardonné ! Dame, c’est beaucoup dire, mais enfin, marraine est si bonne, si pieuse, si chrétienne.

— L’église ordonne le pardon des injures…

— De sorte que, tôt ou tard, elle finira nécessairement par pardonner et même oublier… il le faudra bien… nous… serons ses seuls parents.

— Comment, nous ?… Levant les yeux vers la figure de sa petite amie, il s’aperçut qu’elle n’avait plus son masque d’ironie souriante, elle avait soudain pris une expression de sérieux, de tendresse et de bonté aimante qu’il ne lui connaissait pas. Comment, Yo, ma petite Yo, je ne rêve pas vous voulez bien ?

Il n’en put dire davantage, Paul et Laure revenaient du jardin. Le bonheur ne sait pas être discret et, sans une seule parole, au seul éclat de leurs regards heureux, les nouveaux arrivants devinèrent leur secret et leur bonheur.

Or, « l’exemple entraîne », a dit je ne sais qui.


FIN.