Michel Lévy Frères (p. 29-56).

ii

LE PALAIS PITTI

Malheureusement, comme nous étions loin d’avoir fini notre exploration, interrompue par les fêtes de la Saint Jean, force nous fut de demeurer en arrière. Nous donnâmes à nos connaissances florentines rendez-vous aux eaux de Monte-Cattini ; puis nous leur souhaitâmes un bon voyage, et eux nous souhaitèrent bien du plaisir.

Notre première course fut au palais Pitti.

Le palais Pitti, résidence habituelle du grand-duc, est situé comme notre Luxembourg, avec lequel il a quelque ressemblance, de l’autre côté de l’Arno. On s’y rend par le Pont-Vieux, en longeant le corridor dont j’ai parlé, et que le grand-duc Cosme, dans son amour de l’antiquité, fit faire sur le modèle de celui qui, sur la foi d’Homère, unissait le palais d’Hector au palais de Priam.

Le Pont-Vieux, construit par Taddée Gaddi, date de 1345 ; il succédait aux ruines d’un pont antique bâti par les Romains. Il est, moins la portion du milieu percée à jour, garni d’un bout à l’autre de boutiques, qu’un décret du capitaine du quartier, rendu en 1594, réserve aux orfèvres. Ce décret est resté en vigueur jusqu’aujourd’hui. Seulement, lorsqu’on pense que c’est de ces boutiques que sortirent les Brunelleschi, les Ghiberti, les Donatello et les Benvenuto Cellini, on trouve leurs descendans, misérables ouvriers sans goût et sans invention, bien dégénérés de leurs sublimes aïeux. Heureusement qu’au bout du pont, l’œil, fatigué de toute cette quincaillerie d’or, se repose sur l’Hercule et le Centaure, l’un des plus beaux groupes de Jean de Bologne, qui, exécuté en 1600, ferme par un chef-d’œuvre le seizième siècle.

En descendant le quai, on trouve la Via Maggio, qui contient deux souvenirs assez curieux. Le premier, souvenir historique, est visible pour tout le monde : c’est la charmante maison habitée par Bianca Capelle lorsque le grand-duc, ayant donné une place de maître de la garde-robe à son mari, résolut, pour s’épargner ces longues courses nocturnes dont nous avons vu que son père lui faisait un reproche, de rapprocher sa maîtresse du palais Pitti. On la reconnaîtra aux charmantes fresques qui la décorent, aux armes des Médicis sculptées sur sa façade, et à cette inscription gravée sur une plaque de marbre blanc :
Bianca Capello,
Prima che fosse moglie a Francesco primo dei Medici.
Avito questa casa, che ella si edificava nel 1566.

Le second souvenir, tout artistique, a disparu avec les deux personnages auxquels il se rattache, et ne vit traditionnellement que dans la mémoire des poëtes ; le voici :

C’était vers la fin de l’automne de l’année 1573, un homme de quarante-cinq à cinquante ans se tenait debout sur le seuil de la porte de sa maison, située Via Maggio[1], lorsqu’il vit venir à lui un beau jeune homme de vingt-neuf à trente ans monté sur un cheval richement enharnaché, qu’il maniait en véritable homme de guerre. Arrivé en face de lui, le jeune cavalier s’arrêta, le regarda un instant comme pour s’assurer qu’il ne se trompait point ; puis descendant de cheval et s’avançant vers lui :

— N’êtes-vous pas, lui demanda-t-il, Bernard Buontalenti, le merveilleux architecte dont le génie créateur a inventé ces belles machines théâtrales à l’aide desquelles on vient de représenter dans cette ville l’Aminte de Torquato ?

— Oui, répondit celui auquel cette demande était faite en termes si flatteurs ; oui je suis Bernard Buontalenti. Seulement, tout en avouant que c’est ainsi que je me nomme, je ne puis accepter les éloges exagérés que votre courtoisie veut bien accoler à mon nom.

Alors le jeune homme, avec un doux sourire, s’approcha de lui, et, lui jetant les bras autour du cou, il l’embrassa et le pressa sur son cœur ; puis, comme l’autre, étonné de cette démonstration amicale, semblait chercher s’il ne reconnaîtrait pas sur le visage de l’étranger quelques traits qui lui rappelassent une ancienne connaissance :

— Vous êtes Bernard Buontalenti, dit de nouveau le jeune homme ; et moi je suis le Tasse, venu exprès de Ferrare pour vous voir et vous embrasser. Adieu, frère.

Et à ces mots le jeune homme sauta sur son cheval, et, faisant un dernier signe d’adieu à Bernard Buontalenti, il s’éloigna au galop et disparut bientôt au coin de la Via Mazetta.

Ce fut la seule fois que le poète et l’architecte se virent, ce qui ne les empêcha point de conserver l’un pour l’autre une éternelle amitié.

À quelques pas du lieu où se passa cette scène, se lève, plus imposant par sa masse que remarquable par son architecture, le palais de Lucca Pitti.

Philippe Strozzi le Vieux avait fait élever, comme nous l’avons dit, près de la place de la Trinité, un palais qui, par sa forme, sa masse et sa solidité, faisait l’admiration de Florence. Lucca Pitti en fut jaloux ; surpassant à cette époque Strozzi en richesses, il voulut le surpasser en magnificence. Il fit venir Brunelleschi, que sa coupole du Dôme venait de faire le premier architecte du monde, et il lui dit qu’il voulait un palais dans la cour duquel pût tenir à son aise tout le palais Strozzi. Brunelleschi se mit à l’œuvre, et quelques jours après apporta à son riche patron un plan qui fut approuvé, et que l’on commença aussitôt à mettre à exécution.

Ceci se passait vers 1440 à peu près. Il y avait alors une opposition à Florence, et Lucca Pitti était le chef de cette opposition, dont Pierre le Goutteux était l’objet. Placé entre Cosme-le-Grand qui venait de mourir, et Laurent le Magnifique qui venait de naître : perdu dans l’ombre de ses calculs, enfoncé dans la nuit de son agio, retenu par ses infirmités dans l’une ou dans l’autre de ses nombreuses villas, Pierre de Médicis est l’ombre qui fait ressortir les deux grands hommes entre lesquels il se trouve étouffé : l’opposition était donc de mode contre lui, et Lucca Pitti devait son crédit, sa fortune, sa popularité, à son titre de chef de cette opposition.

Aussi, lorsqu’il annonça l’intention de faire bâtir un palais qui effaçât les autres palais en magnificence, et fit rentrer dans l’ombre le beau palais du vieux Cosme et le sombre palais de Strozzi, toutes les sympathies se groupèrent autour de lui. Les riches lui offrirent leurs bourses, les pauvres offrirent leurs bras, et il n’eut qu’à choisir ceux qu’il voulait bien faire les élus de son orgueilleuse fantaisie ; et, grâce au crédit inépuisable de ses prêteurs, à la force renaissante de ses ouvriers, le palais miraculeux, dirigé par son sublime architecte, sortit de terre avec la rapidité d’une construction enchantée.

Mais un beau jour il arriva que cette opposition acharnée de Lucca Pitti parut se ralentir. Quand on se fait chef de parti, on ne s’appartient plus à soi-même ; on devient la chose, la propriété, l’instrument de son parti. De ce moment, si l’on n’a pas le génie de Cromwell ou la force de Napoléon, il faut faire abnégation de toute opinion personnelle, se laisser entraîner à la puissance supérieure qui se sert de vous comme d’un bélier, bat les murailles avec votre front, et renverse l’obstacle, ou vous brise contre lui. Lucca Pitti eut peur d’être brisé, et un beau jour le bruit se répandit qu’il avait trahi la république et pactisé avec le pouvoir qui voulait la renverser.

Dès lors Lucca Pitti fut perdu, les trésors qui l’avaient soutenu se fermèrent, les bras qui le servaient s’armèrent contre lui. On exigea de sa banque le remboursement immédiat de tout ce qu’on lui avait prêté, ses créanciers mirent dans leurs poursuites cette exigence haineuse qui caractérise les brouilles commerciales. Les rentrées manquèrent ; l’actif, quoique dépassant de beaucoup le passif, ne put lui faire face immédiatement. La fabrique aux trois quarts achevée s’interrompit. Le crédit de la maison, qui reposait sur deux siècles de loyauté, s’écroula, comme si cette base d’or eût été d’argile. Les successeurs de Lucca Pitti descendirent de la gêne à la misère ; enfin son petit-neveu Jean fut forcé de vendre ce palais, cause de la ruine de son ancêtre, à Cosme Ier, qui venait de monter sur le trône, et qui, l’ayant acheté avec toutes ses dépendances au prix de 9,000 florins d’or, c’est-à-dire de 400,000 francs à peu près de notre monnaie, le constitua en dot à Éléonore de Tolède sa femme.

De ce moment, le palais Pitti, abandonné depuis près de soixante ans, et qui semblait une ruine inachevée, commença de reprendre vie. Nicolo Braccini, surnommé le Tribolo, reprit l’œuvre que Brunelleschi, mort en 1446, avait laissée imparfaite : le jardin Boboli fut dessiné, on tira parti des accidens du terrain, des forêts s’élevèrent sur ses montagnes, des fontaines coulèrent dans ses vallées ; enfin, en 1555, c’est-à-dire six ans après qu’il était devenu la propriété de Cosme le Grand, le palais Pitti, qui avait gardé son premier nom, se trouva en état de recevoir les députés siennois qui apportaient à Cosme le traité de capitulation de leur ville.

C’était une grande affaire pour Cosme que la soumission, de Sienne, cette éternelle rivale artistique, commerciale et politique de Florence. Sienne disputait à Florence la renaissance de la peinture ; Sienne avait son dôme de marbre rouge et noir, qui balançait le chef-d’œuvre de Brunelleschi ; Sienne avait gagné la fameuse bataille de Monteaperto, qui avait mis Florence à deux doigts de sa perte ; Sienne, enfin, gardait encore dans son palais populaire le Caroccio de Florence, trophée de cette grande défaite. Mais tout ce passé disparaissait devant le fait présent : Sienne courbait son front dans la poussière ; Sienne déposait aux pieds du grand-duc sa couronne murale ; Sienne, de reine, devenait esclave, la république se faisait province ; et grâce à cette adjonction de territoire, au milieu de la nouvelle formation des États européens qui commençait à s’organiser, la Toscane, atteignait presque au rang de puissance secondaire.

Aussi y eut-il de grandes fêtes au palais Pitti à propos de la capitulation de Sienne.

Trois ans après, Cosme, qui était dans sa période de bonheur, célébra au palais Pitti le mariage de sa fille Lucrèce avec le prince Alfonse d’Est, fils aîné du duc de Ferrare.

Ce fut cette Lucrèce dont nous avons déjà parlé à propos du Palais-Vieux, et dont, au bout de trois ans, on apprit la mort. Les historiens dirent qu’elle avait succombé à une fièvre putride. Le peuple, avec cet instinct de vérité qui le trompe si rarement, raconta que son mari l’avait tuée dans un mouvement de jalousie. La tradition populaire l’emporta sur le récit des historiens.

Ce mariage, qui terminait les disputes de préséance entre les maisons d’Est et de Médicis, avait cependant été célébré sous de riches auspices : de grands bals avaient été donnés à cette occasion au palais Pitti, et, dans une seule soirée, il y avait en une mascarade si magnifique que les historiens ne jugèrent pas sa description indigne de leur plume ; il est vrai que quand les historiens ont à écrire la vie des tyrans, les trois quarts de leur ouvrage sont presque toujours destinés à des récits de fêtes.

Cette mascarade se composait de cinq quadrilles de douze personnes chacun ; le premier quadrille représentait douze princes indiens ; le second, douze Florentins vêtus à la manière du treizième siècle ; le troisième, douze chefs grecs : le quatrième, douze empereurs ; et enfin le cinquième, douze pèlerins. On avait gardé celui-ci pour le dernier, comme étant le plus riche. En effet, chaque pèlerin était revêtu d’une robe de toile d’or dont le petit manteau était tout garni de coquilles d’argent au fond desquelles étaient incrustées de véritables perles.

La même année se célébra au même palais le mariage d’Isabelle, cette autre fille de Cosme si ardemment et si singulièrement aimée par son père, et qui avait failli, en s’endormant dans la grande salle du Palais-Vieux, coûter la vie à Vasari. Celle-là aussi était marquée d’un signe funeste et devait être assassinée. Son mari était Paul Giordano Orsini, duc de Bracciano. On se rappelle qu’il l’étrangla avec une corde cachée sous l’oreiller conjugal, après une partie de chasse dans sa villa de Ceretto.

Ce fut vers cette époque que, pour rendre le palais Pitti de plus en plus digne des grands événemens qui s’y passaient, le grand-duc Cosme fit faire par l’Ammanato cette superbe cour dans laquelle, selon l’orgueilleuse prévision de son premier propriétaire, devait danser le palais Strozzi. En effet, cette cour, à elle seule, est sur chaque face de trois pieds plus large que la face correspondante du palais qu’elle était destinée à enfermer comme un écrin de granit.

Éléonore de Tolède, sous le nom de laquelle Cosme avait acheté le palais Pitti, mourut à son tour, on sait comment, à la suite de la mort de ses deux fils tués, l’un par son frère, l’autre par son père. Cosme chercha à se consoler de ce triple malheur dans un nouvel amour ; et, las du pouvoir, fatigué de la politique, il abandonna à son fils François le gouvernement de ses États, toujours prêt à y remettre la main cependant, si celui-ci s’écartait par trop des exemples paternels.

La première de ses maîtresses fut alors Éléonore dei Albizzi. Cet amour inquiéta le jeune grand-duc François, qui devait donner bientôt l’exemple d’un amour bien autrement étrange encore. Il plaça comme espion près de son père un valet de chambre nommé Sforza Almeni, qui lui rendait compte jour par jour de l’influence progressive que prenait Éléonore sur son amant. Malheureusement pour le pauvre Almeni, le vieux Cosme s’aperçut du double office que remplissait son valet de chambre près de lui. Cosme ne marchandait pas avec ses haines et ne temporisait pas avec ses vengeances : sûr de la trahison de son domestique, il le sonna ; et, sans se lever du fauteuil où il était assis, sans lui rien dire, sans lui rien reprocher, comme s’il jugeait la justification du meurtrier inutile aux yeux même de la victime, il lui fit signe de lui apporter son poignard, qui était sur une table ; et, comme Sforza Almeni le lui présentait en tenant le fourreau, il le prit par la poignée et le frappa avec la lame d’un coup si juste et si profond, que le valet de chambre tomba mort sans pousser un cri. Cosme sonna alors une seconde fois et fit emporter le cadavre. Ceci se passa au palais Pitti le 22 mai 1566.

Mais soit qu’Éléonore dei Albizzi eût cessé de plaire à Cosme, soit que cet épisode de son amour y eût apporté quelque refroidissement, il fit épouser sa maîtresse à Carlo Panciaticci, et tourna les yeux vers une autre jeune fille, nommée Camille Martelli.

Celle-ci fut au vieux Cosme ce que madame de Maintenon fut au vieux Louis XIV. Malgré toute l’opposition de sa noblesse et de sa famille, Cosme, un soir, l’épousa dans la chapelle du palais Pitti ; mais famille et noblesse se consolèrent en apprenant que, par un article même du contrat de mariage, Cosme interdisait à sa nouvelle femme le droit de prendre le titre de grande-duchesse.

Cosme ne survécut que quatre ans à ce mariage, et mourut au palais Pitti, le 24 avril 1574, à l’âge de cinquante-cinq ans : il en avait régné trente-sept.

À peine le grand-duc fut-il mort que sa veuve reçut l’ordre de quitter le palais et de se retirer dans le couvent delle Murale. Mais comme cette résidence lui déplaisait et qu’elle y pleurait nuit et jour, on lui donna l’option d’un autre monastère ; elle choisit alors celui de Sainte-Monique, où elle avait été élevée, et où elle mourut, après avoir payé par près de vingt ans de réclusion l’honneur d’avoir été deux ans la maîtresse et quatre ans la femme de Cosme Ier.

Les deux couvens que nous venons de nommer n’existent plus ; supprimés par un décret de 1808, ils n’ont point été rouverts depuis.

Trois ans après avoir été témoin de la mort de Cosme, le palais Pitti le fut de la naissance de son petit-fils. Le 20 mai 1577, Jeanne d’Autriche, épouse du grand-duc François, accoucha d’un jeune archiduc qui ne devait vivre que quelques années. Son arrivée au monde fut le signal d’une grande fête : on jeta des fenêtres du palais Pitti force pièces d’or au peuple ; puis, en avant de la terrasse qui y conduit, on apporta une si grande quantité de tonneaux de vin dont on ouvrit les robinets, que les flots de liqueur qui ne purent être recueillis coulèrent jusqu’au Ponte-Vecchio.

Il en résulta que le bon peuple florentin, dans son ivresse, voulut que les condamnés eux-même participassent à la joie commune. En conséquence, il courut aux prisons des Stinche, dont il enfonça les portes. Les prisonniers en profitèrent, comme on le comprend bien, non pas pour trinquer avec leurs libérateurs, mais pour gagner les frontières.

C’est encore au palais Pitti que mourut le 10 avril 1578, la pauvre duchesse Jeanne, abandonnant le trône à sa rivale, Bianca Capello, qui, un peu plus d’un an après, c’est-à-dire le 18 juin 1579, épousa le grand-duc François dans la même chapelle où Camille Martelli avait épousé Cosme.

Après les fêtes du mariage du grand duc François vinrent celles de sa fille Éléonore, qui épousa don Vicenzio Gonzaga, fils du duc de Mantoue. Cette fois, elles furent si considérables qu’elles débordèrent dans la ville. Un des épisodes de ces fêtes fut un fameux combat de pierres qui eut lieu dans la Via Larga, et pour l’exécution duquel Florence se divisa en deux camps : l’un, commandé par Averard de Médicis ; et l’autre, par Pierre Antonio dei Bardi. Chacun des deux partis avait sa musique ordinaire, au son de laquelle il en vint aux mains avec tant d’acharnement que, malgré les cuirasses dont étaient couverts les combattans, au bout d’une demi-heure, beaucoup d’entre eux étaient déjà grièvement blessés. La nouvelle de cet événement arriva au palais Pitti au milieu des plaisirs d’un autre genre que le grand-duc François offrait à ses hôtes. Il ordonna aussitôt qu’un corps de cavalerie partit au galop et séparât les deux armées ; il était temps, on ne se bornait plus aux pierres, et on commençait à tirer les épées : si bien que la cavalerie eut grand peine à accomplir l’ordre dont elle était chargée. De compte fait, il y eut, tant dans la troupe d’Averard de Médicis que dans celle d’Antonio Bardi, vingt-sept blessés, dont sept moururent des suites de leurs blessures. De plus, parmi les assistans, onze personnes furent tuées sur le coup ; mais de celles-ci on s’en inquiéta peu, attendu qu’elles étaient de la populace. Florence la républicaine avait, comme on le voit, fait, depuis cent ans, de rudes pas vers l’aristocratie.

Nous avons dit comment le grand-duc François et Bianca Capelle, morts de la même maladie, avaient laissé le trône au cardinal Ferdinand, lequel avait vite jeté aux orties sa robe rouge, et avait épousé la princesse Marie-Christine de Lorraine. Les nouveaux époux reçurent la bénédiction nuptiale de la main de l’archevêque de Pise, dans cette chapelle du palais Pitti qui depuis cinquante ans avait vu tant de mariages et tant de morts, tant de fêtes et tant de deuils.

Le soir du 11 mai 1589 vit les réjouissances conjugales du nouveau duc surpasser toutes les magnificences de ses prédécesseurs : c’était Buontalenti qui, tout fier encore des embrassemens du Tasse, avait été chargé de la direction de ces fêtes, et qui avait promis de se surpasser.

En effet, voici ce que les élus de cette grande soirée purent voir, à leur profond étonnement :

D’abord ils furent introduits dans cette fameuse cour, chef-d’œuvre de l’Ammanato, laquelle était, comme un cirque antique, couverte d’un vélarium de toile rouge, et entourée de gradins qui s’ouvraient à l’endroit qui donne sur le jardin, pour faire place à une grande forteresse gardée par des soldats turcs. Chacun prit place sur les gradins ainsi qu’aux fenêtres du palais, et, au signal donné par un coup de canon, à la lueur d’une illumination à giorno, on vit entrer un grand char triomphal monté par un nécromancien qui, après avoir fait au milieu du cirque plusieurs enchantemens, s’avança vers la grande-duchesse et lui prédit l’avenir cet avenir, comme on le comprend bien, était une longue succession de joies et de bonheurs, qui, au contraire des prédictions de ce genre faites aux princes, se réalisa.

Après le char du nécromancien, vint un second char, tiré par un dragon, duquel descendirent bientôt deux cavaliers ornés de toutes armes et montés sur des chevaux bardés de fer comme eux ; ils étaient accompagnés d’une foule de musiciens qui, tandis qu’eux s’apprêtaient au combat qui allait avoir lieu, allèrent se ranger sous le balcon occupé par la grande-duchesse, et lui donnèrent un merveilleux concert.

Les deux chars étaient à peine sortis pour débarrasser la cour, que l’on vit entrer une machine qui représentait une montagne : cette machine semblait se mouvoir seule, et il était impossible de découvrir le secret de sa locomotion ; arrivée au milieu du cirque, elle s’ouvrit et donna passage à deux autres chevaliers, armés comme les premiers, et qui étaient le duc de Mantoue et don Pierre de Médicis. Aussitôt la joute commença entre les quatre combattans, et ne fut interrompue que par l’apparition d’une seconde montagne, tirée par un crocodile gigantesque que conduisait un mage, et qui était suivie d’un char antique sur lequel se tenait don Virginio Orsini, en costume du dieu Mars, ayant auprès de lui huit belles jeunes filles vêtues en nymphes, tenant à la main des corbeilles pleines de fleurs, dont elles inondèrent la grande-duchesse et les dames de sa suite, tout en chantant un épithalame en l’honneur des augustes époux.

Enfin, ce nouveau divertissement achevé, on vit s’avancer un jardin qui, après s’être resserré pour passer sous la porte, s’étendit bientôt dans toute la largeur de la cour, déployant à mesure qu’il s’étendait des lacs avec leurs barques, des châteaux avec leurs habitans, des fontaines avec leurs naïades, des grottes avec leurs nymphes, et enfin des bosquets tout peuplés d’oiseaux apprivoisés, qui se mirent à chanter, prenant la lumière de l’illumination pour celle du soleil. Puis, lorsque les spectateurs émerveillés eurent tout une demi-heure de ce miraculeux spectacle, le jardin commença à se resserrer, renfermant, à mesure qu’il se resserrait, ses bosquets, ses grottes, ses fontaines, ses châteaux et ses lacs, jusqu’à ce que, réduit à sa grandeur première, il sortit par la porte qui lui avait donné entrée.

Alors la joute recommença, et au bout d’une demi-heure fut interrompue de nouveau, mais cette fois par un magnifique feu d’artifice qui se fit tour par toutes les ouvertures de la forteresse turque, qui, attendant toujours qu’on l’assiégeât, annonçait aux spectateurs que les divertissemens de la nuit n’étaient pas encore terminés. En effet, la dernière fusée éteinte, les gradins s’ouvrirent et par des escaliers ménagés intérieurement, donnèrent passage à ceux qui les couvraient jusqu’aux salles basses du palais, où était servi un Souper pour trois mille personnes. Le souper terminé, vers minuit les convives furent invités à remonter sur leurs gradins.

Mais l’étonnement fut grand et général lorsqu’on vit que l’aspect de la cour était entièrement changé : en effet, à cette heure elle représentait une mer couverte de dix-huit galères, de diverses grandeurs, montées par une armée de chevaliers chrétiens qui s’étaient croisés pour conquérir la forteresse turque, à l’instar des héros que venait d’immortaliser Torquato Tasso dans sa Jérusalem délivrée.

Alors commença l’assaut avec toutes les ruses de l’attaque et toutes les ressources de la défense, l’une et l’autre éclairées par un feu d’artifice continuel et des salves non interrompues de canon. Enfin, après une demi-heure d’un combat terrible, dans lequel assiégeans et assiégés firent preuve du plus grand courage, la forteresse fut prise, et la garnison, menacée d’être passée au fil de l’épée, se recommanda à la merci des dames, qui demandèrent et obtinrent sa grâce.

Ces fêtes durèrent un mois à peu près. Pendant un mois deux mille personnes, l’une dans l’autre, furent nourries et logées au palais Pitti ; et l’on trouva sur les livres de dépense du grand-duc que pendant ce mois, on avait bu 9.000 tonneaux de vin, converti en pain 7286 sacs de blé, brûlé 778 cordes de bois, épuisé 86,500 boisseaux d’avoine, brûlé pour 40,000 livres de charbon, et mangé pour 50,056 francs de confitures.

Onze mois après ces fêtes, la grande-duchesse accoucha au palais Pitti d’un fils qui reçut le nom de Cosme, en mémoire de son illustre aïeul.

C’est à ce fils que commence la décadence de la maison des Médicis ; nous l’avons vue naître avec Jean de Médicis, grandir avec Cosme le Père de la patrie, fleurir avec Laurent le Magnifique, atteindre son apogée sous Cosme, demeurer respectée et puissante avec François et Ferdinand ; nous allons maintenant la voir décliner rapidement avec Cosme II, Ferdinand II, Cosme III et Jean Gaston, dans la personne duquel elle devait enfin s’éteindre, et disparaître non-seulement de l’horizon politique, mais encore de la surface de la terre.

Cosme II, l’aîné des neuf enfans que Ferdinand avait eus de Christine de Lorraine, hérita de son père des trois vertus qui, réunies dans un souverain, font le bonheur de son peuple : la générosité, la justice et la clémence. Il est vrai que tout cela était chez lui simple, sans élévation, et plutôt le résultat d’un bon naturel que d’une grande idée. Une admiration suprême pour son père le portait à l’imiter en tout : il fit ce qu’il put, mais en imitateur ; et par conséquent en homme qui, marchant derrière un autre homme, ne peut ni aller aussi loin ni monter aussi haut que celui qu’il suit.

Le règne qui commençait fut donc, comme le règne qui venait de finir, une époque de bonheur et de tranquillité pour le peuple, quoiqu’il fût facile de voir que le nouvel arbre des Médicis avait usé la plus grande partie de sa sève à produire Cosme Ier, et allait toujours s’affaiblissant. Tout fut, pendant huit ans que Cosme II demeura sur le trône de Toscane, une pâle copie de ce que, pendant vingt et un ans, avait été le règne de son père : il travailla aux fortifications de Livourne, comme son père y avait travaillé, il encouragea les sciences et les arts, comme son père les avait encouragés ; il continua d’assainir les marennes, comme son père les avait assainies. Au reste, comme son père Ferdinand et comme son grand-père Cosme le Grand, Cosme II fit tout ce qu’il put pour arrêter l’école florentine dans sa décadence ; dessinant lui-même d’une manière distinguée, il affectionnait surtout chez les autres l’art dont il s’était spécialement occupé ; ce qui ne le rendait injuste cependant ni pour la sculpture ni pour l’architecture, qu’il honorait au contraire d’une façon toute visible : puisque chaque fois qu’il passait devant la Loge d’Orgagna et devant le Centaure de Jean de Bologne, il faisait marcher sa voiture au pas, disant qu’il ne pouvait rassasier ses yeux de ces deux chefs-d’œuvre. Aussi Pierre Tacca, élève de Jean de Bologne, qui avait fini les statues de Philippe III et de Henri IV, que son maître n’avait pas eu le temps d’achever, était-il en grand honneur à sa cour, ainsi que l’architecte Jules Parigi. Mais cependant, Comme nous l’avons dit, sa plus grande sympathie était pour les peintres : aussi faisait-il sa société la plus intime et la plus habituelle de Cigoli, de Dominique Panignani, de Christophe Allari et de Matthieu Roselli. Il encouragea fort aussi Jacques Callot, à qui il fit faire une partie de ses gravures ; Gaspard Molla, qui excellait à frapper les monnaies, et Jacques Autteti, célèbre par ses merveilleuses incrustations en pierres dures.

Et cependant, malgré les encouragemens qu’il donna, comme on le voit, aux arts et aux sciences, tout ce qui fut fait sous son règne, en peinture et en sculpture, fut fait par des peintres et des statuaires de second ordre ; et en sciences, la seule découverte un peu importante qui signala son époque fut la découverte par Galilée des satellites de Jupiter, auxquels ce grand homme, en reconnaissance de son rappel en Toscane, donna le nom d’étoiles des Médicis. C’est que la terre qui avait produit tant de grands hommes et tant de grandes choses commençait à s’épuiser.

Quoique souffrant déjà de la maladie dont il mourut, le grand-duc Cosme II n’en voulut pas moins poser la première pierre de l’aile qu’il faisait ajouter au palais Pitti. On apporta cette pierre dans sa chambre, elle y fut bénite en sa présence ; puis le malade avec une truelle d’argent, la couvrit de chaux, et elle fut déposée au plus profond des fondations creusées, avec une cassette contenant des médailles et des pièces d’or et d’argent frappées à l’effigie du mourant, et trois inscriptions latines, les deux premières composées par André Salvadori, et la troisième par Pierre Vettori le jeune. À peine le mur qui les recouvrait sortait-il de terre, que Cosme II mourut à l’âge de trente-deux ans.

Le fils aîné de Cosme lui succéda sous le nom de Ferdinand II ; mais comme il n’avait que onze ans, on lui donna pour régentes pendant sa minorité, qui devait durer jusqu’à l’âge de dix-huit ans, la grande-duchesse Christine de Lorraine, sa grand’mère, et l’archiduchesse Marie-Madeleine d’Autriche, sa mère. Cette régence n’offre rien de remarquable.

Le premier soin de Ferdinand II en sortant de tutelle fut, en qualité de prince chrétien et comme fils pieux, d’aller reconnaître à Rome son compatriote Urbain VIII comme chef de l’Église catholique, et de passer de là en Allemagne pour y recevoir la bénédiction de son oncle maternel.

Il s’en revint prendre ensuite le gouvernement de ses États. C’était chose facile, au reste, à cette époque, comme encore aujourd’hui, de régner sur les Toscans. La cité turbulente de Farinata des Uberti et de Renaud des Albizzi avait disparu à l’instar de ces villes qui sont ensevelies sous la cendre, et sur lesquelles on bâtit une nouvelle ville sans que, du fond de leur tombe, elles fassent un seul mouvement, poussent un seul soupir. Aussi, à partir de Ferdinand Ier, la Toscane n’a-t-elle pour ainsi dire plus d’histoire. C’est le Rhin, qui, après avoir pris sa source au milieu des glaces et des volcans, après avoir bondi à Schaffouse, après avoir roulé sombre, terrible et grondant sur les gouffres de Bingen, entre les montagnes du Drackenfels et à travers les roches de la Loreley, s’élargit, se calme et s’épure dans les plaines de Vesel et de Nimègue, et va, sans même se jeter à la mer, se perdre dans les sables de Gorkum et de Vandreihem. Dans cette dernière partie de sa course, il est sans doute plus utile et plus bienfaisant ; et cependant on ne le visite qu’à sa source, à sa chute, et dans cette partie de son cours située entre Mayence et Cologne, où il déploie toute l’énergie de sa lutte contre la tyrannique oppression de ses rivages.

Aussi, le long règne du fils de Cosme II se passa-t-il, non pas à maintenir la paix dans ses États, mais dans les États de ses voisins. Il se place entre la colère de Ferdinand et le duc de Nevers qu’elle menace ; il s’efforce à conserver ses États au duc Odoard de Parme, il protège la république de Lucques contre les attentats d’Urbain VIII et de ses neveux, il s’interpose pour réconcilier le duc Farnèse avec le pape, enfin il est déclaré médiateur entre Alexandre VII et Louis XIV : de sorte que, si quelquefois il se prépare pour la guerre, c’est qu’il veut à tout prix la paix ; et c’est pour parvenir à ce but qu’il rétablit la marine, qu’il fait faire des marches et des contre-marches à ses troupes, et enfin qu’il achève les fortifications de Livourne et de Porto-Ferrajo.

Tout le reste de son temps est aux sciences et aux lettres. Galilée est son maître, Charles Dati est son oracle, Jean de San-Giovanni et Pierre de Cortone sont ses favoris. Le cardinal Léopold, son frère, l’aide dans la tâche artistique qu’il a entreprise, comme il l’a aidé dans les soins de son gouvernement. De toutes parts savans, littérateurs et peintres sont appelés ; et ce n’est pas la faute des deux frères qui règnent pour ainsi dire ensemble si l’Italie commence à s’épuiser, parce qu’elle est déjà trop vieille, et si les autres États répondent pauvrement à l’appel qui leur est fait, parce qu’ils sont encore trop jeunes.

Voici ce que Ferdinand et Léopold firent pour les sciences :

Ils fondèrent l’académie del Cimento, arcordèrent des pensions au Danois Nicolas Hénon et au Flamand Tilman. Toutefois ils enrichirent Evangéliste Torricelli, le successeur de Galilée, et lui donnèrent une chaîne d’or à laquelle pendait une médaille avec cet exergue : Virtutis præmia. Ils aidèrent dans l’impression de ses œuvres le mécanicien Jean-Alphonse Borelli. Ils firent François Redi leur premier médecin. Ils assurèrent une pension à Vincent Viviani pour qu’il pût poursuivre librement ses calculs mathématiques sans en être distrait par les misères de la vie. Enfin ils établirent des congrès de savans à Pise et à Sienne, afin que la Toscane, condamnée par sa faiblesse à ne jouer qu’un rôle secondaire dans les affaires européennes, devint, par compensation, la capitale scientifique du monde.

Voici ce qu’ils firent pour les lettres :

Ils admirent dans leur intimité, ce qui pour la race désintéressée mais vaniteuse des poètes est à la fois un encouragement et une récompense : Gabriel Chiabrera, Benoît Fioretti, Alexandre Ademari, Jérôme Bartholomei, François Rorai et Laurent Lippi. Enfin ils firent leur société habituelle de Laurent Franceschi et de Charles Strozzi, que Ferdinand fit sénateurs ; et d’Antoine Malatesti, de Jacques Godoi, de Laurent Panciatichi et de Ferdinand del Maestro, que Léopold fit ses chambellans, et qu’ils appelaient à toute heure du jour auprès d’eux, même pendant qu’ils étaient à table, afin de nourrir à la fois, disaient ils, leur esprit et leur corps.

Voici ce qu’ils firent pour les arts :

Ils firent élever sur la place de l’Annonciade la statue équestre du grand-duc Ferdinand Ier, commencée par Jean de Bologne et achevée par Pierre Lacca.

Ils firent faire par ce dernier une statue de Philippe IV, roi d’Espagne, qu’ils envoyèrent en présent à ce prince.

Ils firent travailler pour la galerie des Offices Curradi, Matthieu Ronelli, Marins Balassi, Jean de San-Giovanni et Pierre de Cortone. Ils chargèrent en outre ces deux derniers de peindre à fresque les salles du palais Pitti.

Ils firent recueillir dans toutes les villes où ils se trouvaient, et aux prix que les possesseurs en voulurent, plus de deux cents portraits de peintres peints par eux-mêmes, et commencèrent ainsi cette collection originale que Florence possède seule au monde.

Enfin ils firent acheter à Bologne, Rome, Venise, et jusque dans l’ancienne Mauritanie, tout ce qu’ils purent y trouver de statues antiques et de tableaux modernes, et entre autres la belle tête qu’on croyait être celle de Cicéron, l’Hermaphrodite, l’Idole en bronze, et le chef-d’œuvre qui est encore aujourd’hui l’un des plus riches joyaux de la Toscane sous le nom de la Vénus du Titien.

Puis, comme ils avaient régné ensemble, tous deux moururent presque en même temps et au même âge, le grand-duc Ferdinand en 1670, âgé de soixante ans ; et le cardinal Léopold en 1675, âgé de cinquante-huit ans.

Sous le règne de Ferdinand, et un jour avant la naissance de son second fils, Colbert passa à Florence et logea au palais Pitti. Il était envoyé à Rome par Louis XIV afin d’apaiser quelques différends qui s’étaient élevés entre lui et Urbain VIII.

Cosme III succéda à Ferdinand. C’était le temps des longs règnes. Le sien dura cinquante-trois ans. Cette période fut la grande époque de la décadence des Médicis. Le vieil arbre de Cosme Ier, qui avait produit onze rejetons, sèche sur la tige et va mourir faute de sève.

À partir du règne de Cosme III, il semble que Dieu a marqué la fin de la race des Médicis. Ce n’est plus la foudre publique et populaire qui la menace, ce sont les orages intérieurs et privés qui la secouent et la déracinent ; il y a une fatalité qui les frappe les uns après les autres de faiblesse, les hommes sont impuissans ou les femmes stériles.

Cosme III épousa Marguerite-Louise d’Orléans, fille de Gaston de France. Le fiancé, élevé par sa mère Vittoria de la Rovère, aussi altière, aussi inquiète et aussi superstitieuse que Ferdinand II était affable, franc et libéral, avait tous les défauts de son institutrice et bien peu des vertus de son père. Aussi, depuis dix-huit ans, le grand-duc Ferdinand ne vivait-il plus avec sa femme, à laquelle, dans son indolence naturelle, il avait, comme nous l’avons dit, abandonné l’éducation de son fils. Il en résulta que le jeune duc Cosme, élevé dans la solitude et dans la contemplation, avait, grâce à Bandinelli de Sienne, son précepteur, reçu une éducation de théologien et non de prince.

Sa fiancée était une belle et joyeuse enfant de quatorze à quinze ans, de cette grande race bourbonnienne ravivée par Henri IV, dont elle était la petite-fille. Elle avait été élevée au milieu des rumeurs de deux guerres civiles. Tout ce qui avait entouré son berceau était plein de cette force juvénile particulière aux États qui s’élèvent, et qui depuis Cosme Ier avait fait place en Toscane au calme de l’âge viril, puis à la décadence de la vieillesse. C’était le grand-duc Ferdinand qui avait désiré ce mariage, et Gaston l’avait conclu avec joie ; car, ainsi qu’il le disait lui-même, il était de la maison de Médicis ; et malgré la goutte qu’il avait reçue d’elle, il s’en tenait fort honoré.

Mademoiselle de Montpensier avait accompagné sa sœur jusqu’à Marseille. Là, elle avait trouvé le prince Mathias qui l’attendait avec les galères toscanes ; et, après les présens de fiançailles reçus et force fêtes d’adieux données, Louise d’Orléans était montée sur la galère capitane, et, après trois jours de navigation, avait heureusement abordé à Livourne, où l’attendait, sous des arcs de triomphe dressés de cent pas en cent pas, la duchesse de Parme avec un nombreux cortège dans lequel la jeune princesse chercha inutilement son fiancé : Cosme avait été forcé de rester à Florence, retenu qu’il y était par la rougeole.

Louise d’Orléans continua donc seule sa route vers Pise, et elle entra dans cette ville au milieu des devises, des illuminations et des fleurs ; puis elle se remit en route, et enfin rencontra à l’Ambrogiana la grande-duchesse et le jeune prince qui venaient au devant d’elle, et un peu plus loin le grand-duc, le cardinal Jean-Charles et le prince Léopold. L’entrevue fut une véritable entrevue de famille, pleine de souvenirs du passé, de joie dans le présent et d’espérance pour l’avenir. Ce mariage, qui devait se dénouer d’une si étrange façon, fut donc célébrée sous les plus heureux auspices.

Mais à peine deux mois s’étaient-ils écoulés que la princesse commença de manifester une répugnance étrange pour son jeune époux. Cela tenait à une inclination antérieure qu’elle avait eue à la cour de France, où elle s’était prise d’amour pour Charles de Lorraine, qui était un beau et noble prince, mais sans patrimoine et sans apanage ; de sorte que les deux pauvres jeunes gens avaient avoué leur secret à la duchesse d’Orléans, et voilà tout. Or, la duchesse d’Orléans était un pauvre appui contre la faiblesse de Gaston et la fermeté de Louis XIV : le mariage décidé, il avait fallu qu’il s’accomplît ; et Cosme porta la peine de toutes les illusions de bonheur que sa femme avait perdues.

En effet, à peine arrivée dans le sombre palais Pitti, cette espère de voile de gaîté jeté par l’orgueil sur la figure de la fiancée disparut. Bientôt elle prit en haine l’Italie et les Italiens ; raillant tous les usages, méprisant toutes les habitudes, dédaignant toutes les convenances, elle n’avait de confiance et d’amitié que pour ceux-là qui l’avaient suivie de France, et qui dans sa langue maternelle pouvaient lui parler des souvenirs de la patrie. Au reste, Cosme, il faut le dire, était peu propre à ramener sa femme à de meilleurs sentimens. Ascétique, altier, dédaigneux, il n’avait aucune de ces douces paroles qui éteignent la haine ou font naître l’amour.

Sur ces entrefaites, le prince Charles de Lorraine arriva à la cour de Florence : c’était dix-huit mois après la mort de Gaston d’Orléans, c’est-à-dire vers le mois de février 1662. L’aversion de la jeune duchesse pour son mari parut s’augmenter encore de la présence de son amant ; mais comme tout le monde, au reste, ignorait cet amour, personne, pas même celui qui y était le plus intéressé, ne conçut un soupçon ; et le duc de Lorraine, reçu à bras ouverts, fut logé au palais Pitti. Il y eut plus : vers la fin de l’année, la jeune grande-duchesse s’étant déclarée enceinte, la joie la plus vive succéda à la tristesse continuelle qui, depuis son arrivée, s’était répandue à la cour de Toscane. Il est vrai qu’en même temps sa haine pour Cosme s’était augmentée encore, s’il était possible, mais Ferdinand répondit aux plaintes de son fils que sans doute cette antipathie tenait à l’état même où sa femme se trouvait : si bien que, quoique cette humeur sombre se fût encore accrue au départ de Charles de Lorraine, Cosme prit patience, et l’on gagna ainsi le 9 août 1665, époque à laquelle la princesse donna heureusement naissance à un fils qui, du nom de son grand père, fut appelé Ferdinand.

Comme on le pense, la joie fut grande au palais Pitti ; mais cette joie fut bientôt balancée par les dissensions domestiques qui ne faisaient qu’augmenter entre les deux époux. Enfin les choses en arrivèrent à ce point que le grand-duc, attribuant toutes les querelles à la présence et à l’influence des femmes françaises que la princesse avait amenées avec elle, les renvoya toutes à Paris avec une suite convenable et de riches présens, mais enfin les renvoya. Cet acte d’autorité porta au plus haut degré la colère de la jeune duchesse ; sa douleur approcha du désespoir ; il y eut rupture ouverte entre les deux époux. Alors Ferdinand, pour colorer cette séparation, conseilla à son fils un voyage en Lombardie ; mais en même temps il écrivit une lettre de plaintes à Louis XIV.

De près comme de loin, Louis XIV avait l’habitude d’être obéi : il ordonna, et l’épouse rebelle eut l’air de se soumettre ; si bien que vers la fin de 1666 on annonça officiellement une seconde grossesse. Mais en même temps, et par un hasard étrange qui renouvela les mêmes bruits qui avaient déjà couru à l’époque de la naissance du jeune duc Ferdinand, on parla d’intrigues avec un Français de basse classe, et le bruit se répandit que la princesse devait fuir avec lui. Il résulta de ce bruit qu’on l’observa plus attentivement ; et une nuit on l’entendit, par une des fenêtres du rez-de-chaussée du palais Pitti, nouer avec un chef de bohémiens un plan d’évasion. Perdue dans sa troupe, revêtue d’un costume de gitana, elle devait fuir avec les misérables qu’il traînait avec lui.

Une pareille aberration étonna d’autant plus le grand-duc que la jeune princesse était enceinte de quatre mois à peu près. On redoubla donc de surveillance ; mais alors, voyant que toute fuite lui était devenue impossible, elle fut prise d’un désir étrange pour une mère, c’était celui de se faire avorter. D’abord ce fut en montant à cheval et en choisissant les chevaux les plus durs au trot qu’elle essaya de mettre le projet à exécution ; puis, quand on les lui ôta, ce fut en marchant à pied, et en un jour elle fit sept milles dans les terres labourées : puis enfin, quand tous les moyens de nuire à son enfant furent épuisés, elle tourna sa haine contre elle-même et voulut se laisser mourir de faim. Il fallut la prudence et la douce persuasion du grand-duc Ferdinand pour la faire renoncer à ce projet et pour la conduire à la fin de sa grossesse, où elle accoucha de la princesse Anne-Marie-Louise.

Alors le grand-duc employa un moyen qui lui avait déjà réussi : c’était de faire faire un second voyage à son fils et d’écrire une nouvelle lettre à Louis XIV. En effet, vers le mois d'octobre suivant, lorsque Cosme s’est bien assuré que la répulsion de sa femme pour lui est toujours la même, il quitte le palais Pitti pour faire un voyage incognito en Allemagne et en Hollande, visite Inspruck, descend le Rhin, parle, à leur grande satisfaction, le latin le plus pur aux savans hollandais et allemands, trouve à Hambourg la reine Christine de Suède, la félicite sur son abjuration, et revient en Toscane, où tout le monde le reçoit bien, excepté la grande-duchesse. Désolé de ce mauvais accueil, il repart aussitôt pour l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre et la France, reste au dehors, ne revient que rappelé par l’agonie de son père, monte sur le trône que sa mort laisse vacant ; mais alors l’absence et les ordres de Louis XIV ont produit leur effet. Un rapprochement s’opère entre les deux époux, et, le 24 mai 1674, anniversaire du jour où Cosme est monté sur le trône la princesse accouche au palais Pitti d’un second fils qui reçoit au baptême le nom de Jean-Gaston, son aïeul maternel.

Aussitôt la naissance de cet enfant, les dissensions conjugales recommencent ; mais alors Cosme, qui a deux fils et qui ne craint plus de voir éteindre sa race, perd l’espoir que la grande-duchesse change jamais de sentimens à son égard, et, lassé d’elle enfin comme depuis longtemps elle est lassée de lui, il lui permet de retourner en France, à la condition qu’elle entrera dans un couvent. Celui de Montmartre, dont Madelaine de Guise est abbesse, est choisi d’un commun accord : le 14 juin 1676, la grande-duchesse quitte donc la Toscane et revoit, après quinze années d’exil, sa France bien-aimée. Mais à peine de retour à Paris, elle déclare que son mari l’a chassée, et qu’elle ne se croit pas obligée de tenir la promesse de réclusion que, cédant à la force, elle lui a faite ; si bien que tout l’odieux de cette affaire retombe sur Cosme, que les princes voisins commencent à mépriser à cause de sa faiblesse, et que ses sujets commencent à haïr à cause de son orgueil.

Dès lors, toutes choses tournent d’une manière fatale pour Cosme ; il est évident qu’un mauvais génie pèse sur cette race, dont Dieu se retire, et que cette race en lutte avec lui succombera dans la lutte. Poursuivi par de tristes pressentimens, à peine Ferdinand est-il nubile qu’il le marie à Violente de Bavière, princesse vertueuse mais stérile ; si bien que cette stérilité devient pour le jeune grand-duc un prétexte à des débauches si inouïes et si réitérées, que bientôt au milieu d’elles sa santé se perd et sa vie s’éteint.

À la première annonce de la stérilité de Violente, Cosme se hâte de fiancer Jean-Gaston son second fils. Celui-ci part aussitôt pour Dusseldorf, où il doit épouser la jeune princesse Anne-Marie de Saxe-Lowenbourg ; mais, à son arrivée, son désappointement est grand : au lieu d’une femme douce, gracieuse et élégante, comme il la voyait dans ses rêves, il trouve une espèce d’Amazone du temps d’Homère, rude de voix et de manières, habituée à vivre dans les bois de Prague et dans les solitudes de la Bohème, dont les seuls plaisirs sont les cavalcades et la chasse, et qui avait contracté dans les écuries, où elle passait le meilleur temps de sa vie, l’habitude de parler à ses chevaux un langage inconnu à la cour de Toscane. N’importe, Jean-Gaston est bon ; ses sympathies, à lui, ne doivent compter pour rien quand il s’agit du bonheur de son pays. Il se sacrifie donc, il épouse la nouvelle Antiope ; mais celle-ci, qui sans doute voit dans sa douteur de la faiblesse, et dans sa courtoisie de l’humilité, prend en mépris un homme qu’elle regarde comme au-dessous d’elle, et Jean-Gaston humilié commande ; la fière princesse allemande refuse d’obéir, et alors toutes les discussions qui ont attristé le mariage du père viennent assaillir l’union du fils. Cosme alors, pour faire diversion à ses chagrins, suit l’exemple de son frère Ferdinand, se jette dans le jeu et dans les orgies, mange à l’un son apanage, ruine à l’autre sa santé, et bientôt Cosme III reçoit avis des médecins que l’état de faiblesse dans lequel est tombé son fils leur ôte tout espoir qu’il puisse jamais donner un héritier à la couronne.

Alors le malheureux grand-duc tourne les yeux vers le cardinal François Marie, son frère, qui n’a que quarante-huit ans, et qui par conséquent est encore dans la force de l’âge. C’est lui qui fera reverdir le rameau des Médicis. Le cardinal renonce à ses honneurs ecclésiastiques et à la chance d’être pape, et bientôt ses fiançailles avec la princesse Éléonore de Gonzague sont célébrées. Alors la joie renaît dans la famille, mais la famille est condamnée. Les refus que l’ex-cardinal a pris dans les premiers jours de son mariage pour les derniers combats de la pudeur se prolongent au delà du terme ordinaire ; François-Marie commence à s’apercevoir que sa femme est décidée à n’accomplir du mariage que les cérémonies extérieures : il emploie l’autorité paternelle, il appelle à son secours l’influence de la religion ; il prie, conjure, menace même ; tout est inutile ; et tandis que Ferdinand pleure la stérilité forcée de sa femme, François-Marie annonce à son frère la stérilité volontaire de la sienne. Cosme incline sa tête blanche, reconnaît la volonté de Dieu, qui ordonne que les plus grandes choses humaines aient leur fin ; voit la Toscane placée entre l’avidité de l’Autriche et les ambitions de la France ; veut rendre à Florence, pour la sauver de cette double prétention étrangère son antique liberté ; trouve appui dans la Hollande et dans l’Angleterre, mais rencontre Obstacle dans les autres puissances, et dans la Toscane même, qui, trop faible maintenant pour porter cette liberté qu’elle a tant regrettée, la repousse et demande le repos, fût-il accompagnée du despotisme ; voit mourir son fils Ferdinand, puis son frère François, et meurt enfin lui-même après avoir, comme Charles-Quint, assisté non-seulement à ses propres funérailles, mais encore, comme Louis XIV, à celles de toute sa famille.

Tout ce qui avait commencé de pencher sous le règne de Ferdinand II croula sous celui de Cosme III. Altier, superstitieux et prodigue, ce grand-duc s’aliéna le peuple par son orgueil, par l’influence qu’il donna aux prêtres, et par les impôts excessifs dont il chargea ses États pour enrichir les courtisans doter les églises et faire face à ses propres dépenses. Sous Cosme III, tout devint vénal, qui avait de l’argent achetait les places ; qui avait de l’argent achetait les hommes ; qui avait de l’argent, enfin, achetait ce que les Médicis n’avaient jamais vendu, la justice.

Quant aux arts, il arriva d’eux comme des autres choses : ils subirent l’influence du caractère du Cosme III. En effet, pour ce dernier grand-duc, sciences, lettres, statuaire et peinture n’étaient quelque chose qu’autant qu’elles pouvaient flatter son immense orgueil et son inépuisable vanité. Voilà pourquoi rien de grand ne se produisit sous son règne. Mais à défaut de productions contemporaines, Pierre Falloniere et Laurent Magalotti intéressèrent heureusement son amour-propre à continuer pour la galerie des Offices l’œuvre de Ferdinand et du cardinal Léopold. En conséquence, Cosme réunit tout ce que son père et son oncle avaient déjà disposé à cet effet, y ajouta tous les tableaux, toutes les statues, toutes les médailles dont il avait hérité des ducs d’Urbin et de la maison de Rovère, chefs-d’œuvre parmi lesquels se trouvait le buste colossal de l’Antinoüs, et fit tout porter en grande pompe à ce magnifique musée à l’enrichissement duquel chacun applaudissait toujours, quoique les trésors qu’il amassait successivement y fussent moins versés par la générosité que par l’orgueil.

Le grand-duc Cosme III avait pour devise un navire en mer guidé par les étoiles des Médicis, avec cet exergue : — Certa fulgent sidera — Il est curieux que cette devise ait été justement choisie au moment où les étoiles allaient s’éteindre, où le navire allait sombrer !

Les Toscans voyaient avec effroi Jean-Gaston arriver à la toute-puissance. Ses débauches, si bien cachées qu’elles fussent dans les salles basses du palais Pitti, avaient débordé au dehors, et l’on parlait de voluptés monstrueuses qui rappelaient à la fois celles de Tibère à Caprée et celles de Henri III au Louvre. Comme le tyran antique et comme l’Héliogabale moderne, Jean Gaston avait à la fois un troupeau de courtisanes et un monde de mignons, pris les uns et les autres dans les basses classes de la société. Tout cela recevait un traitement fixe, mais qui pouvait s’augmenter selon la vivacité des plaisirs qu’ils procuraient à leur maître. Il y avait un nom nouveau créé pour cette chose nouvelle. On appelait les femmes ruspante et les hommes ruspanti, du nom de la monnaie d’or dont ils étaient payés et que l’on nommait ruspone. Tout cela est si anti-humain que cela en devient incroyable. Mais les mémoires du temps sont là, tous uniformes, tous accusateurs, tous enfin constatant, dans le style cynique de l’époque, les mille épisodes de ces saturnales que l’on croirait les caprices de la force, et qui n’étaient que le dévergondage de l’épuisement.

Aussi, lorsque Jean-Gaston monta sur le trône, tout était mort autour de lui, et il était mourant lui-même. Cependant, réveillé un instant par le danger que courait cet allégorique vaisseau que son père avait choisi pour armes, il rappela toute sa vie pour réagir contre la situation désespérée dans laquelle il se trouvait : à peine nommé grand-duc, il chasse de sa cour les vendeurs de places, les prévaricateurs et les espions ; la peine de mort, si fréquente sous son père, mais qui n’était terrible qu’aux pauvres, vu qu’à prix d’argent les riches pouvaient s’en racheter, fut à peu près abolie. Forcé de renoncer au trône pour une descendance qu’il avait perdu tout espoir d’obtenir, il fit tout ce qu’il put au moins pour que la Toscane, ainsi que c’était son droit réservé vis à-vis de Charles Quint et de Clément VII, pût lui choisir un successeur élu dans son propre sein, et par conséquent se soustraire à la domination étrangère qui la menaçait. Mais les ministres de France, d’Espagne et d’Autriche brisèrent ce reste de volonté, et, Gaston vivant, lui donnèrent pour successeur, comme s’il était déjà mort, le prince don Carlos, fils aîné de Philippe V, roi d’Espagne, qui semblait effectivement, par son aïeule Marie de Médicis, avoir les droits au trône de Toscane, et en vertu de cette décision, le 22 octobre 1731, Jean-Gaston reçut de l’empereur une lettre qui lui annonçait le choix fait par les puissances, et qui mettait le prince don Carlos sous sa tutelle. Jean Gaston froissa la lettre et la jeta loin de lui en murmurant : — Oui, oui ; ils me font la grâce de me nommer tuteur, et ils me traitent comme si j’étais leur pupille. Mais quelle que fût la douleur de Gaston, il lui fallut se soumettre ; il courba le front et attendit son successeur, qui, protégé par la flotte anglo-espagnole, entra dans le port de Livourne dans la soirée du 27 septembre 1731. Jean-Gaston avait lutté neuf ans, c’était tout ce qu’on pouvait demander de lui.

Jean-Gaston attendit le jeune grand-duc au palais Pitti et le reçut sans quitter son lit, plus encore pour s’épargner les formalités d’étiquette qu’à cause de ses souffrances réelles. Don Carlos était un jeune homme de seize ans, beau comme un Bourbon, généreux comme un Médicis, franc comme un descendant de Henri IV. Jean-Gaston, que depuis longtemps personne n’aimait, et qui n’obtenait qu’à prix d’or l’apparence de l’amitié ou de l’amour, s’attacha bientôt à cet enfant qu’il avait repoussé d’abord ; de sorte que, lorsqu’il fut appelé par la conquête de Naples au royaume des Deux-Siciles, Jean-Gaston vit partir avec des larmes de douleur celui qu’il avait vu arriver avec des larmes de honte.

Le successeur nommé à don Carlos fut le prince François de Lorraine. Le grand-duché de Toscane lui était accordé comme dédommagement de la perte de ses États, définitivement réunis à la France. Jean-Gaston connut cette dernière décision lorsqu’elle était prise, on ne l’avait pas même consulté sur le choix de son héritier, tant on le regardait déjà non-seulement comme rayé de la liste des princes, mais encore de celle des vivans. Et, en effet, on avait raison ; car, rongé par toutes les débauches, courbé par toutes les douleurs, brisé par toutes les humiliations, dévoré par toutes les impuissances, Jean-Gaston s’en allait mourant chaque jour. Depuis longtemps déjà ses infirmités ne lui permettaient plus de se tenir debout, mais pour retarder au moins autant qu’il était en lui le moment où il devait se coucher pour ne se relever jamais, il se faisait porter dans un fauteuil d’appartement en appartement.

Cependant, quelques jours avant sa mort, Jean-Gaston se sentit mieux ; et, par un phénomène particulier à certaines maladies, ses forces lui revinrent au moment où elles allaient l’abandonner tout à fait. Jean-Gaston en profita pour se montrer aux fenêtres du palais Pitti, à ce peuple qui avait commencé par le mépriser, puis qui, après l’avoir craint, avait enfin fini par l’aimer, et qui s’amassait chaque jour sur la place pour avoir de ses nouvelles. À son aspect inattendu, de grands cris de joie éclatèrent ; ces cris étaient un baume au cœur navré du pauvre mourant. Il tendit au peuple qui lui donnait cette preuve d’amour ses mains pleines d’or et d’argent, ne pensant pas qu’il pût jamais payer le moment de bonheur que la Providence lui accordait. Mais ses ministres, qui déjà économisaient pour son successeur, le réprimandèrent de ses folles dépenses ; et alors, ne pouvant plus donner sous peine d’être appelé prodigue, Jean-Gaston dit au peuple qu’il achèterait désormais tout ce qu’on voudrait bien lui apporter. En conséquence, un marché étrange, une foire inconnue, s’établit sur la noble place du palais Pitti. Chaque matin Jean-Gaston montait à grand’peine le double escalier qui conduit aux fenêtres du rez-de-chaussée, et achetait à prix d’or ce qu’on lui apportait, tableaux, médailles, objets d’art, livres, meubles, tout enfin, car c’était un moyen que son cœur lui avait suggéré de rendre au peuple une petite portion de cet argent qui lui avait été arraché par les exactions de son père. Enfin, le 8 juillet 1757, il cessa de paraître à cette fenêtre si bien connue, et le lendemain on annonça au peuple que Jean-Gaston avait rendu le dernier soupir.

Dans ce dernier soupir venait de s’éteindre cette grande race des Médicis, qui avait donné huit ducs à la Toscane, deux reines à la France, et quatre papes au monde.

Maintenant nous demandons pardon à nos lecteurs de leur avoir fait, à propos d’un palais, l’histoire d’une dynastie. Mais cette dynastie est éteinte, nul ne parle d’elle, les murs dans lesquels elle a vécu sont muets, et rien ne vient dire au voyageur, lorsqu’il visite ces beaux appartemens aux lambris couverts de chefs d’œuvre : Ici coulèrent les larmes. — Ici coula le sang.

Nous avons donc cru qu’il fallait laisser aux albums des voyageurs, aux guides des étrangers, le soin d’énumérer les Pérugin, les Raphaël et les Michel Ange que renferme le palais Pitti, le plus riche palais du monde peut-être sous le rapport de l’art ; et qu’il nous fallait prendre, nous, une tâche plus haute, en nous chargeant de l’histoire politique de ce palais.

De cette façon le voyageur pourra comparer le passé au présent, les anciens maîtres aux nouveaux, la Toscane d’autrefois à la Toscane d’aujourd’hui ; et cette comparaison nous épargnera vis-à-vis de la grande maison de Lorraine, qui a succédé à la grande maison des Médicis, un éloge que l’on pourrait prendre pour une flatterie, quoiqu’un peuple tout entier fût là pour dire que nous sommes encore resté au dessous de la vérité.

  1. Au coin de la rue dei Marsili, du côté du levant. C’est le même sur laquelle on trouve encore des traces de peintures exécutées par le Porcetti.