Michel Lévy Frères (p. 1-29).

IMPRESSIONS

DE VOYAGE

— LA VILLA PALMIERI —

C’est à la villa palmieri que Boccace écrivit son Décameron. J’ai pensé que ce titre me porterait bonheur, et j’installe mon bureau dans la chambre où, quatre cent quatre-vingt-treize ans auparavant, l’auteur des Cent Nouvelles avait établi le sien.

Alex. Dumas.

i

LES FÊTES DE LA SAINT-JEAN À FLORENCE.

Pendant notre séjour à Florence, nous nous aperçûmes un soir, en ouvrant notre fenêtre, que le Dôme et le Campanile était illuminés ; cette illumination annonçait pour le lendemain le commencement des fêtes de la Saint-Jean. Nous ne voulions perdre aucun détail de ces fêtes qu’on nous avait fort vantées d’avance à Gênes et à Livourne, et nous sortîmes aussitôt. Quoique nous fussions logés à une extrémité de la ville, nous nous trouvâmes, en mettant le pied dans la rue, au milieu d’une foule qui devenait de plus en plus compacte à mesure que nous nous approchions du cœur de la cité. Cette foule s’écoulait avec une sagesse et une convenance telles, que le silence de notre palazzino, situé, il est vrai, entre cour et jardin, n’avait pas été troublé, et si l’illumination du Dôme ne nous avait annoncé la fête, nous aurions pu passer toute notre soirée sans nous douter un instant que Florence entière était dans ses rues. C’est là un trait caractéristique des Italiens de la Toscane : les individus sont parfois bruyans, mais la foule est presque toujours silencieuse.

Florence est magnifique à voir la nuit, par un beau clair de lune ; alors ses colonnes, ses églises, ses monumens, prennent un caractère grandiose qui efface et rejette dans l’ombre tous ces pauvres édifices modernes qu’on dirait faits pour des voyageurs d’un jour. Nous suivîmes la foule, la foule nous mena place du Dôme ; il me sembla que je voyais l’église pour la première fois, tant ses proportions avaient grandi ; le Campanile surtout paraissait gigantesque, et ses illuminations semblaient mêlées aux étoiles. Le baptistère de San-Giovanni était ouvert, et la châsse du saint exposée ; l’église semblait pleine, et cependant on y entrait facilement ; car à Florence, au lieu de réagir sans cesse contre les autres, comme on fait chez nous, chacun s’aide, chacun se presse, chacun se place, et on finit par être à l’aise là où l’on aurait cru d’abord devoir être infailliblement étouffé.

La religion me parut empreinte de ce même caractère de douceur que j’avais déjà remarqué dans tous les actes extérieurs du peuple. Dieu est traité à Florence avec une certaine familiarité respectueuse qui n’est point sans charmes, à peu près comme on traite le grand-duc, c’est-à-dire qu’on lui ôte son chapeau et qu’on lui sourit. Je ne sais, au reste, si on croit le premier beaucoup plus puissant que le second ; mais, à coup sûr, on n’a pas l’air de le croire meilleur.

Le Baptistère était magnifiquement illuminé ; aussi pûmes-nous distinguer beaucoup de détails qui nous avaient échappé lors de notre première visite. Dans les églises d’huile, on y voit en général beaucoup moins clair le jour que la nuit. Nous remarquâmes particulièrement une statue, l’Espérance de Donatello ; une Madeleine un peu maigre, d’une vérité un peu anatomique, du même auteur, mais pleine de repentir et d’humiliation ; et enfin le tombeau de Jean XXIII, toujours de Donatello, dont l’épitaphe : Quondam papa, souleva si fort la colère de Martin V, qu’il en écrivit au prieur, le marbre censuré ne devant, selon lui, conserver au défunt que le titre de cardinal, avec lequel il était mort.

C’est qu’aussi, il faut le dire, Balthazar Cozza fut un singulier pape. Gentilhomme napolitain sans fortune, il tenta d’en acquérir une en se faisant corsaire ; un vœu fait au milieu d’une tempête le jeta dans les ordres, où, grâce à l’appui, aux recommandations et surtout à l’argent de Cosme l’Ancien, son ami, il fut nommé cardinal-diacre. Alors l’ancien corsaire se fit marchand d’indulgences, et il paraît qu’il réussit mieux dans cette seconde spéculation que dans la première ; car, à la mort d’Alexandre V, qu’il fut soupçonné d’avoir fait assassiner, il se trouva assez riche pour acheter le conclave. Cependant Balthazar ne fut pas nommé, comme il s’y attendait, au premier tour de scrutin ; alors il se revêtit lui-même de la toge pontificale, en s’écriant, comme par inspiration : Ego sum papa. Le concile, intimidé de son audace, confirma l’élection, sans même recourir à un second tour de scrutin, et Balthazar Cozza fut exalté sous le nom de Jean XXIII. Cela faisait le troisième pape vivant : les deux autres étaient Grégoire XII et Benoît XIII.

Au reste, le dernier venu ne donna point un meilleur exemple que les autres ; étant cardinal, il avait fait des vers dans lesquels il niait l’immortalité de l’âme, l’enfer et le paradis ; devenu pape, le premier acte de son pouvoir fut d’enlever à son mari une femme dont il était amoureux depuis longtemps, et avec laquelle il vécut publiquement ; cela ne l’empêcha point de censurer les mœurs de Ladislas, roi de Naples. Ladislas n’aimait point les censures ; il répondit fort brutalement à son ancien sujet que, lorsqu’on menait une vie pareille à la sienne, on avait mauvaise grâce à reprendre les autres sur leur manière de vivre. Jean XXIII, qui, en sa qualité d’ex-corsaire, n’était pas pour les demi-mesures, excommunia Ladislas. Ladislas leva une armée et marcha contre le pape ; mais, à son tour, le pape prêcha une croisade et marcha contre le roi. Ladislas fut battu, et détrôné par un bref. Ladislas alors fit ce qu’avait fait Jean XXIII ; il racheta sa couronne, comme Jean XXIII avait acheté la tiare ; la paix se fit, mais ne fut pas de longue durée. Grégoire XII, tout exilé qu’il était et vivant des aumônes d’un petit tyran de Rimini, foudroyait rois et papes ; ces excommunications perpétuelles tourmentaient Jean XXIII, qui voyait l’Eglise s’émouvoir de tous ses scandales. Il demanda à Ladislas de lui livrer Grégoire XII. Ladislas demanda Grégoire au seigneur de Rimini, qui répondit que c’était son pape, à lui, le seul qu’il reconnût, le seul infaillible à ses yeux, et que par conséquent, au lieu de le livrer à ses ennemis, il le défendrait contre quiconque voudrait le lui prendre. Jean XXIII crut qu’il y avait de la faute de Ladislas dans le refus, et, au lieu de se fâcher contre le seigneur de Rimini, se fâcha contre Ladislas. La guerre recommença donc ; mais cette fois Ladislas fut vainqueur ; Jean XXIII quitta Rome et s’enfuit ; Ladislas s’empara sans résistance de la ville éternelle : c’était la troisième fois depuis qu’il était roi qu’il pillait le Vatican. Il poursuivit alors Jean XXIII jusqu’à Pérouse, où il fut empoisonné, par le père de sa maîtresse, d’une si étrange façon qu’elle peut à peine se raconter. Le père était apothicaire ; gagné, on devine par qui, il cherchait une occasion d’empoisonner le roi de Naples, lorsque sa fille vint se plaindre à lui de ne plus trouver d’amour chez Ladislas. Le père alors lui donna une certaine pommade avec laquelle il lui recommanda de se frotter, lui promettant que cette pommade aurait la vertu de ramener son infidèle. La pauvre fille crut son père, et suivit de point en point ses instructions. Le lendemain du jour où elle avait eu l’occasion de faire cet essai, elle était morte. Quant à Ladislas, il ne lui survécut que huit jours.

Tout cela est fort immonde, comme on le voit. Enfin un concile s’assembla qui déposa les trois papes d’un coup, et en nomma un quatrième, Martin V. Grégoire XII envoya de Rimini son acte d’abdication volontaire ; Benoît XIII était en Espagne et continua de résister. Enfin Jean XXIII, d’abord président de l’assemblée, puis en lutte avec Sigismond, puis fugitif, puis prisonnier, puis déposé, finit par se réfugier près de son ami Cosme, à Florence, où il mourut. Cosme, fidèle jusqu’après la mort de Jean à l’amitié qu’il lui portait, chargea Donatello de lui élever un tombeau, fit l’épitaphe lui-même, et, lorsque Martin V tenta de la faire gratter, se contenta d’adresser au pape légitime cette réponse à laquelle son laconisme n’ôtait rien de sa précision : Quod scripsi, scripsi. Plus heureux après sa mort que pendant sa vie, Jean XXIII, qui était redevenu cardinal par jugement du concile, resta pape par l’épitaphe de son tombeau.

Nous continuâmes de suivre la foule qui s’écoulait, toujours pressée et silencieuse, par la via dei Cerretani ; puis, comme elle se séparait en deux flots, nous prîmes à gauche, et au bout d’un instant nous nous trouvâmes en face du magnifique palais Strozzi, qui, à plus juste titre que beaucoup d’autres monumens, éveillait la verve laudative de Vasari.

En effet, le palais Strozzi n’est pas seulement grandiose et magnifique, il est prodigieux ; ce ne sont point des pierres jointes par la chaux et le ciment, c’est une masse taillée dans le roc. Aucune chronique, si élégante, si détaillée, si pittoresque qu’elle soit, ne fera comprendre comme ce livre de pierre les habitudes, les mœurs, les coutumes, les jalousies, les amours et les haines du quinzième siècle. La féodalité tout entière, avec sa puissance individuelle, est là ; lorsqu’une fois un homme était assez riche pour se faire bâtir une pareille forteresse, rien ne l’empêchait plus de déclarer la guerre à son roi.

Ce fut Benoît de Majano qui, sur l’ordre de Philippe Strozzi le Vieux, fit le plan et jeta les fondations de ce beau palais ; mais il ne conduisit les travaux que jusqu’au second étage. Il en était là lorsqu’il fut forcé de partir pour Rome. Heureusement, à cette époque même, arriva à Florence un cousin de Pollajolo, que l’on avait surnommé Cronaca, ou la Chronique, à cause de l’habitude qu’il avait prise de raconter à tout venant et à tout propos son voyage de Rome. Ce voyage, quelque ridicule qu’il eût jeté sur l’homme, n’avait cependant point été inutile à l’artiste. Cronaca avait profondément étudié les chefs-d’œuvre de l’antiquité, et il en donna une preuve en faisant le magnifique entablement interrompu à la moitié de son exécution par les troubles de Florence et par l’exil des Strozzi.

Tout est remarquable dans ce beau palais, tout, jusqu’aux lanternes que, suivant le privilège de la noblesse, ses puissans maîtres allumaient les jours de solennité. Il est vrai que ces anneaux et ces lanternes sont l’ouvrage de Nicolas Grosse, que Laurent le Magnifique avait surnommé Nicolas des Arrhes (Caparra), nom qui lui resta, parce qu’il ne voulait rien faire qu’il n’eût reçu des arrhes, ni rien livrer qu’il n’eût touché la totalité du paiement. Il faut dire aussi que jamais sobriquet ne fut plus mérité. Nicolas des Arrhes avait fait peindre une enseigne qu’il avait mise au-devant de sa boutique et qui représentait des livres de compte au milieu des flammes. Chaque fois qu’on lui demandait crédit, ne fût-ce que pour une heure, il conduisait l’indiscrète pratique sur le pas de sa porte, lui montrait son enseigne, et lui disait : — Vous voyez bien que je ne puis pas vous faire crédit, mes registres brûlent.

Il va sans dire que cette rigidité de principes s’appliquait à toute personne indistinctement. Un jour ; la seigneurie lui avait commandé une paire de chenets, et, selon la règle posée par Nicolas, lui avait donné à titre d’arrhes la moitié du prix. Les chenets terminés, Nicolas fit prévenir la Seigneurie qu’elle pouvait envoyer le reste de l’argent, attendu que les chenets étaient prêts. On vint alors dire à Nicolas, de la part du provéditeur, qu’il apportât les chenets et qu’on lui réglerait son compte ; ce à quoi Nicolas répondit que les chenets ne sortiraient pas de sa boutique que leur prix ne fût encaissé. Le provéditeur furieux envoya un de ses sergens avec ordre de dire à Nicolas que son refus était étrange, attendu que sa fourniture lui était déjà payée à moitié : — C’est juste, dit Nicolas ; et il donna au sergent un des deux chenets. Ne pouvant tirer de lui autre chose, le sergent porta son échantillon au provéditeur, et celui-ci en trouva le travail si merveilleux qu’il envoya aussitôt le reste de l’argent pour avoir l’autre ; il était temps, le malheureux chenet était entre l’enclume et le marteau, et le féroce Nicolas des Arrhes levait déjà le bras pour le briser.

Quelle époque admirable que celle où tout le monde aimait les arts, même les seigneuries, et où tout le monde était artiste, même les serruriers ! Aussi voyait-on s’élever des palais dont toute une ville était si fière, que, lorsque Charles VIII fit son entrée à Florence, la seigneurie, malgré la préoccupation du prince, voulut lui faire admirer sa merveille, et dirigea sa marche vers le chef-d’œuvre de Benoît de Majano. Mais le rustique roi de France était encore tant soit peu barbare, de sorte qu’il se contenta de jeter un coup d’œil sur le splendide édifice, et se retournant vers Pierre Capponi qui l’accompagnait : — C’est la maison de Strozzi, n’est-ce pas ? lui dit-il. — Oui, monsieur, lui répondit Pierre Capponi, commettant à l’égard du roi la même insolence que le roi, à son avis, commettait à l’égard du palais.

Ce palais appartient en effet à cette grande famille des Strozzi, qui existe encore aujourd’hui, et qui donna un maréchal a la France. Jusqu’à l’abolition de la patrie héréditaire, nous avons eu un pair de ce nom ; et le chef de la famille Strozzi, se regardant toujours comme Français, écrivait au roi de France au jour de l’an et au jour de sa fête.

Il y a quelque temps que les enfans du duc actuel, en jouant dans des chambres abandonnées depuis longtemps, trouvèrent un appartement composé d’une douzaine de pièces et parfaitement inconnu au propriétaire de cet immense hôtel. La porte avait été murée il y avait quelque deux ou trois cents ans, et personne ne s’était jamais aperçu, tant ce palais est vaste, qu’il y manquait le quart d’un étage.

Ce fut le fils du fondateur de ce beau palais, le fameux Philippe Strozzi, qui accueillit l’assassin d’Alexandre de Médicis, Lorenzino, à son arrivée à Venise, en l’appelant le Brutus de Florence, et en lui demandant la main de ses deux sœurs pour ses deux fils. C’est que, tout marié qu’il était à une fille de Pierre de Médicis, Philippe Strozzi n’en était pas moins resté un des plus fermes défenseurs de la république. Aussi, lorsque la liberté florentine tomba, le jour où Alexandre fit son entrée dans la capitale de son duché, Philippe Strozzi, inhabile à la servitude, se retira à Venise, où bientôt il apprit que le bâtard de Laurent l’avait mis au ban de l’État. L’accueil qu’il fit à Lorenzino avait donc un double motif : non-seulement Lorenzino venait de délivrer Florence de son oppresseur, mais encore il rouvrait au proscrit (du moins il le croyait ainsi) le chemin de sa patrie. Mais pendant que les bannis joyeux se réunissaient et discutaient le moyen le plus prompt et le plus sûr de rentrer dans Florence, ils apprirent que Cosme avait été nommé chef et gouverneur de la république, et qu’une des quatre conditions auxquelles il avait été élu était de venger la mort d’Alexandre. Ils comprirent dès lors que leur rentrée dans la patrie ne serait pas aussi facile qu’ils l’avaient espéré ; cependant, songeant que le nouveau gouverneur n’avait que dix-huit ans, ils espérèrent tout de l’ignorance et de la légèreté que semblait annoncer son âge. Mais l’enfant joua les barbes grises au jeu de la politique et au jeu de la guerre. Toutes les conspirations furent découvertes et déjouées, et comme enfin les proscrits s’étaient réunis et avaient décidé de risquer une bataille, après onze ans d’attente et de tentatives infructueuses, Alexandre Vitelli, lieutenant de Cosme, remporta sur eux, à Montemurlo, une victoire complète. Pierre Strozzi n’échappa à la mort qu’en se couchant parmi les cadavres, et Philippe, pris sur le champ de bataille qu’il ne voulut point abandonner, fut ramené à Florence et enfermé dans la citadelle.

Par un étrange jeu de fortune, cette citadelle était la même que, dans une discussion secrète tenue devant le pape Clément VII, Philippe Strozzi avait conseillé à ce pontife de faire bâtir, et cela contre l’avis du cardinal Jacopo Salviati. Ce dernier, surpris de cette obstination singulière, qui semblait avoir un caractère providentiel et fatal, ne put s’empêcher de dire à Philippe : « Plaise à Dieu, Strozzi, qu’en faisant bâtir cette forteresse tu ne fasses pas bâtir ton tombeau ! » Aussi, à peine Strozzi fut-il enfermé entre ces murs qui étaient sortis de terre à sa voix, que la prophétie de Salviati lui revint en mémoire, et qu’à compter de ce moment il regarda le terme de sa vie comme arrivé.

Mais à cette époque on ne mourait pas ainsi ; il fallait avant tout passer par la torture. Philippe Strozzi, à qui on voulait faire avouer qu’il avait eu part à l’assassinat du duc Alexandre, fut mis plusieurs fois à la question ; mais, au milieu des tourmens les plus terribles, son courage ne se démentit pas un instant, et il dit constamment à ses bourreaux qu’il ne pouvait confesser une chose qui n’était pas vraie. Mais si, ajoutait-il l’aveu de l’intention leur suffisait, il était mille fois plus coupable que celui qui avait tué Alexandre, car il aurait voulu le tuer mille fois. Enfin, les bourreaux lassés allaient peut-être obtenir de Cosme de cesser sur Strozzi des tortures inutiles, lorsqu’un jour un des soldats qui avaient accompagné le geôlier déposa, soit par hasard, soit à dessein, son épée sur une chaise, et sortit sans la reprendre. La résolution de Strozzi fut prompte ; il n’espérait plus de liberté ni pour lui ni pour sa patrie : il alla droit à l’épée, la tira du fourreau, s’assura de la pointe et du tranchant, revint à une table où étaient du papier et de l’encre qu’on lui avait laissés dans le cas où il se déciderait à faire des aveux, écrivit quelques lignes d’une main aussi ferme et aussi assurée que si ce n’eût point été les dernières qu’il dût tracer ; puis, appuyant la poignée de l’épée au mur et la pointe à sa poitrine, il se laissa tomber dessus. Cependant, quoique l’épée lui eût traversé le corps, il ne mourut pas sur le coup, car on trouva tracé sur le mur, avec son sang, ce vers de Virgile :

Exoriare aliquis nostris ex ossibus altor.

Quant aux quelques lignes écrites sur le papier, en voici la traduction littérale :

« AU DIEU LIBÉRATEUR.

Pour ne pas demeurer plus longtemps au pouvoir de mes ennemis, et pour ne point davantage être tourmenté par des tortures dont la violence me ferait peut-être dire ou faire des choses préjudiciables à mon honneur et aux intérêts de parens et d’amis innocens, chose qui est arrivée ces jours derniers au malheureux Giuliano Gondi ; moi, Philippe Strozzi, je me suis décidé, quelque répugnance que j’éprouve pour un suicide, à finir mes jours par ma propre main.

Je recommande mon âme au Dieu de toute miséricorde, le priant humblement, s’il ne veut m’accorder d’autre bonheur, de permettre au moins qu’elle habite le même lieu qu’habitent Caton d’Utique et les autres hommes vertueux qui sont morts comme lui et comme moi. »

À quelques pas du palais du vaincu est la colonne élevée par le vainqueur : cette colonne avait été donnée à Cosme par le pape Pie IV ; il la fit dresser à la place même où il apprit le résultat de la bataille de Montemurlo ; elle est surmontée d’une statue de la Justice. Peut-être Cosme eût-il mieux fait de la placer autre part, ou de la garder pour une meilleure occasion.

Derrière la colonne est l’emplacement de l’ancien palais de ce Buondelmonte dont le nom se rattache aux premiers troubles qui agitèrent les deux factions guelfe et gibeline de Florence ; en face de la colonne est la sombre et magnifique forteresse des comtes Acciajoli, derniers ducs d’Athènes. Il y a certains quartiers de Florence dans lesquels on ne peut faire un pas sans heurter un souvenir ; seulement le passé y est tant soit peu dépoétisé par le présent : le palais Buondelmonte, par exemple, est devenu un cabinet littéraire, et la forteresse des ducs d’Athènes s’est métamorphosée en auberge.

Cette forteresse, au reste, était on ne peut plus judicieusement placée ; elle commandait l’ancien pont de la Trinité, bâti en 4252, et qui, ayant été ruiné en 4557 par une crue de l’Arno, fut relevé par l’Ammanato sur un dessin de Michel Ange. C’est peut-être un des ponts les plus gracieux et les plus légers qui existent.

En cet endroit la foule se divisait, laissant ce beau pont de la Trinité presque vide, comme si ce n’eût point été fête de l’autre côté de l’Arno ; elle remontait vers le Ponte-Vechio et le Ponte-alla-Caraja. Nous suivîmes le flot qui descendait avec le fleuve, et nous passâmes successivement devant les fenêtres du casino de la Noblesse, devant la maison où Alfieri, après y avoir passé les dix dernières années de sa vie, mourut en 1803 ; devant le palais Gianfigliazzi, occupé aujourd’hui par le comte de Saint-Leu, ex-roi de Hollande ; et devant le palais Corsini, magnifique édifice du temps de Louis XIV, qui occupe à lui seul la moitié du quai, et qui préparait alors, dans le silence et l’obscurité, la royale hospitalité qu’il devait donner le surlendemain à la moitié de Florence.

Il commençait à se faire tard, et nous étions tant soit peu fatigués de nos courses de la journée. Notre course du soir ne nous promettait pas d’autre variété qu’une promenade plus ou moins longue ; nous nous acheminâmes vers notre palazzo, de plus en plus émerveillés de la joyeuse humeur de ce bon peuple toscan, qui se met en fête dès la veille, sur la promesse d’une fête pour le lendemain.

La nuit fut terrible : les cloches, qui ordinairement n’allaient que les unes après les autres, s’étaient mises en fête à leur tour, et sonnaient toutes en même temps. Il n’y avait pas le plus petit couvent, pas la plus chétive église, qui ne jouât sa partie dans ce concert aérien, si bien que je doute fort qu’il y ait une seule personne qui ait fermé l’œil à Florence dans la nuit du 22 au 23 juin. Quant à nous, nous la passâmes à peu près tout entière à regarder les illuminations du Dôme et du Campanile, qui ne s’effacèrent qu’avec les premiers rayons du jour ; il en résulta pour notre collection un magnifique dessin que Jadin fit au clair de lune.

Toutes les heures de la journée étaient prises d’avance : il y avait à dix heures grand déjeuner chez le marquis Torrigiani, à midi concert à la Philharmonique, à trois heures Corso, et à huit heures théâtre avec grand gala.

Nous n’avions point encore été présentés au marquis Torrigiani, et par conséquent nous ne pouvions être de son déjeuner ; ce que nous regrettions fort, non point, comme on pourrait le croire, pour son cuisinier, mais pour le marquis lui-même. En effet, le marquis Torrigiani, dont la noblesse remonte aux premiers jours de la république, a l’une des maisons les plus aristocratiques de Florence. Une invitation au palais Torrigiani l’hiver, et au casino Torrigiani l’été, est la consécration obligée de tout mérite supérieur, que ce mérite soit légué par les ancêtres ou acquis personnellement. Quand on a été invité chez le marquis Torrigiani, il n’y a plus d’informations à prendre sur vous ; on peut être, on doit même être invité partout ; vous avez vos preuves signées par d’Hozier.

En revanche, nous étions invités au concert de la Philharmonique. Que nos lecteurs nous permettent de mettre textuellement le programme sous leurs yeux, et ils jugeront eux-mêmes si les billets devaient être recherchés.

PREMIÈRE PARTIE.

I. Florimo. — L’Ave Maria, prière à quatre voix, exécutée par la princesse Élise Poniatowski, madame Laty, et les princes Charles et Joseph Poniatowski.

II. Rossini. — Semiramide, duo exécuté par madame Laty et le prince Charles Poniatowski.

III. Donizetti. — Lucia de Lamermoor, air final exécuté par le prince Joseph Poniatowski.

IV. Mercadante. — Giuramento, quartetto exécuté par la princesse Poniatowski, madame Laty, et les princes Charles et Joseph Poniatowski.

SECONDE PARTIE.

V. Hérold. — Ouverture de Zampa.

VI. Bellini. — Puritani, duo exécuté par la princesse Élise et le prince Joseph Poniatowski.

VII. Georgetti. — Variations sur un thème de la Sonnambula, exécutées sur le violon par monsieur Giovacchino Giovacchini.

VIII. Bellini. — La Sonnambula, air final exécuté par la princesse Élise Poniatowski.

Comme on le voit, à part la coopération donnée par madame Laty et par monsieur Giovacchino Giovacchini, la matinée musicale était défrayée entièrement par les princes Poniatowski ; il était donc, on en conviendra, difficile de voir un concert plus aristocratique ; les exécutans descendaient en droite ligne d’un prince régnant il y a à peine un demi-siècle. Il est vrai qu’ils avaient dans leur auditoire trois ou quatre rois détrônés. Cependant, comme une matinée musicale ne tire pas son principal charme du parfum d’aristocratie qu’elle répand autour d’elle, nous n’étions pas, il faut l’avouer, sans quelque crainte à l’endroit de l’exécution. Pour mon compte, j’avais en mémoire certains concerts d’amateurs auxquels, à mon corps défendant, j’avais assisté en France, et qui m’avait laissé d’assez tristes souvenirs. La seule différence que je voyais entre ceux que j’avais entendus et celui que j’allais entendre était dans la qualité des artistes, et je ne croyais pas que le titre de prince fût une garantie suffisante pour la tranquillité de mes oreilles. Je ne m’en rendis pas moins à l’heure indiquée à la salle de concert située sur l’emplacement des Stinché, qui sont les anciennes prisons de la ville. Telle est la progression des choses dans cette bonne et belle Florence. Si Dante y revenait, il trouverait probablement son Enfer changé en salle de bal.

La salle, si grande qu’elle fût, était comble ; cependant, grâce à l’attention des commissaires auxquels nous étions recommandés, nous parvînmes à trouver place. Bientôt la princesse Élise entra, conduite par le prince Joseph ; madame Laty la suivait, conduite par le prince Charles ; à leur vue, la salle tout entière éclata en applaudissemens. Cela ne prouvait rien : dans tous les pays du monde on applaudit une jolie femme, et la princesse Élise est une des personnes les plus gracieuses et les plus distinguées qui se puissent voir.

Nos amateurs étaient visiblement émus ; en effet, dès que l’on veut monter au rang d’artiste, il faut que le talent réponde à la prétention : un parterre, fût-il composé individuellement de grands seigneurs, devient un corps essentiellement démocratique par le fait même qu’il est un parterre. Au reste, cette crainte fut d’avance, pour moi, une preuve de supériorité : des chanteurs médiocres eussent eu plus d’aplomb.

Dès les premières notes, notre étonnement fut grand : ce n’étaient point des amateurs que nous entendions, c’étaient d’admirables artistes ; il serait peut-être impossible de trouver, même sur les meilleurs théâtres de France et d’Italie, trois voix qui se mariassent plus harmonieusement ensemble que celles de la princesse Élise, du prince Joseph et du prince Charles ; en fermant les yeux, on pouvait se croire aux Bouffes, et parier pour Persiani, Rubini et Tamburini. En rouvrant les yeux seulement on se retrouvait en face de gens du monde. Tout le concert fut chanté avec cette supériorité d’exécution qui m’avait si prodigieusement étonné au premier morceau, et qui se soutint jusqu’au dernier. La séance finit comme elle s’était ouverte, par des tonnerres d’applaudissemens ; les illustres exécutans, rappelés dix fois, revinrent dix fois saluer leur frénétique auditoire. C’est que les princes Poniatowski appartiennent à une famille privilégiée, et que, s’ils perdaient leur fortune comme ils ont perdu leur trône, ils pourraient s’en refaire de leurs propres mains une aussi belle et peut-être bien aussi illustre que celle que leur père leur a léguée. En effet, on ne peut être à la fois plus grand seigneur et plus artiste que le prince Charles et le prince Joseph : le dernier en outre est poëte et musicien ; il a donné, pendant notre séjour à Florence, deux opéras de premier ordre, l’un sérieux, l’autre bouffe ; le premier intitulé Procida ; le second, Don Desiderio ; tous deux ont obtenu un succès de fanatisme. Mais aussi il faut dire que le prince Joseph a un grand avantage sur la plupart des compositeurs : son opéra fini, il appelle son frère et sa belle-sœur, leur distribue à chacun leur partie, et garde la sienne. Tous trois se mettent à l’étude ; un mois après, toute la société florentine est invitée à la salle Steindich, qui est le théâtre Castellane de Florence. Là, l’opéra est joué et chanté devant un public parfaitement mélomane, dont toutes les impressions sont étudiées par la maestro, auquel elles arrivent d’autant plus complètes qu’il est à la fois auteur et acteur. Il est vrai qu’il y a un point sur lequel on peut se tromper : c’est que, dans ces représentations préparatoires, l’opéra est souvent infiniment mieux exécuté qu’il ne le sera à la représentation définitive.

Lorsque nous partîmes de Florence, le prince Joseph, déjà salué par toute l’Italie du nom de maestro, composait un troisième opéra pour le théâtre de la Fenice à Venise.

Le concert avait fini à trois heures ; nous avions juste le temps de rentrer chez nous, de dîner, et d’aller prendre la file au Corso. Le Corso, comme l’indique son nom, est une promenade dont le lieu varie selon les circonstances. Cette fois elle s’étendait de la porte al Prato au palais Pitti, passant d’une rive à l’autre de l’Arno et traversant le pont de la Trinité. Le Corso est, comme la Pergola, la réunion de toutes les élégances indigènes et exotiques. C’est le Longchamps de Florence, avec un beau ciel et vingt degrés de chaleur au lieu de trois degrés de froid. Là tout ce qui a un nom soit en i ou en o, en off ou en ieff, en ka ou en ki, vient rivaliser de luxe. Il en résulte que Florence, proportion gardée, est peut-être la ville du monde où il y a non-seulement les équipages les plus nombreux, mais aussi les équipages les plus magnifiques. Là encore nous retrouvâmes toute la famille Poniatowski ; seulement les artistes étaient redevenus princes.

Pendant deux heures chacun se promène, non pas pour se promener, mais pour montrer sa voiture et ses livrées. Les équipages les plus riches et les plus élégans sont ceux des princes Poniatowski, du comte Griffeo et du baron de la Gherardesca. Disons en passant que ce dernier est le seul descendant d’Ugolin, ce qui prouve, quoi qu’en dise Dante, que son aïeul n’a pas mangé tous ses fils.

Le Corso fini, chacun rentre en toute hâte pour faire toilette ; le Corso n’est qu’une espèce d’escarmouche, une affaire d’avant-garde ; on s’est donné en passant rendez-vous à la Pergola pour le combat général. C’est que contre son habitude, la Pergola, ce soir-là, doit être parfaitement éclairée. C’est, nous l’avons dit, jour de gala. Or le gala consiste à ajouter à l’illumination ordinaire un faisceau de huit ou dix bougies pour chaque loge. Mais les loges s’entêtent, et plus la salle s’éclaire, plus elles restent obscures. C’est beaucoup plus commode pour être chez soi, c’est vrai, mais c’est beaucoup moins avantageux pour les femmes que nos loges découvertes.

Ce qu’il y avait ce soir-là de diamans et de dentelles à la Pergola est incalculable. Toutes les vieilles richesses de ces vieilles familles étaient sorties de leurs écrins et de leurs bahuts. La salle ruisselait de pierreries ; cependant les victorieuses étaient la princesse Corsini, la princesse Élise Poniatowski et la duchesse de Casigliano.

Je ne sais pas pourquoi on chante dans les salles d’Italie, à moins que ce ne soit par un de ces restes d’habitudes qu’on ne peut déraciner. Il n’y a pas, pendant les trois heures que dure le spectacle, une personne qui regarde ou qui écoute ce qui se passe sur la scène, à moins, comme je l’ai déjà dit, qu’il n’y ait ballet. Chacun cause ou lorgne, et la musique, on le comprend, ne peut que nuire à la conversation. Voilà le secret de la préférence que les Italiens ont pour les accompagnemens peu instrumentés : ils ne pouvaient pardonner à Meyerbeer d’être obligés de l’écouter.

Les jours de gala, le grand-duc assiste régulièrement à la représentation avec sa famille. Aussitôt qu’il arrive dans sa loge, chacun se retourne, salue et applaudit ; puis chacun se remet en place, se recouvre, et il n’en est plus question. Sa présence, au reste, n’influe ni sur les chutes, ni sur les succès, et elle n’opère ni sur les sifflets ni sur les applaudissemens. En Toscane, on ne sent la présence du souverain que comme on sent celle du soleil, par la chaleur et le bien-être qu’il répand. Partout où il est, la joie est plus grande, voilà tout.

À onze heures et demi en général, le spectacle finit. Ce n’est qu’en Allemagne qu’on se couche à dix heures, et que, l’on quitte la salle à huit heures et demie pour aller souper. En Italie, on mange peu, et on ne soupe que dans le carnaval ; les gourmands sont des exceptions, on les montre au doigt, et on les vénère.

Après la Pergola, il y a raout ; au lieu de sortir en presse, comme on fait chez nous, et d’attendre sa voiture dans le vestibule ou dans les escaliers, ou entre dans une grande salle attenante au théâtre, bien fraîche l’été, bien chaude l’hiver, et l’on organise la journée du lendemain. Il y a là quelque chose de curieux, non-seulement à voir, mais à écouter : ce sont les noms qu’on appelle : en dix minutes, vous passez en revue les Corsini, les Pazzi, les Gherardesca, les Albizzi, les Capponi, les Guicciardini, tous noms splendidement historiques qui, depuis le douzième et le treizième siècle, retentissent dans l’histoire ; vous vous croiriez encore au beau temps du Gonfalonat, et vous vous attendez à chaque instant à voir entrer ou sortir Laurent le Magnifique.

À une heure à peu près nous rentrâmes chez nous. Les cloches faisaient leur vacarme, mais cette fois je me bourrai les oreilles de coton, et dormis comme un sourd ; ce fut le soleil qui me réveilla.

Il y avait, ce jour-là, course en char, Corso, illumination sur l’Arno, et bal au casino de la Noblesse. Ce temps n’était pas encore trop mal employé. Les courses en char étaient fixées pour une heure ; elles ont lieu sur la place Sainte-Marie-Nouvelle, dont toutes les fenêtres deviennent l’objet de l’ambition générale. Heureux, ou plutôt malheureux ceux qui demeurent sur cette place : il faut qu’ils trouvent place chez eux pour toutes leurs connaissances, quinze jours à l’avance, c’est un travail à en perdre la tête.

Nous n’avions eu à nous occuper de rien ; l’étranger est l’élu de Florence. Pourvu qu’il soit bien recommandé, il peut vivre dégagé de tout soin. On le prend chez lui, on le mène en voiture, on lui fait voir les fêtes, ou le conduit au spectacle, on le ramène à la maison. C’est un devoir presque national de t’amuser, et on fait tout ce qu’on peut pour cela. Malheureusement, l’étranger a en général le caractère morose et ingrat ; s’il s’amuse, il ne veut pas en convenir ; et une fois qu’il a quitté la ville, il remercie ceux qui l’ont amusé en disant du mal d’eux. Par bonheur encore, les Florentins ne se découragent pas pour si peu ; ce qu’ils font, sans doute ils le font parce qu’ils doivent le faire, et ils pensent que l’hospitalité, comme toutes les vertus, a sa récompense en elle-même.

Le prince Joseph Poniatowski nous donnait un gage de cette obligeance convenue, et cependant si mal récompensée : le prince s’était chargé de nous, et devait nous conduire chez monsieur Finzi, dont les fenêtres donnent sur la place Sainte Marie-Nouvelle ; il vint nous chercher, non pas à l’heure dite, mais une demi-heure auparavant. Ce n’était pas trop tôt pour être sûr d’avoir des places sur le balcon. La place Sainte-Marie-Nouvelle est une des plus gracieuses de Florence ; c’est là que s’élève cette charmante église que Michel-Ange appelait sa femme. Là aussi Boccace a placé la rencontre des sept jeunes Florentines qui, après la peste de 1348, forment le projet de se retirer à la campagne pour y raconter ces fameuses nouvelles qui donneraient une singulière idée des mœurs des dames de cette époque, s’il fallait en croire le poëte sur parole.

L’église de Sainte-Marie-Nouvelle tient au dedans tout ce qu’elle promet au dehors ; on y entre par une porte d’Alberti, comparable à tout ce qui a été fait de plus beau en ce genre ; et une fois entré, on y trouve une galerie de fresques et de tableaux d’autant plus curieuse, qu’elle s’étend des maîtres grecs aux auteurs contemporains.

Le moment était bon pour voir ce qui reste des premiers : leurs peintures sont ensevelies dans une chapelle souterraine où restent en dépôt, pendant trois cent cinquante jours de l’année, les estrades et gradins qu’on en tire tous les six mois pour en faire des amphithéâtres publics lors des courses des Barberi. Or, comme les courses devaient avoir lieu le lendemain, la chapelle était parfaitement vide ; il est vrai que je n’en fus guère plus avancé pour cela : le temps et l’humidité ont fait chacun son office, et il ne reste que bien peu de traces de ces pinceaux byzantins auxquels Florence dut son Cimabué.

En revanche, si les fresques des maîtres sont à peu près perdues, le tableau de l’élève est parfaitement conservé : c’est cette fameuse Madone entourée d’anges que Charles d’Anjou ne dédaigna point d’aller visiter à l’atelier même de l’artiste, et qui fut portée à l’église, précédée des trompettes de la république et suivie de toute la seigneurie de Florence. On comprendra cet enthousiasme en faisant ce que j’ai fait, c’est-à-dire en passant des peintures byzantines à la peinture nationale. Autrement il serait difficile de se placer au point de vue des enthousiastes du treizième siècle. Puis, si l’on veut suivre les progrès de l’art, de la madone de Cimabué on passera à la chapelle des Strozzi, où André et Bernard Orgagna, ces deux géans de poésie, ont peint l’enfer et le paradis. Dans l’enfer, les chercheurs d’anecdotes reconnaîtront, au papier qui décore son bonnet, l’huissier qui, le jour même où André reçut la commande de Strozzi le Vieux, avait saisi les meubles de l’artiste ; de là ils iront chercher les fresques peintes en l’honneur des apôtres Philippe et Jean par frère Lippi ; puis ils passeront derrière l’autel, et trouveront dans le chœur le chef-d’œuvre de Guirlandajo, cette chapelle où Michel-Ange rêva la chapelle Sixtine ; ils termineront leurs investigations par le Saint Laurent de Marchetti, par le Martyre de sainte Catherine de Bugiardini, dont Michel-Ange a dessiné les soldats. Enfin ils s’inclineront devant les Crucifix de Giotto et de Brunelleschi, ces deux chefs-d’œuvre, l’un de naïve résignation, et l’autre de patiente souffrance ; ce fut ce dernier qui fit dire à Donatello : « C’est à toi, Brunelleschi, de faire des Christs, et à moi de faire des paysans. »

Ce n’est pas tout : après l’église viennent les cloîtres ; après les fresques d’Orgagna, les grisailles de Paul Uccello ; après la chapelle Strozzi, la chapelle des Espagnols ; après frère Lippi le peintre naturaliste et charnel, Simon Memmi le peintre idéaliste et religieux ; tout cela, église, chapelles, cloîtres, peintures, est renfermé dans un circuit de cinq cents pas, avec cette profusion qui distingue l’Italie, et qui fait de chaque édifice religieux une histoire de l’art.

J’achevais ma visite, lorsque j’entendis de grands cris de joie sur la place : à Florence, on ne crie jamais qu’en signe de plaisir. Je présumai qu’il se passait quelque chose de nouveau, et je courus à la porte qui donne sur la place. En effet, une ligne de soldats faisait évacuer aux spectateurs le cercle destiné à la course des chars : mais le curieux de la chose était la façon dont les soldats s’y prenaient pour obtenir ce résultat. En Toscane, nous l’avons dit, le peuple est le maître : c’est lui qu’il faudrait appeler monseigneur si l’on voulait remettre réellement chaque chose à sa place ; aussi les soldats ne lui parlent-ils en général que le chapeau à la main. On le prie de s’écarter ; on lui promet que c’est pour son plaisir qu’on le dérange, on lui assure qu’il s’amusera bien s’il veut obéir ; et alors ce bon peuple, qu’on repousse en riant, recule en riant, échangeant avec les soldats mille lazzis de facétieuse hilarité. Là, jamais de coups de crosse sur les pieds, jamais de bourrades dans la poitrine ; un soldat qui donnerait une chiquenaude à un bourgeois irait à la salle de police pour huit jours. Il y a une école de gendarmerie à fonder là, comme nous avons fondé à Rome une école de peinture.

Je me hâtai d’aller prendre ma place au balcon de monsieur Finzi. Un instant après, le grand-duc et toute la cour parurent à la loge de San-Paolo, élégant portique élevé en face de l’église Sainte-Marie-Nouvelle par Brunelleschi ; puis une vingtaine de cavaliers, débouchant par Borgo-Ognisanti, annoncèrent l’arrivée des concurrens. Presque aussitôt quatre cocchi, montés sur leurs chars, s’avancèrent au grand trot sur la place : les cocchi étaient vêtus à la romaine, et les chars taillés à l’antique. Les quatre factions du cirque y étaient représentées ; il y avait les rouges, les verts, les jaunes et les bleus. Rien n’empêchait de croire, en se rajeunissant de dix-huit cents ans, que l’on assistait à une fête donnée par Néron.

Malheureusement la police florentine, qui tient avant tout à ce que les fêtes ne changent jamais de caractère, et à ce que ceux qui sont venus pour rire ne s’en aillent pas en pleurant, décide à l’avance quel sera le vainqueur. En conséquence, les autres cocchi doivent laisser prendre les devans au privilégié du buon-governo, qui remporte tout doucement sa victoire, et qui console immédiatement ses rivaux de leur défaite en les emmenant avec lui au cabaret. Cela est d’autant plus facile à organiser à l’avance, que les chars et les chevaux appartiennent à la poste, et que les chefs des factions rouge, bleue, verte, jaune sont tout bonnement des postillons. Cette fois il avait été décidé que ce serait le cocher rouge qui remporterait le prix : c’était son tour, il n’y avait rien à dire, le tour de chacun se représentant ainsi tous les cinq ans.

Mais un bruit aussi étrange que celui qui venait de parvenir à Achille lorsqu’il rencontra Agamemnon commençait à circuler dans la foule : on disait que le cocher rouge et le cocher bleu s’étaient pris la veille de dispute, et que le cocher bleu avait menacé tout haut le cocher rouge de ne pas lui laisser remporter sa victoire avec la facilité ordinaire. Le cocher rouge, qui savait d’avance que les deux meilleurs chevaux de la poste lui appartenaient de droit, s’était moqué de son compagnon ; ce qui fit que celui-ci, s’étant promis une seconde fois tout bas ce qu’il avait promis une première fois tout haut, avait préludé à cette concurrence en donnant à ses chevaux double ration d’avoine, et en leur faisant boire le fiasco de Montepulciano qu’on lui avait donné pour lui-même. Aussi les chevaux du cocher bleu montraient-ils une ardeur inaccoutumée ; et, si certain qu’il fût de la supériorité des siens, le cocher rouge ne laissait pas de jeter de temps en temps sur eux un regard assez inquiet.

Enfin le signal fut donné par une fanfare de trompettes et par le déploiement du vieux drapeau de la république : aussitôt les quatre concurrens, qui devaient faire trois fois le tour de la place en passant chaque fois derrière les deux obélisques placés à ses deux extrémités, s’élancèrent avec une rapidité qui fait honneur à la manière dont les postes de la Toscane sont servies. Mais du premier coup il fut facile de voir que la question principale se viderait entre le cocher rouge et le cocher bleu : les chevaux du second, excités par leur double mesure d’avoine, par leur bouteille de vin, et plus encore par la haine de leur conducteur, qui était passée dans son fouet, avaient retrouvé leur vigueur première. Forcé, par la disposition des chars réglée à l’avance par la police, de laisser à son adversaire la meilleure place, c’est-à-dire celle qui lui permettait de raser de plus près les deux obélisques, il essaya dès le premier tour d’enlever cet avantage au cocher rouge. Les juges du camp commençaient bien à s’apercevoir de cette rivalité, à laquelle ils ne s’étaient pas attendus, mais il était trop tard pour y remédier. Vers le milieu du second tour le cocher bleu essaya de couper le cocher rouge ; de son côté, le cocher rouge se trompa : un coup de fouet destiné à ses chevaux arriva droit sur la figure de son adversaire ; celui-ci riposta. À partir de ce moment, les deux concurrens frappèrent l’un sur l’autre, à la grande satisfaction de leurs chevaux, qui, partageant la rivalité de leurs maîtres, ne continuèrent pas moins de galoper de leur mieux. Mais un double accident résulta de ce changement : les deux cochers, trop occupés de frapper l’un sur l’autre pour conduire leurs chevaux, se trouvèrent lancés de telle manière qu’en arrivant à l’obélisque le cocher bleu accrocha la borne, et le cocher rouge accrocha le bleu ; le choc fut si violent que les quatre chevaux s’abattirent : le cocher bleu tomba, comme Hippolyte, embarrassé dans les rênes de ses chevaux. Le cocher rouge fut jeté à dix pas par dessus son char ; le cocher vert, qui voulut passer entre les degrés de l’église et le cocher rouge, monta sur les deux premières marches et versa. Quant au cocher jaune, qui, suivant le programme, devait arriver le dernier, et qui, par conséquent, se tenait à une distance respectueuse, il put s’arrêter à temps, et demeura sain et sauf, lui et son attelage.

Moins on s’attendait à ce spectacle, mieux il fut reçu par les spectateurs. Depuis les courses de Néron, on n’avait rien vu de pareil. Toute la place battit des mains. Ce bruit électrique rendit des forces au cocher rouge, qui n’avait fait, au reste, que toucher la terre, et qui, se relevant aussitôt, était remonté dans sa carriole ; quelques efforts lui suffirent pour la dégager, et il repartit au galop. Le cocher bleu se remit à son tour sur ses jambes, et le suivit avec l’opiniâtreté du désespoir, mais cette fois sans pouvoir l’atteindre ; ses chevaux étaient dégrisés. Le cocher jaune passa entre son camarade versé et l’obélisque, et, au lieu d’être le quatrième, se trouva le troisième ; il n’y eut que le malheureux cocher vert qui demeura en place, quelques efforts qu’il fit pour relever son char et mettre ses chevaux sur pied : pendant ce temps, le cocher rouge acheva sa carrière et arriva triomphalement au but.

Aussitôt la trompette sonna, et le porte-étendard monta dans le char du vainqueur, qui s’en alla recevoir je ne sais où le prix de sa victoire, suivi par les trois quarts de la foule ; l’autre quart resta pour consoler les vaincus. Il n’y eut, au reste, rien d’interverti dans les intentions du buon-governo : le cocher rouge eut la couronne que la main paternelle du gonfalonier avait tressée pour lui, et s’il y eut quelques changemens dans le programme, ils furent, comme on le voit, tout à l’avantage du public.

Cependant, le grand-duc et les jeunes archiduchesses avaient eu grand’peur. On vint s’informer de leur part s’il n’était arrivé aucun accident sérieux : tout s’était borné heureusement à quelques égratignures. La foule s’écoula aussitôt : c’était l’heure du dîner, et Florence tout entière avait rendez-vous de huit heures du soir à deux heures du matin sur les quais qui bordent l’Arno.

Nous étions invités, comme nous l’avons dit, à voir les fêtes nocturnes des fenêtres du palais Corsini. La duchesse de Casigliano, belle-fille du prince, l’une des femmes les plus artistes et les plus spirituelles de Florence, avait bien voulu nous faire inviter au nom de son beau-père. Nous nous étions étonnés de cette invitation, car nous savions le prince à Rome. Mais la première personne à qui nous en parlâmes nous répondit que, sans aucun doute, le prince reviendrait de Rome pour faire les honneurs de son palais, non seulement à ses compatriotes, mais encore aux étrangers attirés à Florence par la solennité des fêtes patronales de Saint-Jean. En effet, nous apprîmes chez monsieur Finzi que le prince venait d’arriver.

Le prince Corsini est de nom et de façons un des plus grands seigneurs qui existent au monde ; il descend, je crois, d’un frère ou d’un neveu de Clément XII, auquel les Romains reconnaissans élevèrent, après un pontificat de neuf ans, une statue de bronze qui fut placée au Capitole. De ce pontificat date pour les Corsini le titre de prince, mais l’illustration historique de la famille remonte aux premiers temps de la république. C’était une Corsini cette femme si fière qu’avait épousée Machiavel, et qui lui inspira son joli conte de Belphégor.

Napoléon, qui se connaissait en hommes, et qui accaparait à son profit toutes les capacités, remarqua le prince Corsini. Il l’attira en France, le fit conseiller d’état et officier de la légion d’honneur. Sous Napoléon, ce n’était point assez d’être quelque chose pour avoir droit à de pareilles faveurs, il fallait encore être quelqu’un ; le prince Corsini était à la fois quelqu’un et quelque chose. Aussi ce fut à lui que Napoléon recommanda la princesse Élise lorsqu’elle partit pour Florence, où l’attendait la couronne de grande duchesse.

Napoléon tomba et entraîna toute sa famille dans sa chute. Le prince Corsini, que l’on avait fait Français, redevint Italien. Rome alors le nomma sénateur, comme la France l’avait fait conseiller d’état. Le prince Corsini fit son entrée à Rome ; c’était une occasion offerte au prince de faire honneur à son nom, à son rang : il la saisit comme il saisit toujours les occasions de ce genre. Pendant trois jours les fontaines du Capitole versèrent du vin ; pendant trois jours des tables publiques furent dressées sur le Forum. On n’avait pas vu pareille chose depuis César ; 45,000 écus y passèrent. 45,000 écus font environ 270,000 francs de notre monnaie.

Aussi, lorsque le grand-duc de Toscane songea à faire demander en mariage la sœur du roi de Naples, ce fut le prince Corsini qu’il chargea des négociations. Le prince Corsini accepta l’ambassade à la condition qu’il en ferait seul tous les frais. Le grand-duc comprit ce qu’il y avait de princier dans une pareille exigence ; il laissa carte blanche au prince Corsini, qui parut à la cour de Naples comme l’envoyé d’un empereur. Seulement, le mariage conclu, le grand-duc donna au prince Corsini la plaque de Saint-Joseph en diamans.

Tous les deux ou trois ans le prince Corsini donne un bal ; ce bal lui coûte de 40 à 50,000 francs. Quelques jours avant mon départ de Florence, j’ai assisté à une de ces fêtes : nous étions quinze cents invités ; il y eut pendant toute la nuit souper constamment servi pour tout le monde, et pas un valet, pas une pièce d’argenterie, pas un candélabre, pas une banquette, qui ne fût à la livrée ou aux armes des Corsini. Le vieux palais pouvait, disait-on, fournir encore toutes choses à cinq cents personnes de plus.

Maintenant, on ne s’étonnera pas que le prince fût revenu tout exprès de Rome pour faire à Florence les honneurs de ces fêtes, qui, se passant sous son balcon, semblent être données bien plus encore en son honneur qu’en celui de saint Jean.

L’entrée du palais Corsini est magnifique ; en montant l’escalier, que domine la statue de Clément XII, on pourrait se croire à Versailles : mille personnes tiendraient et danseraient à l’aise dans l’antichambre. À peine fûmes-nous entrés, que la princesse Corsini, que nous ne connaissions point encore, vint droit à nous avec une affabilité et une grâce toutes françaises. La princesse Corsini est Russe : elle a quitté l’Italie d’Asie pour l’Italie d’Europe, la Crimée pour la Toscane, Odessa pour Florence ; c’est une jeune et belle femme de grand air, à qui ses robes de brocart d’or et ses rivières de diamans donnent l’aspect d’une châtelaine du moyen-âge. Aussi je ne sais rien de plus en harmonie avec ce beau palais, tout tapissé de Titiens, de Raphaëls et de Van-Dycks, que la maîtresse, qui semble s’être détachée d’une de leurs toiles pour en faire les honneurs.

Je me rappellerai toute ma vie l’impression que je ressentis lorsque, du milieu de ces salons tout resplendissans de lumière, je jetai les yeux sur l’Arno tout flamboyant d’illuminations. Les Italiens ont un art particulier pour disposer les flambeaux qui éclairent leurs fêtes. Le fleuve, tout chargé de gondoles pavoisées glissant au son des instrumens, et portant de joyeux convives qui se renvoyaient des santés d’une barque à l’autre, était littéralement entre deux murs de flamme. Partout où l’on apercevait l’eau, l’eau réfléchissait le feu : l’Arno, comme le Pactole, semblait rouler des flots d’or.

Le feu d’artifice tiré, chacun prit congé du prince. À neuf heures et demie, il y avait bal au Casino, et, comme la cour venait à ce bal, il était convenable que l’aristocratie florentine fût là pour la recevoir. Je pris à mon grand regret congé, non pas du prince et de la princesse que j’allais retrouver, mais de leur palais, que je me promis bien de revoir. Au reste, la séparation ne devait pas être longue : nous y dînions le lendemain.

Comme on était venu chez le prince Corsini en toilette de cour, on n’eut que cent pas à faire pour se trouver au Casino. J’entends par toilette de cour cravate blanche, croix, crachats et cordons. Quant à l’uniforme, le duc ne l’exige pas, même pour les bals au palais Pitti. Il n’est de rigueur qu’aux réceptions du premier jour de l’an et aux concerts du carême.

Il était impossible de trouver un contraste plus parfait que celui qui nous attendait. Rien de plus riche que le palais Corsini, rien de plus simple que le Casino. C’est un appartement donnant d’un côté sur le quai, de l’autre sur la place de la Trinité, et composé de quatre ou cinq chambres peintes simplement à la détrempe. Une de ces chambres est consacré au bal, les autres au billard et au whist.

Lorsque nous entrâmes, la cour venait d’arriver. Les différens ambassadeurs attendaient leurs compatriotes respectifs dans la première pièce, et les présentaient successivement au chambellan de service. C’était tout le cérémonial. Cette formalité accomplie, ils pouvaient entrer dans la salle du bal. Rien, au reste, ne distingue le grand-duc et sa famille de ceux qui les entourent ; toute la différence qu’il y a entre eux et les autres invités, c’est que des fauteuils sont réservés aux archiduchesses, et qu’au lieu d’attendre les invitations, elles choisissent elles-mêmes et l’ont invité par leurs chambellans les cavaliers avec lesquels elles désirent danser. Ces invitations ne sortent pas d’un très petit cercle, et s’adressent ordinairement aux personnages qui occupent des charges au palais Pitti. Les privilégiés sont donc, en général, les fils du prince Corsini, les fils du comte Martelli, le marquis Torrigiani, et le comte Cellani. Il va sans dire que, s’il y a dans la salle quelque prince étranger, les invitations vont à lui de préférence.

À trois heures, la cour quitta le bal, ce qui n’empêcha point les acharnés de continuer de danser. Comme nous n’étions point de ceux-là, nous nous retirâmes immédiatement, et regagnâmes notre palazzo.

La journée du 25 était un peu moins chargée que celle du 24, il n’y avait que Corso, course de barberi, et Pergola. Nous étions en outre invités, comme nous l’avons dit, à dîner chez le prince Corsini. Il y avait donc moyen de faire face à tout.

Le Corso était le même que les deux jours précédens ; je n’ai plus rien à en dire à mes lecteurs. À trois heures, nous étions chez le prince Corsini ; le dîner avait été avancé d’une heure ou deux, afin que nous pussions assister à la course des barberi.

Une des choses les plus rares à rencontrer à l’étranger est, pour un Français, cette bonne et franche causerie parisienne, dont on ne sent le prix que lorsqu’on l’a perdue et qu’on la cherche vainement. Je me rappelle qu’un jour une provinciale demandait devant moi à madame Nodier, qui lui parlait de nos soirées de l’Arsenal : « Madame, faites-moi le plaisir de me dire qui mène la conversation chez vous ? — Oh ! mon Dieu, répondit madame Nodier, personne ne la mène, ma chère amie ; elle va toute seule. » Cela étonna beaucoup la provinciale, qui croyait que la conversation, comme une fille honnête, a besoin d’être dirigée par une gouvernante.

Eh bien ! cette conversation insoucieuse, frivole, profonde, colorée, légère, poétique, Protée aux mille formes, fée insaisissable, ondine bondissante, qui naît d’un rien, s’attache à un caprice, s’élève par l’enthousiasme, retombe avec une plaisanterie, se prolonge par l’intimité, meurt par l’insouciance, se rallume à une étincelle, brille de nouveau comme un incendie, s’éteint tout à coup comme un météore pour renaître, sans que l’on sache pourquoi ni comment ; cette conversation, dont notre esprit altéré était plus avide que l’estomac le plus exigeant ne le sera jamais d’un bon dîner, nous la retrouvâmes chez le prince Corsini. Le prince se rappelait Paris, la duchesse de Casigliano le devinait ; quant à la princesse, elle est Russe, et l’on sait la difficulté que nous avons nous mêmes à distinguer une Russe d’une Française. On parla de tout et de rien, de bal, de politique, de jockey-club, de toilette, de poésie, de théâtre, de métaphysique, et on se leva de table après avoir, sans qu’aucun de nous pût dire de quoi il avait été question, échangé assez d’idées pour défrayer pendant une année une petite ville de province.

Le dîner avait duré jusqu’à quatre heures et demie ; à cinq heures avaient lieu les courses. Le prince Corsini avait mis à notre disposition le casino de son second fils, le marquis de Layatico, gouverneur de Livourne. Comme les courses partaient de la porte al Prato, les chevaux passaient justement sous ses fenêtres : nous ne quittions donc une hospitalité que pour en recevoir une autre.

Le casino du prince Corsini serait en France un palais. Nous entrâmes par la porte du milieu ; ce qui n’est pas un détail de mœurs indifférent, car la porte du milieu ne s’ouvre que pour le grand-duc, les archiducs et le prince Corsini. Ce jour-là il y avait double raison pour que la porte d’honneur fût ouverte. C’est du balcon du casino du prince Corsini que les jeunes archiducs doivent voir la course. Je dis doivent, car je crois que c’est entre le palais Pitti et le palais Corsini une vieille convention de prince à prince ; le petit-fils du prince Corsini, qui est un bel enfant de cinq ou six ans, en faisait les honneurs aux jeunes archiducs, qui sont à peu près de son âge.

L’heure de la course approchait ; nous nous plaçâmes aux fenêtres et aux balcons latéraux, la fenêtre et le balcon du milieu étant réservés aux archiducs. La rue présentait un aspect dont on ne peut se faire une idée. De chaque côté était dressé un amphithéâtre de gradins qui s’élevaient à la hauteur des premiers étages, dont les fenêtres semblaient faire le dernier de gré. Il en résultait que, comme les fenêtres du second succédaient aux fenêtres du premier, le toit aux fenêtres du second, et que degrés, fenêtres et toits, étaient tous chargés d’hommes, de femmes et d’enfans, il n’y avait aucune interruption de spectateurs sur un espace de plus de cinquante pieds de haut. Ajoutez à ce tableau vivant, inquiet et bariolé, les longs rideaux flottans de damas de mille couleurs que dans toutes les fêtes publiques les Italiens ont l’habitude de laisser pendre à leurs balcons, et vous aurez une idée du spectacle qui s’offrait à nous aussi loin que la vue pouvait s’étendre.

Bientôt notre regard se fixa sur les concurrens ; c’étaient cinq jolis chevaux de petite taille, nés en Toscane, car les chevaux toscans seuls peuvent concourir pour le prix, dont partie est un don du grand-duc et partie le résultat d’une poule. Chacun d’eux portait sur la cuisse le numéro sous lequel il était inscrit, tandis que sur le dos et le long de leurs flancs flottaient des espèces de châtaignes de fer, dont les pointes aiguës comme des aiguilles étaient destinées à activer leur course. Ils s’avançaient conduits par leurs maîtres respectifs, qui les firent ranger derrière une corde ; à un signal donné, cette corde devait tomber et leur livrer passage. La distance à parcourir était à peu près de deux milles. Le point de départ était, comme nous l’avons dit, la porta al Prato, et le but la porta alla Croce. Un, deux, trois, quatre ou cinq coups de canon devaient annoncer la victoire et indiquer le vainqueur, le nombre des coups correspondant toujours à son numéro.

Au signal donné la corde tomba, les cinq chevaux partirent au galop et disparurent dans Borgo-Ognisanti. Cinq ou six minutes après on entendit deux coups de canon, c’était le no 2 qui avait gagné. Aussitôt tout le peuple se dispersa, et cela sans bruit, sans rumeur ; s’écoulant, non pas comme l’eau d’un torrent, mais comme l’eau d’un lac ; joyeux cependant, mais joyeux de cette joie intérieure qui n’a pas besoin pour se compléter ou plutôt pour s’étourdir d’une bruyante expression. Tout peuple qui s’amuse à grand bruit est un peuple qui souffre.

Le spectacle en lui-même n’avait pas duré cinq secondes, et cependant la ville s’était mise sur pied pour y assister. C’est que, comme nous l’avons déjà dit, tout est prétexte à spectacle à Florence. On s’y amuse plus du plaisir que l’on aura ou du plaisir que l’on a eu que du plaisir que l’on a.

La journée se termina par la Pergola pour l’aristocratie, par le cocomero pour les bourgeois, et par le théâtre de Borgo-Ognisanti et de la Piazza-Vecchia pour le peuple.

Il y eut bien le lendemain et le surlendemain quelques restes de fête, comme après les tremblemens de terre le sol est quelque temps encore à frémir ; mais bientôt tout rentra dans son état ordinaire ; enfin les grandes chaleurs de juillet arrivèrent, et chacun partit pour les eaux de Lucques, de Via-Reggio ou de Monte-Cattini.