iii

L’ARNO.

En sortant du palais Pitti, on entre dans la vieille ville par trois ponts au choix : le Ponte Vecchio, qui conduit à la place de la Seigneurie ; le Ponte della Trinita, qui conduit à la place du même nom, et le Ponte alla Caraja, qui conduit à la place de Sainte-Marie-Nouvelle.

À propos de ponts, comme je dois une réparation à l’Arno, le lecteur trouvera bon que je la lui fasse à cet endroit.

J’ai écrit je ne sais où que l’Arno était, après le Var, le plus grand fleuve sans eau que je connusse. Le Var n’a rien dit, peu habitué à se trouver dans les rimes des poëtes, peut-être même s’est-il regardé comme honoré de la comparaison, mais il n’en a pas été de même de l’Arno. L’Arno, en se faisant aristocrate, est devenu susceptible. L’Arno s’est regardé comme insulté, je ne dirai pas dans son eau, mais dans son honneur. L’Arno a réclamé, non point par la voie des journaux comme il aurait fait en France : il n’y a heureusement pas de journaux dans la Toscane ; mais par la voix de ses concitoyens.

Une des choses remarquables de l’Italie, c’est la nationalité. Je ne veux pas dire ici cette nationalité qui unit les hommes de ce grand lien politique, civil et religieux, qui fait les États puissans et les peuples forts ; mais de cette nationalité restreinte, individuelle, égoïste, qui remonte au temps des petites républiques. Or il ne faut pas trop dire de mal de cette nationalité, si mal entendue qu’elle paraisse au premier abord : c’est à elle que l’Italie doit la moitié de ses monumens et les trois quarts de ses chefs-d’œuvre.

Mais aujourd’hui que dans l’Italie, comme dans tous les autres pays du monde, on n’élève que peu de monumens, et l’on n’exécute que peu de chefs-d’œuvre, cette nationalité tourne ses dents et ses griffes contre ce qui vient de l’étranger. Tout au contraire de la France qui, en mère prodigue, fait bon marché du génie de ses enfans, déprécie tout ce qu’elle a, exalte tout ce qui lui manque, l’Italie est une arche sainte gardée par une armée d’antiquaires, de savans et de sonnétistes ; et quiconque touche à l’un de ses milles tabernacles est à l’instant même frappé de mort.

Un florentin serait venu à Paris, et aurait médit de la Seine, qu’il eût trouvé à l’instant même cent Parisiens pour la calomnier ; il n’en est pas ainsi à Florence. J’ai dit que l’Arno manquait d’eau, et Florence n’a pas été tranquille qu’on ne m’eût prouvé qu'il en regorgeait ; il est vrai qu’on me l’a un peu prouvé à la manière dont le bailli prouve à Cadet-Roussel qu’il est un poisson. Mais qu’importe ! comme Cadet-Roussel, j’ai fini par dire que j’étais dans mon tort : et je crois qu’aujourd’hui la capitale de la Toscane m’a à peu près pardonné l’erreur dans laquelle j’étais tombé.

Au reste, j’avais été entraîné dans cette hérésie par un précédent authentique. Un de mes amis était passé en Toscane vers l’hiver de 1832. L’hiver de 1832 avait été fort pluvieux, comme chacun sait, et l’Arno s’en était ressenti. Mon ami avait eu sur la route de Livourne à Florence une foule de difficultés avec les vetturini, ce qui lui avait fait singulièrement regretter la facile locomotion du bateau à vapeur. En arrivant à l’hôtel de madame Humbert, il vit de ses fenêtres l’Arno qui coulait à plein bord ; il appela le domestique de place.

— Peste ! vous avez là un beau fleuve, mon ami, lui dit-il ; où va-t-il comme cela ?

— Excellence, il va à Pise.

— Et de Pise ?

— À la mer.

— Et il est toujours aussi abondant ?

— Toujours, excellence.

— Été comme hiver ?

— Été comme hiver.

— Mais alors, pourquoi ne va-t-on pas à Pise en bateau à vapeur ?

— Parce qu’il n’y en a pas, excellence.

— Pourquoi n’y en a-t-il pas ? demanda mon ami.

— Heu ! fit le Florentin.

C’était une réponse qui pouvait s’interpréter de plusieurs manières, mais mon ami l’interpréta ainsi :

— Le seul pays véritablement civilisé, c’est la France. Or, le résultat de la civilisation, c’est le bateau à vapeur et le chemin de fer. La Toscane n’a encore ni chemin de fer ni bateau à vapeur. C’est tout simple ; mais le premier industriel qui établira un tracé de chemin de fer de Livourne à Florence, ou une ligne de bateaux à vapeur de Florence à Pise, fera sa fortune.

— Pourquoi ne serais-je pas cet industriel ? se demanda-t-il à lui-même.

— Je le serai, se répondit-il, parlant toujours à sa personne.

Or, cette résolution prise, il hésita un instant entre le chemin de fer et le bateau à vapeur.

Le chemin de fer nécessitait des concessions de terrain immenses, il y a près de vingt lieues de Florence a Livourne ; c’était une affaire de soixante à soixante-dix millions, et mon ami, qui d’artiste qu’il était, se faisait, à la vue de l’Arno, tout à coup spéculateur, comme certains cardinaux par inspiration se font papes, avait dans sa poche tout juste de quoi revenir en France.

Au contraire, le bateau à vapeur nécessitait à peine une mise de fonds d’un million à un million et demi. Or, qui est-ce qui, sur l’apparence d’une idée, ne trouve pas en France un million et demi ?

Mon ami s’arrêta donc au bateau à vapeur.

Il adressa aussitôt une demande au gouvernement, afin de s’assurer s’il pourrait établir, quoiqu’il fût étranger, une entreprise gigantesque, qu’il avait conçue après de profondes méditations, et dont il devait résulter le plus grand bien pour toute la Toscane.

Il va sans dire que le pétitionnaire s’était bien gardé d’énoncer quelle était cette entreprise, de peur qu’on ne lui volât son idée.

Le gouvernement répondit que toute industrie était libre dans les États du grand-duc ; que, loin de gêner les entreprises particulières qui devaient concourir à la prospérité publique, le ministère les encourageait ; que le pétitionnaire pouvait donc, en toute sécurité, poser les bases de son entreprise quelle qu’elle fût.

Le pétitionnaire bondit de joie : il retint sa place à la diligence de Livourne, sauta sur le premier bateau à vapeur venu ; deux jours après il était en France, trois jours après il était à Paris.

C’était l’époque où toutes les idées tournaient à l’industrie ; il y avait des bureaux de spéculation en permanence : mon ami courut à un de ces bureaux.

Il tomba au milieu d’une société de capitalistes. Le moment était bien choisi : il y avait là cinq ou six millionnaires qui ne savaient que faire de leurs millions. Mon ami demanda à être introduit, on s’informa de son nom ; il allait le dire, lorsqu’il se souvint que, son nom étant un nom artistique, ce nom pourrait bien lui fermer toutes les portes. Il rattrapa donc la première syllabe, qui était déjà sortie, et répondit d’une voix pleine de majesté :

— Annoncez un homme qui a une idée.

Le domestique rendit l’annonce dans les termes textuels où elle avait été faite, et mon ami fut introduit à l’instant même dans le Sanctum sanctorum de la finance.

— Messieurs, dit-il, vos instans sont précieux, je serai donc bref. Je viens vous proposer d’établir des bateaux à vapeur sur l’Arno.

Il y eut un instant de silence, les capitalistes se regardèrent ; puis l’un d’eux, répondant au nom de tous, demanda :

— D’abord qu’est-ce que l’Arno ?

Mon ami laissa échapper un imperceptible sourire, et répondit :

— Messieurs, si je vous disais moi-même ce que c’est que l’Arno, comme je suis intéressé dans la question, peut-être ne me croiriez-vous pas. Je vous demanderai donc purement et simplement si vous possédez un dictionnaire de géographie et une carte de l’Italie ?

— Non, répondit un de ces messieurs ; mais avec de l’argent on a tout ce qu’on désire, et l’on n’a qu’à prendre de l’argent et aller chercher chez le premier libraire venu ce que vous demandez.

— Envoyez donc, dit mon ami ; les deux objets demandés sont indispensables à la chose.

On expédia un garçon de bureau qui revint un instant après avec le Dictionnaire de Vosgien et la carte de l’Italie de Cassini.

— Lisez vous-même l’article Arno, dit mon ami au spéculateur qui se trouvait le plus proche de lui et qu’on lui avait indiqué comme le plus riche capitaliste de la société.

Le capitaliste prit le dictionnaire, le tourna et le retourna, puis il le passa à son voisin : il ne savait pas lire. Le voisin, qui avait reçu une éducation un peu plus forte, ce qui faisait qu’il était un peu moins riche, ouvrit le volume à la lettre A, page 58, et au bas de la deuxième colonne lut ce qui suit :

« ARNO, Arnus. grand fleuve d’Italie, dans la Toscane ; il prend sa source dans l’Apennin, passe à Florence et à Pise, et se jette dans la mer un peu au-dessous. »

L’article était d’une rédaction assez médiocre comme langue, mais fort clair comme topographie.

— Arno, Arnus, grand fleuve d’Italie dans la Toscane ; il prend sa source dans l’Apennin, passe à Florence et à Pise, et se jette dans la mer un peu au-dessous, — répétèrent en chœur les capitalistes.

— Ah, ah ! fit le spéculateur qui ne savait pas lire.

— Diable ! répondirent les autres.

— Arno, Arnus, grand fleuve d’Italie, dans la Toscane ; il prend sa source dans l’Apennin, passe à Florence et à Pise, et se jette dans la mer un peu au-dessous,— reprit à son tour mon ami, appuyant sur chaque mot, pesant sur chaque syllabe.

— Nous entendons bien, nous entendons bien, dirent les capitalistes.

— Ce n’est pas le tout que d’entendre, messieurs, ajouta mon ami d’une voix qui s’était raffermie de toute la somme de confiance qu’il voyait que l’on commençait à lui accorder.

Et il déploya sur une table la carte de Cassini, du même geste qu’aurait fait Napoléon lorsqu’il avait dit à Lucien : — Choisis parmi les royaumes de la terre ! — Puis appuyant le bout du doigt vers le milieu de la Péninsule :

— Messieurs dit-il, voici l’Arno.

Et l’on vit une jolie petite ligne tortueuse qui, comme l’indiquait le dictionnaire, prenait sa source dans l’Apennin, et allait se jeter dans la mer à la droite de Pise.

— Maintenant, ajouta-t-il, il n’est point que vous n’ayez entendu parler de Pise et de Florence, les deux villes les plus visitées de l’Italie.

— N’est-ce pas de ce côté-là, demanda le spéculateur qui ne savait pas lire, que monsieur Demidoff a une manufacture de scierie, et monsieur Larderelle une fabrique de borax ?

— Justement, messieurs, justement, s’écria mon ami. Eh bien ! de Florence à Pise, et de Pise à Florence, on ne communique qu’à l’aide de voiturins et de diligences ; les voiturins prennent 6 francs par personne et les diligences 9 francs. Les voiturins mettent huit heures à parcourir le trajet, et les diligences douze. Nous établissons deux bateaux à vapeur qui remontent et qui descendent l’Arno chaque jour ; nous prenons 5 francs au lieu de 6, nous faisons le trajet en cinq heures au lieu de douze : nous roulons les voiturins, nous anéantissons les diligences, et nous faisons notre fortune.

— Mais, dit un des capitalistes qui passait pour l’homme politique de la société parce qu’il était propriétaire d’une action au Constitutionnel, mais la Toscane est un pays qui n’a ni Charte politique ni Code civil ; c’est un pays de despotisme, où nous n’obtiendrons jamais un privilège pour une entreprise qui doit porter les lumières.

— Eh bien ! voilà ce qui vous trompe, dit mon ami. La Toscane a un Code, et, ce qui vaut quelquefois mieux qu’une Charte, un souverain qu’elle adore. De privilèges, il n’y en a pas. Toute industrie est libre, et chacun peut y venir fonder tel établissement commercial qu’il lui plaît.

— Oh ! oh ! oh ! fit l’actionnaire du Constitutionnel, vous ne nous ferez pas accroire de pareilles choses, jeune homme !

— Lisez, dit mon ami en déployant aux yeux de tous la lettre qu’il avait reçue du ministère. La lettre passa de main en main, et s’arrêta à celle du capitaliste qui ne savait pas lire, lequel la replia proprement et la rendit à son propriétaire avec un geste plein de courtoisie.

— Qu’en dites-vous, messieurs ? demanda mon ami.

— Eh bien ! nous disons, mon cher, que vous pourriez bien avoir raison. Faites vos calculs, nous ferons les nôtres, et revenez demain à la même heure.

Mon ami passa le reste de la journée et une partie de la nuit à mettre des chiffres les uns au dessous des autres.

Le lendemain à l’heure convenue il se retrouva au rendez-vous.

On compara ces calculs avec ceux des capitalistes ; il n’y avait entre eux qu’une centaine de mille francs de différence, ce qui donna aux capitalistes une haute idée de la capacité de mon ami.

Séance tenante on arrêta les bases d’une société au capital de 4,600,000 francs. Mon ami fut nommé gérant, avec 12,000 francs d’appointemens et un sixième dans les bénéfices.

Puis l’on décida que comme il n’y avait en Toscane ni brevets ni privilèges, il fallait se garder d’ébruiter la spéculation, commander deux bateaux à vapeur à Marseille, puis un beau jour arriver à Pise comme Napoléon était arrivé au golfe Juan, c’est-à dire sans être attendu, et mettre aussitôt le projet à exécution.

La construction des bateaux prit six mois ; ils coûtèrent cinq cent mille francs chacun : restaient donc six cent mille francs pour l’installation ; c’était le double de ce qu’il fallait. Pour la première fois les dépenses étaient restées au-dessous du devis.

On laissa à mon ami le choix du nom des bateaux ; il appela l’un le Dante, et l’autre le Corneille : c’était un appel à la fraternité future des deux nations. Les deux bâtimens entrèrent dans le port de Livourne après une navigation de trente heures ; c’était deux heures de plus seulement que ne mettent aujourd’hui pour le même trajet les bâtimens de l’État.

Tous les présages, comme on le voit, étaient favorables.

Mon ami prit sa place dans un voiturin et partit pour Florence, où il pensait qu’il aurait quelques démarches à faire avant de mettre son entreprise au courant. En arrivant auprès de l’Ambrogiana, il se trouva près d’un immense ravin au fond duquel coulait un petit filet d’eau.

Il demanda avec un sourire de pitié quel était ce mauvais torrent qui faisait tant d’embarras pour si peu de chose, et auquel il fallait pour une si petite rigole un si grand lit.

Le voiturin, qui était Lucquois, et qui par conséquent n’avait aucun motif de lui cacher la vérité, lui répondit que c’était l’Arno.

Mon ami poussa un cri de terreur, fit arrêter le berlingot, sauta à terre, et descendit tout courant vers le fleuve. Le voiturin, qui était payé, continua sa route vers Casellino, où il trouva un voyageur qui moyennant quatre pauli, prit la place vacante. C’était un marché d’or pour tous deux.

Pendant ce temps, le gérant de la société des bateaux à vapeur le Dante et le Corneille était arrivé près du filet d’eau, qu’il sondait avec sa canne et qu’il mesurait de l’œil.

Dans sa plus grande profondeur il avait quinze pouces ; et dans sa plus grande largeur, dix-huit pieds.

Il remonta le fleuve pendant une lieue, et reconnut qu’il y avait des endroits où tout ce qu’il pouvait faire était de porter un bateau de carton.

Au bout d’une lieue il rencontra un paysan qui pêchait des écrevisses en retournant des pierres et qui avait de l’eau jusqu’à la cheville. Il lui demanda si l’Arno était souvent dans l’état déplorable où il le voyait. Le paysan répondit que la chose lui arrivait pendant neuf mois de l’année.

Mon ami ne crut pas utile de pousser jusqu’à Florence, et revint à Livourne dans la plus grande consternation.

Là, il avoua la chose à ses commettans, leur déclara qu’il s’était trompé, qu’il devait en conséquence porter la peine de son erreur. Il possédait quarante mille francs ; c’était toute sa fortune ; il les offrit à la société à titre de dommages et intérêts.

La société déclara que la chose était grave, et qu’il fallait en délibérer en conseil général.

Le conseil général décida qu’on vendrait les bateaux, et que mon ami supporterait les pertes.

Heureusement, vers le même temps, un bateau à vapeur sauta sur la Seine, et un autre sur le Rhône.

La société offrit les siens ; et comme ils étaient tout prêts, ce qui permettait aux compagnies de la Seine et du Rhône de continuer leur service presque sans interruption, elle fit valoir la circonstance, et gagna cinquante mille francs dessus.

Grâce à cette circonstance, mon ami conserva ses quarante mille francs qui, placés à cinq, lui donnent deux mille livres de rente, lesquels deux mille livres de rente il mange tranquillement en Provence, dégoûté des spéculations et tremblant toutes les fois qu’on lui parle d’un fleuve.

Or, voilà ce qui était arrivé à mon ami à l’endroit de l’Arno ; ce qui, outre le témoignage de mes propres yeux, avait semblé pouvoir m’autoriser à avancer sur ce fleuve l’opinion qui avait si fort effarouché Florence, et dont elle avait si fort tenu à me faire revenir.

Or, voici les preuves qu’on m’avait données. Je les livre aux lecteurs dans leur écrasante supériorité.

D’abord il y avait eu, outre le déluge général de Noé et le déluge partiel d’Ogygès, qui, selon les savans, s’est étendu jusqu’à Florence, trois débordemens de l’Arno : le premier au onzième siècle, le second vers la fin du douzième, et le troisième au commencement du quatorzième. Dans ces trois débordemens, Quinze maisons s’étaient écroulées et trois personnes avaient péri. On allait en bateau dans les rues. On me montra une vieille gravure qui représentait ce dernier événement ; c’était à faire frémir : la ville était à blanc d’eau, et un vaisseau de 74 canons aurait pu naviguer sur la place de la Trinité.

Après le récit de ces trois déplorables événemens vint celui des fêtes dont l’Arno avait été le théâtre, et pour chacune desquelles il avait prêté le secours de ses abondantes eaux. Ces fêtes furent si nombreuses que leur programme seul formerait un volume : aussi n’en citerons-nous que trois, dans lesquelles on verra d’abord l’Arno jouant le rôle de l’Achéron, puis l’Arno jouant le rôle de la Newa, puis enfin l’Arno jouant le rôle de l’Hellespont. L’Arno est le maître Jacques des fleuves ; il se prête à tout avec la bonhomie de la force et la complaisance de la supériorité.

C’est à l’an de grâce 1504 que remonte la fête la plus antique que le fleuve florentin cite dans ses preuves de noblesse ; elle eut lieu à propos de l’arrivée à Florence du cardinal Nicolas de Prato, légat du Saint-Siège, et elle fut donnée par le bourg San-Friano.

Un jour on trouva affiché, non-seulement sur les murs de Florence, mais encore sur ceux de toutes les villes de la Toscane, que quiconque aurait envie de savoir des nouvelles de l’autre monde n’avait qu’à se rendre le jour des calendes de mai sur le pont alla Carraja, et que là il lui en serait donné de certaines.

On comprend qu’une pareille annonce éveilla une curiosité générale : c’était justement l’époque où venaient de paraître les six premiers chants de la Divine Comédie, et l’enfer était à la mode.

Chacun accourut donc au jour indiqué ; on s’entassa sur le pont alla Carraja, qui, à cette époque, était de bois, et sur les quais environnans : toutes les fenêtres qui donnaient sur l’Arno étaient garnies de spectateurs comme les loges d’un théâtre un jour d’une représentation gratis. Or, on avait organisé au beau milieu du fleuve et de chaque côté du pont alla Carraja, à l’aide de bateaux et de barques retenus par des piquets, des espèces de gouffres infernaux éclairés par des flammes de couleur, et au fond desquels on voyait s’agiter, poussant des cris lamentables et grinçant des dents, une certaine quantité d’individus dans le costume historique de nos premiers parens, lesquels représentaient les malheureuses âmes en peine della citta dolente. Bon nombre de diables et de démons, horribles à voir, tenant en main des fouets, des fourches et des tridens, vaguaient au milieu des damnés, dont ils redoublaient les pleurs et les contorsions en les accablant de coups ; si bien que c’était un spectacle terrible à voir. Mais plus ce spectacle était terrible à voir, plus il attira de spectateurs ; et il en attira tant et tant, et l’on s’entassa si fort pour le voir de plus près, que tout à coup le pont se rompit et s’abîma avec ceux qui le surchargeaient sur les diables et les damnés, qu’ils écrasèrent en se brisant avec eux. Si bien, dit naïvement Jean Villani, qui raconte cette catastrophe, qu’il y eut plus de quinze cents personnes qui, réalisant la promesse du programme, eurent ce jour-là des nouvelles certaines de l’enfer en allant les y chercher elles-mêmes, et cela à la grande douleur et au grand deuil de toute la ville, dans laquelle il y avait peu de personnes qui n’eussent à regretter un fils, une femme, un frère ou un mari.

La seconde fête fut plus gaie, et n’entraîna par bonheur aucune conséquence fâcheuse ; elle eut lieu en 1604, année pendant laquelle le froid fut si intense que l’Arno gela comme aurait pu faire le Danube ou le Volga. Cet événement, presque sans exemple dans les fastes toscans, lui donna un petit air septentrional dont les Florentins résolurent de profiter pour étendre la renommée de leur fleuve. Il s’agissait d’organiser sur cette glace inconnue une fête aussi grande et aussi magnifique qu’on eût pu la donner dans l’arène d’un cirque.

Le lieu choisi pour le spectacle fut l’espace compris entre le pont de la Trinité et le pont alla Carraja. C’est l’endroit où, été comme hiver, l’Arno, grâce à une digue construite à cent pas au dessous de ce dernier pont, se présente dans toute sa majesté et toute l’abondance de son cours. Les loges destinées à servir de cabinets de toilette à ceux qui devaient activement prendre part à la frite furent les arches des deux ponts recouvertes par des tentures.

Quand chacun eut pris rang dans la troupe à laquelle il appartenait, et eut revêtu le costume qu’il devait porter, la procession commença de se montrer, sortant de l’arche voisine de San-Spirito. D’abord six tambours marchaient en tête, puis venaient six trompettes fort noblement habillés : les trompettes, comme on le sait, jouaient un grand rôle dans toutes les fêtes de la république florentine ; puis après les trompettes s’avançait une mascarade comique composée d’une trentaine de jeunes gens qui devaient courir le Pallium pieds nus ; puis derrière cette mascarade apparut une autre troupe de coureurs vêtus en nymphes, assis sur des tabourets, tenant leurs jambes élevées à la manière des goutteux, et ne marchant qu’à l’aide de deux petites béquilles dont ils tenaient une de chaque main, exercice qui donnait lieu aux accidens les plus bouffons, et aux chutes les plus ébouriffantes : enfin venaient sur des chars bas et longs, faits d’après un modèle antique, glissant sur des patins de cuivre, et tirés et poussés par des hommes, les chevaliers appareillés pour la joute, et se tenant à cheval sur une selle, afin d’être plus libres de leurs mouvemens.

Lorsque la procession eut fait le tour du cirque afin d’être vue et admirée des spectateurs qui encombraient les ponts et les quais, les coureurs déchaussés se retirèrent sous la première arche voisine de la Trinité, les coureurs goutteux sous la seconde arche, et enfin les chevaliers sous la troisième ; et aussitôt commença un des plus amusans et des plus ridicules spectacles qui se puissent voir, car les coureurs pieds nus étant sortis de leur arche et s’étant mis à courir, il leur fut impossible de se maintenir sur la glace, si bien que de quatre pas en quatre pas il en tombait quelqu’un qui, en étendant les jambes, faisait tomber un autre de ses camarades, lequel communiquait la chute à un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que tous fussent couchés sur le carreau.

Après cette course vint celle des goutteux, plus comique encore que la première par les efforts extravagans que faisaient les pauvres estropiés, qui, forcés de se servir de leurs bras au lieu de leurs jambes, n’avançaient qu’à l’aide des mouvemens les plus grotesques et les plus exagérés ; encore de dix pas en dix pas tombaient ils de leurs tabourets, glissant quelquefois sur la partie postérieure de leur personne, à dix ou douze pieds de distance par l’élan même qu’ils s’étaient donné, et pareils à des balles à qui dans leurs jeux les enfans font raser la terre.

Enfin vint la dernière course, c’était celle des chevaliers. Celle-ci s’exécutait contre un géant sarrazin tout bardé de fer, monté sur un char, et tenu ferme contre tous les coups qu’il pouvait recevoir par quatre hommes cachés derrière lui, lesquels demeuraient en place, grâce aux crampons dont étaient armés leurs souliers.

Après que chaque cavalier eut rompu douze ou quinze lances, tous se réunirent dans une évolution générale ; puis, changeant de manœuvre, ils coururent l’un contre l‘autre, la pointe de la lance armée de plats de faïence qui, en se heurtant l’un contre l’autre, se brisaient à grand bruit et volaient en mille morceaux.

Enfin vint la troisième et la plus magnifique des fêtes qui ont illustré l’Arno : c’est celle qui eut lieu en 1618, sous le règne de Cosme II, et qui fut imaginée par le célèbre Adimari. Ce divertissement représentait les amours d’Héro et de Léandre. Laissons parler le programme lui-même ; nous ne ferions certes pas une relation qui peignit aussi bien que lui le caractère de l’époque à laquelle cette fête était donnée, et qui correspondait chez nous aux premières années du règne de Louis XIII.

« Héro, très belle et très noble damoiselle, prêtresse de Vénus, désirant, de concert avec son amant Léandre, montrer encore à l’Italie ce que c’est qu’un amour constant, a obtenu de la déesse de la beauté, non-seulement de quitter les Champs-Élysées pour revenir sur la terre avec les mêmes sentimens qui suivent l’âme dans la tombe, mais encore est autorisée à métamorphoser pour aujourd’hui le royal fleuve Arno dans l’antique et fameux Hellespont. On voit donc à la fois sur les deux rives de ce détroit, dont le faible intervalle sépare l’Europe de l’Asie, soupirer sur son rocher de Sestos l’amoureuse damoiselle, tandis que sur l’autre rive l’amoureux jeune homme part d’Abydos à la nage et s’expose, pour passer une heure avec sa maîtresse, à ce périlleux trajet. Alors la déesse, assise dans un nuage entre ces deux amours si tendres, cède à la compassion que lui inspire Léandre, et elle étend d’une rive à l’autre ce fameux pont que Xercès voulut deux fois faire bâtir pour marcher à la conquête de la Grèce. Mais les peuples de l’Europe, saisissant l’occasion qui leur est offerte d’atteindre à l’antique gloire de leurs ancêtres, non-seulement en défendent l’usage à l’amoureux époux, mais encore tentent avec une armée nombreuse de s’emparer du pont ; tentative à laquelle s’opposent les Asiatiques, à l’aide d’une autre armée non moins nombreuse, indignés qu’ils sont que l’art essaie de réunir ces deux terres que la nature a séparées.

Les Européens s’avancent donc sous la présidence de la nymphe Europe, laquelle, pour enflammer ses soldats, leur promet, en récompense de leur victoire le même taureau . dans lequel se changea Jupiter lorsqu’il la transporta de Phénicie en Crète. De leur côté, les Asiatiques viennent sous les auspices de Bacchus, leur antique dieu, lequel, pour animer le courage de ses troupes, promet aux victorieux un immense tonneau rempli de sa première liqueur.

Alors commence sur ce pont, jeté par Vénus, une terrible lutte entre les deux peuples. Heureusement Cupidon, qui craint les désastres d’un tel combat, voit à peine les armées en présence, que de la cime des deux roches opposées il fait voler deux amours qui viennent, leur flambeau à la main, séparer par un feu d’artifice, les Asiatiques des Européens, montrant, par l’exemple de ces loyaux amans et de ces fidèles époux, combien sont dignes de mémoire ceux-là qui, sans crainte du danger, savent noblement mener à bonne fin les entreprises de guerre ou les aventures d’amour. »

Comme on le voit, de peur d’affliger sans doute les Florentins, le traducteur de Pindare avait violé, non pas l’histoire, mais la fable, en couronnant les amours d’Héro et de Léandre par un mariage. Cela rappelle notre bon Ducis, qui, en voyant l’effet terrible qu’avait produit le premier dénouement d’Othello, en fit immédiatement un second à l’usage des âmes sensibles.

Puis peut-être aussi la véritable cause de cette substitution fut elle qu’il n’y avait pas dans le faux Hellespont assez d’eau pour noyer Léandre[1].

  1. Au moment où j’écris ces lignes, je reçois une cinquième lettre pleine d’injures, au bas de laquelle, comme au bas des précédentes, je cherche inutilement un nom. J’y répondrai par une petite histoire.
    « En arrivant à Florence, je fus, pendant que je dormais, piqué par un scorpion. Je cherchai pendant huit jours inutilement le venimeux animal qui avait profité de l’obscurité pour me mordre et s’enfuir ; le neuvième je le découvris enfin et l’écrasai. »
    6 avril 1842.