Éditions Prima (Collection Gauloise ; no 66p. 14-19).
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iii


Gérard cependant ne soupçonnait rien de ce qui se passait dans l’âme et dans l’esprit de Laure. Il était tout à son bonheur et lorsqu’il revit sa mère ce fut pour lui annoncer — sans la mettre au courant naturellement de ce qui s’était passé — que Laure consentait à devenir sa femme.

Ils attendirent impatiemment la visite promise pour le soir même de la jeune fille et de sa mère.

Aussi furent-ils surpris tous deux lorsque la tante Adèle arriva seule.

Gérard se précipita au-devant d’elle :

— Mademoiselle Laure n’est pas avec vous ? demanda-t-il.

— Mademoiselle Laure ! Ah bien ! merci ! Elle est furieuse après vous ! J’ignore ce qui s’est passé tantôt entre vous, mais elle ne veut pas entendre prononcer votre nom.

Le jeune homme tombait de son haut :

— Ce n’est pas possible !

— Voulez-vous que je vous répète textuellement ses paroles ?

— Oui, quelles qu’elles soient, dites-les…

— Eh bien ! Voilà : lorsque je lui ai demandé si vous étiez venu, elle m’a répondu : « Naturellement, il n’aurait pu manquer à ton invite, mais il s’est conduit comme le dernier des hommes. J’ai subi de lui la pire injure qui puisse être faite à une femme ! Aussi, je refuse de jamais le rencontrer. Tu m’entends, jamais ! Jamais ! Je voulais le lui écrire mais il vaut mieux que tu ailles le lui dire ce soir, de ma part. J’espère qu’il comprendra ! »

« Je n’ai rien pu tirer d’autre d’elle, rien. Elle s’est enfermée dans sa chambre et je l’ai entendue qui pleurait en criant qu’elle était bien malheureuse. Qu’avez-vous donc fait ? Que lui avez-vous donc dit ? Il paraît que vous l’avez injuriée gravement… deux fois ?

Mme d’Herblay, qui était une brave bourgeoise, aux idées saines et normales, se tourna vers son fils :

— Mon Dieu ! Gérard ! Aurais-tu par hasard été trop entreprenant et blessé la pudeur de cette enfant ?

Gérard était fort embarrassé. Il ne savait que répondre. Il fallait cependant qu’il se disculpât, tant aux yeux de sa mère que de la parente de Laure.

Et, ma foi, il prit le parti de leur raconter tout ce qui s’était passé entre lui et la jeune fille, en leur demandant la plus grande discrétion.

— Ce n’est pas de ma faute, dit-il en terminant. Vous comprenez dans quel état d’excitation je pouvais me trouver devant cette femme qui semblait s’offrir ainsi. Mes sens ont été les plus forts. Je défie n’importe quel autre homme d’agir autrement à ma place.

La brave Mme D’Herblay était stupéfaite, et scandalisée,

Quant à la tante Adèle, elle eut un sourire malicieux pour déclarer :

— Non, monsieur Gérard, un autre homme n’eût pas fait comme vous.

— Par exemple !

— Vous êtes inexcusable. Vous n’avez pas compris que Laure vous aimait ; ce dont elle vous tient rancune, ce n’est pas de vos emportements qu’elle avait elle-même provoqués, non, c’est de vos… deux défaillances !

« N’êtes-vous donc pas un homme véritablement pour ne pas savoir que c’est au moment où une femme amoureuse vous prie de la respecter qu’elle désire le plus n’être pas écoutée.

« Laure vous en veut de l’avoir trop respectée.

La mère du jeune homme, elle, était indignée :

— Ma chère amie, dit-elle, je ne veux pas qualifier la conduite de votre nièce. Si vous avez des raisons de l’excuser, moi, j’en ai d’autres pour la juger sévèrement. C’est une vicieuse et une sensuelle ! Elle ne peut pas être une honnête femme ! Et c’est moi, maintenant, qui refuse de laisser mon fils épouser une telle créature.

Gérard interrompit sa mère :

— Maman ! Ne parle pas ainsi !

Mais tante Adèle avait pris soudain une attitude digne de personne froissée et ce fut d’un ton pincé qu’elle répondit :

— À votre aise chère amie, moi-même je ne désire plus ce mariage et comme il déplaît à ma nièce, il vaut mieux n’en plus parler.

Sur quoi, elle prit congé et sortit.

Une fois dehors, elle reprit sa physionomie souriante et se dit : « Ces deux enfants-là s’adorent ! Quand ils seront un peu jaloux l’un de l’autre, tout ira bien ! »

Lorsqu’elle se retrouva seule avec sa nièce, elle eut garde de lui faire savoir qu’elle était au courant de ce qui s’était passé entre Laure et le jeune ingénieur.

Elle lui dit seulement :

— Après tout, tu as peut-être raison. Ce Gérard n’était pas le parti qui te convenait et je m’excuse de t’en avoir parlé.

Laure la regarda puis, au bout d’un instant, posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Qu’a-t-il répondu ?

— Mon Dieu, pas grand’chose. Sa mère a été assez froide.

« Quant à lui, il m’a semblé s’incliner facilement devant ton refus. Je m’étais trompée certainement sur ses sentiments !

Laure l’arrêta pour déclarer nerveusement :

— C’est bien ! N’en parlons plus ! Et une autre fois, ne te mêle plus de me trouver un mari !

— Je m’en garderai bien. Pour ce que ça me réussit !

Pourtant, le soir, Laure ne parvint pas à s’endormir. Malgré elle, elle revivait les moments passés dans la journée avec le jeune homme, elle cherchait à retrouver les sensations qu’elle avait éprouvées lorsqu’il la tenait dans ses bras, et, fermant les yeux, tout bas, elle prononçait son nom : « Gérard ! Gérard ! »

Puis elle murmurait :

— Non | Ce n’est pas vrai ! Il ne peut pas en avoir pris facilement son parti !

Elle s’attendait, dès le lendemain, à le voir accourir chez elle, ou au moins à recevoir une lettre de lui, mais rien ne vint.

Cependant Gérard avait bien écrit ; il avait passé la nuit à rédiger une longue lettre, qu’il avait recommencée plusieurs fois.

Finalement, il l’avait expédiée ainsi conçue :

« Ma Laure aimée,

« Vous ne pouvez m’empêcher de vous donner ce nom après ce qui s’est passé hier entre nous.

« Je ne peux croire, après les moments d’inoubliables abandons au cours desquels vous fûtes presque mienne, que vous me repoussez. Hier soir, je vous ai attendue et j’ai passé la nuit avec votre chère image et le souvenir des baisers que nous avons échangés et qui me brûlent encore les lèvres.



— Cette fois tu seras à moi ! (page 13).

« Laure, je ne sais de quoi vous m’en voulez, mais à l’avance, si je vous ai froissée, n’en accusez que mon ardent amour, et d’avance croyez que, quelle que soit ma faute, je la regrette infiniment !

« Je suis au désespoir et je ne peux croire qu’après avoir accepté de devenir ma femme, vous vous repreniez ainsi.

« Je veux vous revoir. Je vous en supplie, ne me condamnez pas sans appel.

« Laissez-moi vous dire encore que je vous aime et que je n’en aimerai jamais d’autre que vous.

« Ce soir, je serai à la réception de Mme B… J’espère vous y rencontrer et pouvoir vous parler.

« Un malheureux qui ne peut plus vivre sans votre amour.

Gérard. »

La tante Adèle veillait. Elle avait son plan, la tante Adèle.

Aussi, intercepta-t-elle, sans scrupule aucun, la lettre adressée à sa nièce, et elle répondit carrément au nom de celle-ci :

« Monsieur,

« Ma nièce me charge de vous retourner votre lettre et de vous prier de ne plus l’importuner.

« D’ailleurs, je peux vous informer à l’avance d’une nouvelle qui sera bientôt officielle : Laure est fiancée depuis ce matin avec un autre plus habile que vous. »

Elle alla porter elle-même la lettre, ce qui lui fournit l’occasion de voir la mère du jeune homme.

Il va sans dire que Mme d’Herblay reçut sans démonstration d’amitié la tante de Laure. Celle-ci cependant affecta de ne pas s’en apercevoir. Au contraire, elle déclara :

— Nous aurions tort de nous fâcher à cause de ces enfants. Après tout, je comprends fort bien que vous ayez peur de marier votre fils avec ma nièce qui me paraît un peu exaltée.

« Pour tout arranger, je vais lui chercher un autre mari. Quant à Gérard, je suis persuadée que vous n’aurez pas de peine à trouver pour lui une fiancée moins romanesque qui lui fera oublier cette aventure.

« Le mieux serait que nous puissions annoncer le plus tôt possible ces doubles fiançailles.

Mme d’Herblay trouva ce raisonnement fort judicieux et elle entra pleinement dans les vues de la tante Adèle qui, au fond, avait son plan.

Ce même soir, Laure refusa d’elle-même de sortir ; elle prétexta une migraine pour s’enfermer dans sa chambre et n’en pas sortir.

Pourquoi, ne trouvant pas le sommeil, se mit-elle à sa fenêtre ? Peut-être parce que la nuit fraîche et le ciel étoilé l’encourageait à rêver.

Or, en face d’elle, de l’autre côté de la rue, une fenêtre était éclairée, fenêtre d’une chambre dans un Palace hôtel qui se trouvait juste vis à vis de sa demeure.

Elle suivait distraitement les allées et venues d’une femme de chambre qui allait et venait dans la pièce. Elle distinguait son bonnet et son tablier blancs ; même elle pouvait voir les traits malicieux, les yeux pétillants de cette fille accorte, brune et provocante.

Elle la considérait en se disant : « Celle-là aussi peut-être pense à l’amour. Comment peut être l’homme qui le personnifie à ses yeux ? »

Comme si la réponse devait lui être faite immédiatement un homme entra dans la chambre où se trouvait la soubrette.

Quel était cet homme ? À son allure, Laure jugea qu’il devait appartenir au personnel de l’hôtel.

Toujours est-il qu’il se mit à plaisanter la jeune femme.

Témoin de cette scène, Laure n’en détachait plus ses yeux. Elle y prenait d’autant plus d’intérêt que, ne percevant pas les paroles échangées entre les deux personnages, leurs gestes devenaient pour elle d’autant plus expressifs.

La servante riait en repoussant des avances que son compagnon précisait de plus en plus.

Et puis Laure vit l’homme embrasser la jeune femme dans le cou, près de la nuque. Il la souleva entre ses bras, elle se débattait en riant, mais lui ne la lâchait pas et devenait plus audacieux.

Frémissante, Laure semblait vivre la scène qui se déroulait devant ses yeux. Il lui parut même percevoir un cri poussé par la femme de chambre.

Elle referma la fenêtre bruyamment et s’alla jeter sur son lit.

— Oh ! dit-elle, celui-là, c’est un homme vraiment. Il n’a pas cédé ! Il n’a pas lâché sa proie au dernier moment ! Voilà comme je veux être prise !

Et elle enviait le sort de la servante. Elle l’enviait au point que, curieuse, elle revint vers la fenêtre.

La femme de chambre était assise sur le lit. La lumière l’éclairait et Laure pouvait distinguer son visage tourné, souriant, vers l’homme auquel elle paraissait dire des mots dont la jeune fille ne comprenait pas le sens.

L’expression seule frappa Laure qui soupira, en disant :

— Elle paraît bien heureuse !

Recouchée maintenant, seule dans son lit, elle se demandait :

— Qui donc saura m’aimer, moi ?

Elle comparait Gérard à l’amoureux qu’elle venait de voir, et elle pensait :

— Pourquoi ne m’a-t-il pas prise, lui, comme l’autre ?

Tout son être aspirait à l’abandon et au don de soi. Laure se révélait sensuelle et elle maudissait son amoureux qui n’avait pas su la comprendre : « Je le hais ! Oh ! comme je le hais ! » disait-elle.

Cependant si, à ce moment, il lui était apparu, s’il était venu dans sa chambre et qu’il ait voulu la prendre, elle n’eût pas fait un geste pour lui résister.

Elle l’attendait presque et s’étonnait qu’il ne répondit pas à son appel.