Éditions Prima (Collection Gauloise ; no 66p. 20-25).
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iv


Gérard avait été très désappointé en recevant la lettre de la tante Adèle en réponse à celle qu’il avait adressée à Laure.

Le congé définitif qui lui était signifié le plongea d’abord dans un violent désespoir, puis une grande colère l’envahit en apprenant que Laure s’était tout de suite engagée envers un autre.

C’est une comédienne ! dit-il. Et elle s’est jouée de moi !

Aussi était-il tout disposé à écouter d’une oreille complaisante les sages conseils de sa mère qui lui faisait valoir que, malgré sa richesse, dont il n’avait heureusement pas besoin, Laure était une de ces femmes fatales qui font le malheur des hommes.

— Oublie cette créature qui trompera certainement son mari et ne peut pas devenir une honnête épouse. Il y a tant de jeunes filles convenables qui feraient ton bonheur.

Justement — comme par hasard — Mme d’Herblay avait sous la main une demoiselle Éliane Anjoubert, qui avait toutes les qualités qu’on doit exiger d’une femme honnête et attachée à ses devoirs conjugaux.

Éliane n’avait pas la beauté captivante et mystérieuse de Laure, mais elle était quand même fort jolie et de bonne éducation.

Gérard, d’ailleurs, était prêt à accepter n’importe quelle fiancée.

Il n’avait qu’une idée : oublier la fille cruelle qui l’avait repoussé et s’était moquée de lui. Il accepta donc cette fiancée et laissa sa mère annoncer à tous leurs amis son prochain mariage.

Au fond de lui-même, il eut bien voulu savoir ce que Laure allait penser et il se disait qu’il eût été heureux qu’elle en éprouvât quelque dépit, mais il ne laissa pas percer ce sentiment.

Cependant, ses fiançailles étaient annoncées avant celles de Laure et il ignorait encore le nom de celui qui l’avait supplanté dans le cœur de la jeune fille.

— Sans doute, se disait-il, celui-là n’a-t-il pas fait grâce à la victime au dernier moment. Il a été le beau dompteur, brutal jusqu’au bout.

« Je voudrais bien le connaître, ce vainqueur !

Et il se dissimulait à lui-même que la jalousie seule le faisait parler ainsi.

Cependant, si Gérard ignorait le nom de son heureux rival, Laure, elle, avait appris les fiançailles du jeune ingénieur.

La tante Adèle s’était fait un malin plaisir de les lui annoncer et de lui fournir tout un luxe de détails sur la fiancée, Éliane, qui était, disait-elle, une jolie blonde, dont la grâce et le charme avaient certainement dû faire vite oublier à Gérard son aventure avec Laure.

— Tant mieux ! répondit celle-ci. Tant mieux ! Tout le mal que je lui souhaite, c’est qu’il soit heureux avec cette petite ; il ne m’intéresse guère, d’ailleurs, ce monsieur. Pourquoi me parler ainsi si longuement de lui ?

— Pour rien, tu sais, on parle beaucoup de cette union. Ce sera un grand mariage.

— Nous n’irons pas.

— Nous aurions tort. Il est vrai qu’on pourrait encore te demander « Et vous, Laure, quand sera-ce votre tour ? » Et puis, on croirait que tu es jalouse.

— Alors, nous irons.

— À propos, il y a M. Albert Duchemin qui est venu. Il insiste beaucoup pour te voir.

— Ah oui ! Encore un prétendant à ma main.

— Drôle de prétendant ! Fat, plein de lui-même, un désœuvré, sans situation sociale.

— Il a de la fortune. Ce n’est pas un vilain parti.

— Comment ? Tu consentirais à l’épouser ?

— Je n’en sais rien, mais il faudra bien que j’épouse quelqu’un, un jour. Que ce soit ce Duchemin ou un autre, peu importe.

— Alors, s’il revient ?

— S’il revient, je le recevrai.

— Comme tu voudras !

Et la tante Adèle se dit en elle-même : « La voilà où je voulais l’amener. »

Certes Albert Duchemin prétendait à la main de Laure, mais il y prétendait sans espoir aucun. Cependant il la courtisait tant pour elle-même que pour sa dot, car la fortune que lui reconnaissait la jeune fille n’était depuis longtemps qu’un souvenir et il avait grand besoin de l’argent de sa future femme pour faire figure dans le monde.

Il avait longtemps tourné autour de Laure sans parvenir à obtenir la moindre attention de la jeune fille, et il ne comptait guère que sur un hasard miraculeux pour arriver à son but.

Aussi fut-il agréablement surpris d’apprendre que la belle, jusque-là insensible, consentait à le recevoir.

— Allons ! dit-il, la vie est encore belle ! Une jolie femme que tout le monde m’enviera ! De l’argent ! Me voilà remis en selle.

Et ce fut tout souriant qu’il se présenta chez celle qu’il considérait déjà comme conquise.

Laure s’était promis de jouer avec lui le même jeu qu’avec Gérard. Elle avait fait la même toilette et préparé le même petit discours qui avait exaspéré les sens du fiancé éconduit… Cette fille extraordinaire aimait jouer avec le feu.

Mais, tout de suite, à la vue de l’homme, elle eut peur de lui. Malgré elle, elle se dit qu’avec celui-là, il n’y aurait aucune supplication qui le retiendrait.

Par une étrange contradiction, elle qui avait tant envié, le jour où elle en avait été le témoin, les amours brutales de la servante d’hôtel, elle craignait de devenir la maîtresse de celui que pourtant elle avait fait demander auprès d’elle et auquel elle était décidée à se donner.

Quoi qu’elle fit pour la dissiper, l’image de Gérard s’interposait entre elle et ce Duchemin dont elle n’ignorait rien, dont elle connaissait la vie de joueur et de débauché, dont elle savait aussi le mépris pour toutes les femmes. Peut-être même était-ce à cause de ce mépris qu’elle l’avait choisi.

Il entra le sourire aux lèvres.

Tout de suite, assuré du résultat, il alla au fait et ce fut brutalement qu’il demanda à la jeune fille si elle voulait être sa femme.

Elle ne répondit pas tout d’abord. Les mots qu’elle avait préparés n’arrivaient pas à sortir de sa gorge. Et pourtant, c’étaient les mêmes phrases qu’elle avait jetées quelques jours auparavant à la tête de son premier soupirant.

Mais elle voulait, elle s’était juré à elle-même de n’appartenir qu’à l’homme qui la contraindrait à se donner.

Et, reprenant son empire sur elle-même, elle redevint ironique. Elle releva ses beaux yeux et les fixa hardiment dans ceux de l’homme pour lui dire :

— Je ne suis pas de celles qui se donnent. Pour me posséder, il faudra me prendre de force, malgré moi.

Et elle recommença sa théorie de la femme serve, de la proie qui ne se livre pas d’elle-même.

— Ma foi, s’écria Duchemin, vous avez raison et vous êtes une assez jolie proie pour tenter le plus ardent des chasseurs. Jamais biche aussi élégante et aussi fine n’aura fait courir une meute. Et je me sens l’âme de plusieurs meutes aujourd’hui, ma belle enfant.

Comme le jour de son aventure avec Gérard, elle était bientôt soulevée, emportée et serrée sur la poitrine de l’homme, mais Albert Duchemin ne s’attardait pas à des caresses inutiles. Tout de suite, il cherchait à la prendre.

Elle criait, se défendait, se débattait, mais lui ne l’écoutait pas.

Et cependant, c’était pour tout de bon cette fois qu’elle se refusait, qu’elle essayait de s’arracher des bras de cet homme qui, brutalement, voulait la faire sienne.

Elle le suppliait, mais lui répondait :

— Tu veux rire, ma mignonne ! Tu te moquerais de moi après.

Elle revit Gérard maîtrisant son désir et s’effaçant devant elle.

Et comme Albert se penchait sur elle, elle le mordit, de toutes ses forces à la main, puis poussa un appel désespéré criant « Au secours ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Eh bien ! monsieur ! Oh ! quelle infamie ! Quel lâche vous êtes !

Albert Duchemin se sentait tiré par les bras, en même temps que la tante Adèle, furieuse, apparaissait devant lui.

Laure avait profité de l’intervention de sa parente pour échapper à l’étreinte de l’homme.

— Oh ! faisait-elle en pleurant ! Oh ! je n’aurais jamais cru cela !

La tante Adèle était superbe d’indignation :

— Heureusement, disait-elle, que je n’étais pas loin et que j’ai pu arriver à temps. Mais, monsieur, pour qui donc prenez-vous ma nièce ? C’est une jeune fille convenable. Comment avez-vous osé ?

Laure avait repris ses esprits.

— C’est bien, tante, dit-elle. Je suis persuadée que monsieur regrette maintenant son attitude. Pour moi, je consens à l’oublier si monsieur veut bien souscrire à mes conditions.

Duchemin se demandait maintenant où la jeune fille étrange, qui s’était refusée après s’être presque offerte, voulait en venir.

Cependant il ne voulait pas abandonner tout espoir de posséder la femme et la fortune.

— Quelles que soient ces conditions, dit-il, je les accepte pour bien vous prouver que si je n’ai pu résister à certaines… attractions auxquelles tout autre que moi eût succombé, je n’en suis pas moins résolu à tout faire pour que vous ne me regardiez pas en ennemi.

Laure, échappée au danger, avait repris son attitude ironique coutumière :

— Oh ! fit-elle, mes conditions sont simples. Je vous demande de m’épouser. C’est bien le moins que vous me deviez.

— Certes ! Et si c’est là ma punition…

— Vous recommencerez, je le crois. Mais, au contraire ce que j’attends de vous, c’est que vous soyez un mari officiel, mais apparent, un figurant si vous aimez mieux.

— Comment, après ce que vous-même disiez tout à l’heure ?

— Certes ! J’ai changé d’idée, voilà tout. Vous aurez en moi un beau parti. Vous serez riche et pourrez payer vos dettes. Mais vous ne me demanderez jamais aucune faveur, ni aucune caresse.

« À cette condition je consens, dès que vous le voudrez, à devenir votre femme.

— C’est ridicule !

— Si vous le trouvez ainsi, n’en parlons plus ! Ou vous serez un mari de façade, un mari pour le monde, ou vous ne serez rien du tout.

Albert Duchemin s’inclina fort cérémonieusement, baisa la main qui lui était tendue et dit :

— Il sera fait suivant votre désir, mademoiselle. Je serai comme vous le dites si bien, un mari de façade, mais laissez-moi espérer qu’un jour…

— Si ça vous fait plaisir, vous pouvez espérer tout ce que vous voudrez, seulement n’y comptez pas trop.

« Je vous autorise pour aujourd’hui à annoncer vos fiançailles avec moi. Ne trouvez-vous pas cela suffisant ?

— C’est plus de bonheur que je ne pouvais l’espérer !

Et Albert Duchemin, soumis, se retira, Pourtant, il pensait que, sans l’intervention inopportune de la tante Adèle, il aurait en ce moment lié à tout jamais son destin à celui de la jolie Laure.

— Bah ! dit-il, ce n’est que partie remise ! Et je ne suis pas l’homme auquel une petite femme nerveuse impose un ménage blanc.

Laure, de son côté, écoutait les reproches de tante Adèle qui s’élevaient en termes amers contre l’attitude de sa nièce… laquelle avait failli perdre l’honneur en même temps que sa vertu, dans une aventure ridicule.


Elle s’alla jeter sur son lit (page 19).

— Vraiment, lui disait-elle, ma petite Laure, il fait bon d’être originale, mais pas à ce point. Je tremble en me demandant ce qui serait arrivé si ce misérable avait réussi à te violenter.

— Eh bien mais, il ne serait rien arrivé du tout. Après tout, je serais sa maîtresse à présent, ce qui n’a pas grande importance puisque avant un mois je serai légitimement mariée avec lui.

— Que vas-tu dire là ?

— Rien que de très naturel. Quel jour se marie M. d’Herblay ?

— Mais, le 14 avril, je crois.

— Fort bien, moi aussi, je me marierai le 14 avril et j’entends que ce soit à la même heure et à la même église.

« Je veux lui montrer que je n’ai pas plus de peine que lui à le remplacer.