La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/28

CHAPITRE XXVIII

Je prépare une descente sur les îles anglaises. — Ruamps et Billaud-Varennes à Port-Malo. — Leur susceptibilité et leur tyrannie. — Comment ils traitèrent un de mes hommes. — L’embarquement est contremandé. — À la poursuite des chouans. — Ma destitution. — Je me retire à Orléans. — Mon arrestation provisoire à Paris.

J’étais à Lorient, lorsqu’un courrier extraordinaire m’arriva. Je devais sans tarder me rendre à Port-Malo. J’avais avec moi le brave général Dembarrère, divisionnaire et chef du génie. Je me rendis à Rennes et j’emmenai avec moi tout mon état-major. Arrivé à Port-Malo, je me concertai avec Dembarrère pour une expédition qui devait être tenue secrète. Il s’agissait de faire une descente sur les îles de Jersey et Guernesey. Je n’avais que dix-sept jours pour tout délai.

Je n’avais pas quatre mille hommes de disponibles, et il me fallait en trouver trente mille pour l’expédition. Un arrêté du Comité de salut public que j’avais entre les mains m’autorisait à prendre des hommes dans l’armée de l’Ouest et dans celle de Cherbourg. Je fis mon travail en conséquence et de telle manière que toutes mes troupes étaient prêtes, toute l’artillerie embarquée ; il n’y avait plus que les chevaux à mettre dans les bâtiments de transport.

Les représentants du peuple Billaud-Varennes et Ruamps étaient à la tête des divisions pour opérer la descente. Le général Dembarrère, mon chef d’état-major, le citoyen Hazard (les seuls à qui j’avais communiqué le projet) et moi, nous avons travaillé à faire séparément les ordres nécessaires pour chaque général de division, d’après les plans levés sous l’ancien régime et d’après les renseignements que nous eûmes de plusieurs marins questionnés à ce sujet.

Nous avions de si bons renseignements que l’on présumait la descente et la réussite comme certaines. Je ne peux apprécier ce qui a empêché cette descente d’avoir lieu, mais voici un fait que je ne dois pas laisser caché :

Le représentant Ruamps arriva le premier pour cette mission secrète à Port–Malo. J’étais instruit par le Comité de salut public de ne communiquer mes ordres à qui que ce soit, pas même aux représentants en mission. Je ne devais communiquer qu’avec deux représentants porteurs de pareils arrêtés émanés du Comité de salut public. J’appris qu’un représentant du peuple était arrivé dans la nuit incognito. Le lendemain, jour de décadi, il fut en costume au temple de la Raison ; je m’y trouvai avec mon état-major ; je m’approchai de lui et lui demandai son adresse : il me la donna. Je lui demandai à quelle heure je pourrais le voir : il s’engagea pour six heures. Au lieu et à l’heure dite, je vins avec mon chef d’état-major. Après plusieurs propos de politesse, il me demanda si je n’étais pas chargé d’une expédition secrète. Je lui dis que oui. Il me demanda encore quelles mesures j’avais déjà prises à ce sujet. — D’après mes instructions, lui dis-je, je ne peux les communiquer qu’aux porteurs d’un arrêté pareil au mien. Il me répondit qu’il en était chargé par le Comité de salut public, et il me fit voir ses pouvoirs. Aussitôt j’entrai en matière sur cet objet et lui fis part des ordres que j’avais donnés. Il me parut satisfait de mes réponses.

Billaud-Varennes arriva. Le lendemain, je fus lui rendre visite ; il logeait avec son collègue. La première fois il me reçut assez bien, il me connaissait comme membre de la commune du Dix-Août. Je leur dis que je viendrais tous les jours leur rendre compte de mes opérations ; mais je tombai malade ; il me fut impossible de mettre un pied devant l’autre ; je fus contraint de garder le lit ; je me mis entre les mains d’un chirurgien qui me guérit radicalement en dix-sept jours de temps. Tous les jours j’avais soin d’envoyer chez eux mon chef d’état-major.

On commença à me chercher querelle, d’abord sur ma maladie, qui n’était autre chose que la suite des fatigues que j’avais éprouvées dans la Vendée, maladie à laquelle pas un des représentants du peuple qui firent la guerre dans ces contrées n’a pu se soustraire.

J’avais placé un général pour commander à Port-Malo : je ne pouvais me mêler du service de la place. Les représentants étant en promenade, la troupe de chaque poste n’était pas sortie pour leur rendre les honneurs dus à la représentation nationale ; ils m’écrivirent une lettre à ce sujet : elle était pleine d’amertume ; j’y répondis comme je le devais. Je fis venir le commandant de place, lui renouvelai sa consigne et le réprimandai ; il me dit que les représentants qui étaient précédemment venus à Port-Malo ne voulaient pas que la troupe se mît sous les armes à leur sujet, et que le Carpentier, qui y était alors, l’avait lui-même défendu ; malgré cette explication, j’exigeai que l’on rendît les honneurs à la représentation nationale et l’ordre fut exécuté de point en point.

Tous les jours je recevais les ordres très sévèrement écrits de mes deux représentants. Cela me semblait bien dur. C’était à l’époque que l’on faisait le procès à Danton, Camille, etc. Ronsin et Vincent avaient été mis en état d’arrestation pendant quelques jours et rendus à la liberté : j’appris ces faits par les papiers publics.

Je commençais à rétablir ma santé et je fus leur rendre ma visite. Ils me reçurent avec un air gouvernant et de hauteur où je vis le dessein qu’ils avaient de m’attaquer.

Un de mes courriers, père de quatre enfants et homme de la Révolution depuis 89, fut arrêté sur leurs instructions, ils lui firent subir un interrogatoire visant un soi-disant propos tenu dans un café, pour savoir s’il avait soutenu que l’embarquement n’aurait pas lieu. Il répondit qu’il ne savait pas ce qu’on lui demandait et qu’il n’avait rien dit de ces affaires-là qui n’étaient pas de sa portée. Il fut mis au secret et j’en fus averti par un de ses camarades, courrier comme lui.

Je fus de suite chez eux et je réclamai mon courrier. J’attestai son civisme et sa bravoure : des quatre qui m’étaient attachés, c’était celui dans lequel j’avais le plus de confiance ; il m’avait donné des preuves de son intrépidité à faire son devoir, maintes fois ; je leur rappelai les dangers qu’il avait courus, qu’il avait été blessé plusieurs fois par les Brigands en portant des dépêches, et ce fait, entre autres, que, se voyant près de tomber entre les mains des Brigands, il descendit de cheval, se jeta dans un bois, cacha les ordres dont il était porteur (qu’il alla rechercher un mois après) et réussit à leur échapper bien qu’ils eussent tué son cheval. À coup sûr un homme de ce genre ne pouvait être qu’un bon citoyen. Cependant je leur dis que, s’il s’était permis quelque autre crime, j’étais le premier à demander son jugement, mais que je l’en croyais incapable. Ne pouvant obtenir sa liberté, je m’en fus après avoir essuyé toutes sortes de vexations de leur part. Le lendemain de ma réclamation ils firent venir le courrier et ils lui dirent qu’ils savaient bien que c’était moi qui lui avais dit de répandre le bruit que l’embarquement n’aurait pas lieu. Il répondit qu’il ne m’avait pas vu, qu’il arrivait de Paris et qu’il avait remis ses dépêches au chef d’état-major. Il leur soutint qu’il n’avait pas tenu le propos qu’on lui reprochait. Ils le menacèrent de le faire fusiller et lui donnèrent vingt-quatre heures pour se résoudre. On l’emmena. Le lendemain, devant eux, il tint encore le même langage. Enfin, se voyant près d’être fusillé, il se mit à genoux et leur dit : « Vous pouvez me tuer, mais je ne peux pas vous dire ce qui n’est pas. » Il resta à genoux, et pleurant sa femme et ses enfants, il demandait grâce. Ils le renvoyèrent en prison et le lendemain le commandant temporaire de la place recevait l’ordre de le faire transférer au Tribunal révolutionnaire de Paris, avec leur arrêté que j’ai vu. Il fut lié et garrotté tout le long du chemin ; conduit à la prison du Luxembourg, il y resta six mois et manqua bien des fois d’être compris dans les complots des prisons, complots qui n’ont jamais existé. Il sortit un mois après le 10 Thermidor. Avant d’être courrier, il était maréchal-des-logis de la compagnie des canonniers de la 35e division de gendarmerie et vainqueur de la Bastille. — Ce trait m’annonça quelque menée sourde contre moi. Je fus le lendemain chez eux avec tous les généraux : ils tinrent plusieurs propos, disant que tous les grands conspirateurs n’étaient pas encore frappés, mais qu’ils ne tarderaient pas à être découverts. D’abord je ne pris pas cela pour moi, parce que j’étais sûr de ne pas avoir trahi mon pays. Pendant plusieurs jours j’allai leur rendre compte de mes opérations, mais à contrecœur, car je les voyais tous les deux en véritables despotes : chaque jour c’était de nouvelles vexations ; ils ne me parlaient que de guillotine, et dans leurs propos ils disaient qu’il ne fallait plus de ces hommes à révolution, qu’il fallait les faire périr, qu’ils savaient qu’en ce moment on était à la recherche d’une grande conspiration, que plusieurs étaient déjà en prison, Ronsin, Vincent, Hébert, Momoro, etc., que leur clique ne tarderait pas d’être attrapée. — Je vis bien qu’ils disaient tout cela pour moi. Lassé d’entendre de tels propos, je leur dis que je n’en croyais rien, que ma conduite était irréprochable, que je ne connaissais aucune conspiration, que d’ailleurs je n’écrivais à personne, que j’avais assez d’occupations sans me mêler d’entretenir des correspondances particulières et que je défiais que l’on pût trouver une lettre de moi ailleurs qu’au Comité de salut public et chez le ministre, parce que c’était mon devoir.

Ils me parlaient si souvent de guillotine que cela me dégoûtait… Enfin, chaque jour, ils me tenaient des propos atroces ; ils buvaient à la santé de la République et des membres du Comité de salut public et finissaient par dire : « Tous les coquins ne sont pas encore arrêtés… il y en a encore un qui n’est pas loin d’ici… » — C’était moi qu’ils désignaient, puisque tous les autres avaient le verre à la main. — Tous les autres généraux étaient bien reçus ; plusieurs mangeaient et buvaient avec eux ; il n’y avait que moi qu’ils ne pouvaient souffrir.

Enfin, après huit jours de scènes toujours plus fortes les unes que les autres, je fus les trouver après leur dîner qui ne se faisait qu’à cinq heures du soir. Ils en étaient au dessert, et même ils avaient pris leur café et liqueurs. Sitôt qu’ils me virent entrer, Ruamps dit qu’il fallait redoubler et boire à la santé de sainte Guillotine, qui venait de faire une belle opération : c’était le jour de Danton, etc. Il ajouta que le tour des autres ne serait pas long à venir. Après qu’ils m’eurent vexé, je leur demandai une audience particulière. J’avais eu soin de me défaire de mes armes et même d’ôter mon couteau de ma poche, car je voyais qu’ils étaient sur le point de dire que je venais pour les assassiner. Ils me répondirent que si c’était pour affaire de service, ils voulaient bien m’entendre, mais que, si c’était affaire particulière, je pouvais parler, qu’il n’y avait personne de trop.

Alors je leur dis : Citoyens, depuis votre arrivée, je n’ai cessé d’être vexé par plusieurs propos de votre part, qui tendent à m’attaquer sur mon patriotisme ; vous cherchez à me faire perdre la confiance de l’armée que j’ai su gagner par ma bravoure et mon caractère sociable ; je m’aperçois que j’ai perdu votre confiance, je viens déposer entre vos mains ma démission ; sans doute que des faux rapports auxquels vous avez ajouté foi m’ont rendu coupable à vos yeux ; je suis en ce moment élevé à un grade supérieur et ce grade exige qu’il n’y ait aucun doute sur ma conduite. Cependant je défie mes calomniateurs d’articuler un fait qui puisse attaquer mon civisme et ma probité… et, puisqu’il faut parler franchement, je vous somme de faire paraître devant moi mes calomniateurs.

Ruamps me répondit d’un ton impérieux de n’élever pas tant la voix. À la vérité, j’étais en colère et je lui dis que c’était ma manière de parler. Savez-vous, reprit-il, que j’ai fait fusiller tout l’état-major d’une armée. — Je sais que j’ai été souvent au feu et que je ne crains pas la fusillade… J’ajoutai que, puisque le pouvoir législatif n’était pas d’accord avec le pouvoir exécutif, on ne pouvait faire le bien de son pays, que c’était la seule raison qui me forçait à donner ma démission, et que je les invitais à l’accepter au nom de la patrie. Ils me dirent que ce serait la Convention nationale qui déciderait de mon sort. — Quel qu’il soit, répondis-je, je saurai le supporter avec le courage d’un vrai républicain.

Après bien des propos de part et d’autre, ils ne voulurent point accepter ma démission et m’enjoignirent, au contraire, de continuer mon service. Je leur dis, en terminant, que le temps viendrait où l’on saurait me rendre plus de justice. Ruamps me répondit qu’il le souhaitait. Je sortis.

Dans la nuit de cette même conversation, Billaud partit pour Paris ; Ruamps resta quelques jours après et, le quatrième jour, partit de Port-Malo pour l’armée des Côtes de Cherbourg, avec le général Moulin. Au bout de huit jours, je reçus ordre de cesser tous les apprêts de l’embarquement et de disperser mes troupes sur plusieurs points différents, à savoir : partie sur les côtes de Cherbourg, partie dans le Morbihan et le reste sur les chouans.

Je fis cette besogne en conséquence et donnai les ordres nécessaires pour le départ des troupes de manière que les routes ne fussent point encombrées ni les habitants surchargés. Je me rendis en personne auprès du général Kléber pour détruire cette bande de voleurs connue sous le nom de chouans.

Je fus huit jours consécutifs à leur poursuite. Cependant, à force de les faire serrer par les troupes républicaines, je parvins à leur tuer au moins quatre cents hommes. Après cette expédition, il n’en restait plus que quatre cents à réduire, encore étaient-ils la plupart sans armes.

Je revins à Rennes et ce fut le lendemain, 17 floréal (6 mai 1794), que je reçus ma destitution. Elle ne me surprit pas[1] : je l’attendais de jour en jour, depuis mon affaire de Port-Malo avec Billaud et Ruamps.

Je ne fus pas mis en état d’arrestation, mais mon chef d’état-major, le citoyen Hazard, fut emprisonné à Rennes. Pour moi, comme j’étais libre de me retirer où il me ferait plaisir, je choisis la ville d’Orléans pour résidence. Parti de Rennes avec un cheval de selle qui m’appartenait, j’arrivai à Orléans et j’y restai jusqu’au 13 thermidor, époque à laquelle je me rendis à Paris par la Messagerie. C’était après le décret du 5 du même mois, qui porte, en substance, qu’il est permis à tout fonctionnaire public destitué ou suspendu de ses fonctions de se rendre à Paris pour y produire sa réclamation, en se conformant au « présent décret ».

Je m’y suis conformé, car le 14, jour de mon arrivée à Paris, je fus au Comité de sûreté générale faire ma déclaration qui fut enregistrée, mais le lendemain, 15 thermidor, je fus par un décret mis en état d’arrestation provisoire, et voilà un an que j’y suis provisoirement.

  1. L’arrêté du Comité de Salut public destituant Rossignol, en date du 8 floréal, an II, est signé :
    Billaud-Varennes,
    C.-A. Prieur,
    Carnot,
    Collot d’Herbois.