La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/27

CHAPITRE XXVII

À Antrain. – Fausse attaque de Westermann. – Terreur panique dans la division de Kléber. – Débandade générale. – Sans brûler une amorce. – Marceau et moi nous ramenons les pièces. – Ma démission refusée. – Général en chef des armées réunies. – Le siège d’Angers. – La fin des Brigands. – L’interrogatoire de Talmont.

L’ennemi restait à Dol ; toutes les colonnes étaient dessus, et c’était un avantage pour nous qu’il y séjournât. Westermann était là avec une colonne de six mille hommes ; Marceau était à la tête de l’avant-garde avec une autre colonne de même force ; j’étais à Antrain avec dix mille hommes placés avantageusement. Les représentants Prieur de la Marne, Turreau et Bourbotte étaient avec moi au bivouac. L’ordre était d’attaquer à la pointe du jour. Le général Westermann devait commencer à trois heures du matin, mais, toujours fougueux, il n’écouta que sa tête et attaqua dès minuit, malgré moi[1]. Il entra dans Dol avec sa cavalerie, tua beaucoup de Brigands, mais… il fut forcé de se reployer. L’ennemi lui tomba tellement dessus qu’il le mit totalement en déroute.

Marceau fut attaqué dès la pointe du jour et fut obligé, après quelques avantages, de se reployer, parce que, sans cela, il aurait été tourné. Je m’aperçus de l’attaque et je fis marquer la première colonne commandée par le général divisionnaire Kléber. Une terreur panique se mit dans cette division qui battait en retraite lorsque j’avançai avec la seconde ligne pour la soutenir. Je fis déployer mes hommes, afin de rallier la première colonne, mais ils prirent la fuite et, malgré tous les efforts des représentants du peuple et des généraux, il ne fut pas possible de leur faire voir l’ennemi. J’avais laissé une colonne de quatre mille hommes à un passage de défilé qui devait nous garder une retraite ; eh bien ! chose inconcevable, elle se mit en déroute aussitôt qu’elle nous aperçut. Ce fut alors que je m’emportai contre les soldats : Vous direz que les représentants et les généraux vous trahissent et vous fuyez sans voir l’ennemi et sans avoir tiré un seul coup de fusil[2]. Je puis attester qu’il n’y eut qu’un bataillon qui protégea la retraite jusqu’à Antrain. Les représentants du peuple et moi, nous fîmes tous nos efforts sur les soldats pour les tenir à ce poste ; malgré tous nos efforts il fut impossible de les arrêter. J’avais fait placer au pont deux pièces de huit avec deux compagnies de grenadiers et un bataillon de bonne troupe. L’ennemi tira plusieurs coups de canon dans Antrain qui ne blessèrent personne ; cependant nos soldats abandonnèrent les pièces et se sauvèrent au premier coup de canon. Je parvins à faire ramener les deux pièces par quelques canonniers qui se trouvèrent dans Antrain. Marceau et moi, nous fûmes les chercher. Je puis attester que dans toute cette affaire nous n’avons pas eu huit hommes de blessés. Nous en perdîmes deux de la colonne du général Marceau qui avait vu l’ennemi. J’établis un cordon de cavalerie pour rallier la troupe à cinq lieues d’Antrain ; il m’avait été impossible de l’établir auparavant. Le soir, toutes les troupes en ordre rentraient dans Rennes.

Je demandai un Conseil de guerre.

Jeanbon était arrivé de Brest à Rennes. Il y avait à ce Conseil six représentants du peuple et tous les généraux de l’armée. Je pris la parole et je leur dis : Il est incroyable que le jour qui devait voir la mort des Brigands soit devenu un jour de victoire pour eux, parce que les ordres que j’avais donnés n’ont point été exécutés. Je m’aperçois qu’il y a rivalité entre quelques généraux et je prie les représentants d’accepter ma démission. Je présume que c’est l’ambition qui domine et sans doute quelques-uns ne veulent pas que ce soit sous mes ordres que l’on remporte une si belle victoire… Eh bien, je ne tiens pas à mon grade, si je suis sûr que, aussitôt que je ne serai plus général en chef, l’armée républicaine triomphera le lendemain des Brigands. »

Les représentants du peuple ne voulurent pas accepter, et l’on fit tomber ma motion[3], en entamant d’autres propositions.

Je fus nommé général en chef des trois armées réunies de Brest, l’Ouest et Cherbourg[4].

Dans la mauvaise journée dont j’ai parlé, l’ennemi n’a pas eu une seule de nos cartouches et pas une pièce de canon, car j’avais eu soin, avant de faire marcher les hommes, de les munir personnellement de munitions et la cavalerie se tenait prête à leur en porter de nouvelles, mais les caissons de cartouches n’étaient qu’à une certaine distance de l’attaque qui devait être faite. Dans le conseil de guerre, qui avait été précédemment tenu à Rennes, j’avais fait arrêter qu’il n’y aurait par division qu’une pièce de huit et un obusier ; c’était une mesure de circonstance très urgente, car souvent les Brigands n’ont eu des munitions de nous que parce que chaque bataillon avait ses deux pièces de campagne, ce qui devenait très surtout dans les chemins couverts… et, depuis cet arrêté, les Brigands n’ont plus eu nos munitions.

L’ennemi marcha sur Angers et l’attaqua pendant deux jours. Averti de sa marche, j’avais dépêché deux bataillons pour renforcer la garnison. Ils arrivèrent assez à temps[5]. Je les suivais avec le gros de la colonne. Des troupes de Cherbourg étaient arrivées à Rennes et notre marche en fut retardée d’une demi-journée.

Les ordres étaient donnés pour couper tous les ponts qui pouvaient faciliter le passage et servir la retraite des Brigands, j’avais donné ordre au général Westermann de marcher sur Angers avec toute sa cavalerie. Le général Marigny inquiétait le flanc de l’ennemi avec une brigade de quatre mille hommes et deux cents chevaux. En même temps que cette colonne volante, j’arrivai à Angers deux jours après notre départ. Je fis cette journée-là quinze lieues et j’arrivai au moment où les Brigands levaient le siège. Les colonnes furent obligées de marcher jour et nuit[6]. Le lendemain matin, je donnai ordre au général Westermann de faire une sortie, à huit heures, sur l’ennemi ; il ne la fit qu’à trois heures après-midi. Que l’on voie le rapport de Hentz, représentant du peuple, à ce sujet. Cette sortie fut très avantageuse pour nous, mais elle l’aurait été davantage si Westermann était parti à l’heure indiquée[7].

La garnison et les citoyens et citoyennes d’Angers se sont conduits pendant tout le siège en vrais républicains et républicaines[8] Les femmes et les enfants portaient des cartouches et des vivres aux braves volontaires et gardes nationales sur les remparts. Plusieurs de ces braves gens y furent tués[9].

J’avais des craintes que l’ennemi ne marchât sur Tours. Je fis sortir une brigade pour garder la levée. L’armée se porta sur plusieurs points différents, mais à distance de secours les uns des autres.

Après toutes les dispositions prises, je reçus ordre de remettre le commandement au général Turreau et, en son absence, au général divisionnaire Marceau. J’avais mission de me porter dans le Morbihan, où le pays était en contre-révolution. Je fis aussitôt marcher des troupes dessus, ce qui fit rentrer les rebelles dans l’ordre.

Tout le monde sait les victoires qui ont été remportées à la Flèche et au Mans le jour de mon départ.

J’avais à ma disposition quelques bonnes troupes que je faisais marcher sur les points que je croyais essentiels[10], et j’avais donné l’ordre de couler à fond tous les bateaux qui étaient sur la rivière, afin qu’aucun brigand ne pût échapper à la poursuite de nos armées républicaines, et, après la bataille du Mans, les ennemis n’ont plus eu aucune consistance et n’ont pu même se rallier : aussi il en a péri beaucoup[11]. Leur armée était en pleine déroute ; plusieurs de leurs chefs furent tués ; d’autres passèrent la Loire et rentrèrent dans la Vendée, tels que Stofflet et quelques autres. Le prince Talmont fut pris en Bretagne[12] et fut emmené à Rennes au quartier général devant le représentant du peuple ; de là, il fut envoyé à la Commission pour être jugé comme chef des rebelles ; il fut condamné. J’ai eu avec lui une conversation très chaude que j’ai fait imprimer avec mes demandes et ses réponses, et il est vrai qu’il me dit en présence de témoins que j’étais le seul avec lequel il n’avait pas eu de correspondance[13].

Les Brigands détruits, je n’avais plus qu’un petit parti de chouannerie à détruire. Ils étaient au nombre de huit cents. Je fis marcher des troupes dessus. Le général Kléber se chargea, par mon ordre, de cette expédition et s’en acquitta fort bien.

Je partis pour visiter les côtes de Bretagne.

  1. Kléber, cité par Savary dans ses « Annales des guerres des Vendéens et des Chouans contre la République française », dit à cette occasion : « Westermann poursuivant toujours son système, sans égards aux ordres qu’il recevait et qu’il était dans l’habitude d’enfreindre… » (tome II, page 373).
  2. Le régiment ci-devant La Reine marchait en tête, dit Kléber ; on le fait déployer droite et à gauche derrière les haies et les fossés, mais on ne peut parvenir à lui faire brûler une amorce ni même à le faire rester en position. Il prend la fuite et son exemple est suivi du reste de la brigade.
  3. Après le conseil, ajoute Kléber, on avait l’habitude de rester quelque temps réunis pour parler sur les affaires du temps. Prieur s’abandonnait alors ordinairement à son délire révolutionnaire ; car, disait-il souvent, je suis, moi, le romancier de la révolution. On vint à parler du fardeau d’un commandement en chef et de la responsabilité qui en était inséparable ; on voulait faire allusion à Rossignol. Prieur s’en aperçut et dit aussitôt : « Le Comité de salut public a la plus grande confiance dans les talents et les vertus civiques de Rossignol », et élevant la voix : « Je déclare aux officiers généraux qui m’entourent, que, quand même Rossignol perdrait encore vingt batailles, quand il éprouverait encore vingt déroutes, il n’en serait pas moins l’enfant chéri de la révolution et le fils aîné du Comité de salut public. Nous voulons, continua-t-il, qu’il soit entouré de généraux de division capables de l’aider de leurs conseils et de leurs lumières. Malheur à eux s’ils l’égarent ! car nous les regarderons seuls comme les auteurs de nos revers, chaque fois que nous en éprouverons. »
  4. Le brevet de ce commandement spécial porte : « Au nom de la République française une et indivisible. « Le conseil exécutif provisoire, jugeant qu’il est du bien du service d’employer un général en chef près les troupes qui composent les forces dirigées contre les rebelles, en deçà de la rive droite de la Loire, a fait choix du citoyen Rossignol, général en chef de l’armée des Côtes de Brest, pour remplir, près lesdites troupes, provisoirement la fonction de commandant en chef, persuadé qu’il justifiera l’opinion qu’on a conçue de son patriotisme et de ses talents militaires. En conséquence, il fera, pour la défense et l’indivisibilité de la République, le maintien des lois, de la Liberté et de l’Égalité, tout ce qu’il jugera convenable ou tout ce qui lui sera prescrit par les ordres ou instructions du Conseil exécutif.

    « Il fera vivre les troupes sous son commandement, en bonne police et discipline, et se conformera, quant aux réquisitions qui pourront lui être faites par les corps administratifs, à ce qui est prescrit, à cet égard, par les décrets de l’Assemblée et de la Convention nationale.

    « Mande et ordonne, le Conseil exécutif provisoire, aux troupes formant la force armée dirigée contre les Rebelles en deçà de la rive droite de la Loire aux généraux de division et de brigade, aux officiers de l’État-Major, à ceux de l’artillerie et du génie, aux Commissaires des guerres, et à tous autres employés près d’elles, de reconnaître ledit citoyen Rossignol pour leur commandant en chef et de lui obéir en tout ce qu’il leur ordonnera, pour le bien du service et le succès des armes françaises.

    « Fait au Conseil exécutif provisoire, à Paris, le 22 brumaire, l’an deuxième de la République une et indivisible.

    « Gohier »
    « J. Bouchotte »
    (Arch. ad. de la Guerre.)
  5. Boucret et Danican avec cinq mille hommes entrèrent à Angers le 1er décembre 1793.
  6. D’une lettre à la Convention :
    Angers, 19 frimaire.

    Nous ne vous avons pas encore marqué que les armées réunies à la nouvelle de l’attaque d’Angers avaient fait une marche de dix-huit lieues, jour et nuit sans se reposer, quoique la plupart fussent sans souliers. Nous croyons qu’il y a une conspiration pour nous en priver. Aidez-nous à la déjouer en nous envoyant un grand nombre de souliers.

    Salut et fraternité.

    Bourbotte, Francastel, Delavallée, Prieur (de la Marne).
  7. Collot d’Herbois critiqua la conduite de Westermann devant la Société des amis de la liberté et de l’égalité séant aux Jacobins de Paris, le 3 ventôse an II (21 février 1794), et cette critique est encore précieuse quant aux raisons de la faveur politique dont jouissait Rossignol dans les milieux révolutionnaires conscients.

    «…Nous ne devons pas fixer notre opinion sur un général par cela seul qu’il est brave et qu’il a combattu de telle ou telle manière, mais bien sur son dévouement pour la chose qui lui est confiée.

    « Le général ne vainc pas seul ; c’est le soldat qui triomphe. Si vous en attribuez tout l’honneur au seul chef, bientôt il se croira au-dessus de ses frères et, égaré par son ambition, il en abusera pour attenter à l’égalité… Vous serez justes quand vous serez sévères. Il ne faut pas que la bravoure d’un général fasse passer sur son caractère… Que Westermann étudie Rossignol ; alors il pourra reconquérir notre estime.

    « Rossignol attaqué, accusé, s’est soutenu par la seule force des principes, en combattant pour la liberté et l’égalité, ne montrant d’autre désir que de les faire triompher. »

  8. Au républicain Clémenceau, à l’hôtel du Commerce à Angers.

    Angers, 19 frimaire de l’an II de la R. F. une et indivisible.

    Citoyens,

    D’après tes désirs, je t’envoie le nom du brave canonnier qui a été blessé sur nos remparts le 13 de ce mois ; il est du 8e régiment d’artillerie, et se nomme Louis Louesdon. Je t’ai expliqué, il y a deux jours, avec quel sang-froid il avait vu séparer son poignet de l’avant-bras droit ; et sans être étourdi par le vin, avec quel enthousiasme il avait crié après l’amputation : vive la nation ! vive la République ! Voyant emporter sa main, il pria de la porter à son canon et de l’envoyer aux bougres de Brigands.

    Le républicain Lachèse, chirurgien aide-major, a été l’opérateur ; tous les chirurgiens et plusieurs militaires blessés, témoins de son courage et de son vrai patriotisme, attesteront, comme moi, ce que tu viens de lire.

    Je t’embrasse avec fraternité, et suis ton concitoyen,

    G. Lachèse,
    chirurgien-élève.

    P.-S. — Le brave dont il est question va bien ; le plaisir qu’il a éprouvé d’apprendre la défaite des Brigands ne contribuera pas peu à sa prompte guérison. (Archives départementales du Maine-et-Loire.)

  9. CONVENTION NATIONALE : Extrait de la séance du 16 frimaire an II.

    On lit la lettre suivante :

    Rossignol, général en chef, au ministre de la guerre.
    Angers, le 15 frimaire l’an 2e.

    Je t’écris à la hâte, citoyen, pour t’informer de notre situation. Notre armée de Rennes se portait sur Angers pour venir au secours de cette ville menacée par les rebelles. La nouvelle de l’attaque de cette ville a ranimé le zèle de nos soldats républicains, et après vingt heures de marche sans relâche, l’armée est entrée dans Angers. Les rebelles, après quarante-huit heures de siège, ont abandonné la place, en laissant le champ de bataille couvert de morts. Nous nous occupons dans l’instant de prendre des mesures pour les poursuivre, les exterminer et défendre le passage de la Loire. Je t’informerai de tout, et, encore un coup de collier, la République sera purgée des brigands qui l’infectent.

    « Rossignol. »

    La Convention décrète, au milieu des plus vifs applaudissements, que la garnison et les habitants d’Angers ont bien mérité de la patrie.

  10. Rossignol, général en chef, au ministre de la guerre à Bouchotte :

    « Dire la vérité fut toujours mon principe, et, quand la cause populaire est compromise, nulle considération ne peut m’engager à me taire et à ne pas mettre tout en usage pour déjouer les intrigants qui se glissent dans nos armées, pour retarder le succès des armes de la République. « Lorsque je pris le commandement des armées réunies, j’y remarquai une ligne formée par une grande partie des généraux de l’armée de Mayence (nom qu’elle a beaucoup de peine à quitter). Cette ligne avait pour but de faire perdre la confiance dans les généraux sans-culottes et de mettre à leur place des intrigants. Ils étaient même parvenus, par des inculpations fausses, à faire destituer par les représentants du peuple les braves Muller et Canuel. Leur joie éclatait pendant ce temps et n’a cessé que lorsque les représentants, convaincus de la vérité, leur ont rendu la justice qu’ils avaient droit d’attendre, en les réintégrant dans leurs fonctions.

    « Tu m’as demandé ma façon de penser sur le compte de Marceau ; en bon républicain, la voici : C’est un petit intrigant enfoncé dans la clique, que l’ambition et l’amour-propre perdront. Je l’ai suivi d’assez près, et je l’ai assez étudié avec mon gros bon sens, pour l’apprécier à sa juste valeur. D’après les renseignements que j’ai pris, il était le voisin et l’ami du scélérat Pétion. Il dit hautement que la révolution lui coûte vingt-cinq mille livres. Il a servi d’ailleurs dans la ci-devant légion germanique dont les principes étaient plus que suspects. Le représentant Prieur, qui est ici, a fait les mêmes remarques que moi. En un mot, je suis forcé de te dire qu’il inquiète les patriotes, avec lesquels d’ailleurs il ne communique pas.

    « Quant à Kléber, depuis huit jours il est concentré ; il ne dit plus rien au conseil, il parle souvent de Dubayet, avec cependant assez de prudence pour ne rien laisser percevoir de leur ancienne amitié. C’est un bon militaire qui sait le métier de la guerre, mais qui sert la République comme il servirait un despote…

    « Westermann est toujours le même. Je t’ai parlé de sa conduite à l’égard des deux officiers de la trente-cinquième division de gendarmerie, dont il a tué l’un à coups de sabre et blessé l’autre. Il vient d’en tenir une pareille contre un aide de camp du général Muller. Il n’y a pas d’horreurs qu’il ne dise contre ce brave sans-culotte, et la seule chose qui le désole est de se voir commandé par des gens qui ne veulent pas servir son ambition. J’ai communiquétes intentions à son égard (liste de destitutions) au général Marceau qui m’a répondu se charger de tout, ainsi que pour ceux qui se trouvent dans le même cas.

    « Un certain Damas, nommé général de brigade par les représentants du peuple, et ne jurant que par l’armée de Mayence ; un nommé Savary, adjudant-général, attaché au génie, sont fort liés avec Marceau et Kléber. On ménage la chèvre et les choux, on se bat quand on veut, on fait de même, et enfin il est temps de renverser ces projets.

    « Les soldats sont bons, mais les chefs ne valent rien, et c’est au nom de la Patrie que je t’invite à remédier à ce désordre.

    « Je me conforme aux intentions du Comité de Salut public et je pars pour le commandement des côtes qui m’est confié. Partout je serai le même, je ferai mon devoir et surveillerai avec le même zèle.

    « De concert avec les représentants et le général Marceau, j’emmène avec moi le général Robert qui m’est absolument nécessaire. Tous les généraux de l’armée de Brest sont employés dans l’armée réunie, et c’est le seul qui me reste dans lequel j’ai confiance. Comme il est attaché en qualité de général divisionnaire à l’armée de l’Ouest, veuille lui adresser des lettres de service pour celle de Brest. Je t’ai témoigné plusieurs fois le désir de n’être pas séparé de lui.

    « Je pars pour Rennes, je vais mettre cette ville en état de défense. Je parcourrai le Morbihan ; je ferai en sorte d’électriser les fanatiques habitants de ces départements et de les mettre au niveau de la Révolution. Ma surveillance s’étendra particulièrement sur Lorient et Brest, et je t’annonce que je serai souvent dans ce dernier poste où les principes de la marine m’ont paru suspects.

    « Rossignol. »
  11. D’une lettre des représentants Prieur (de la Marne), Turreau, Bourbotte à leur collègue Francastel à Angers :

    Victoire ! ami, victoire complète ! Depuis la guerre de la Vendée on ne vit jamais hacherie pareille. Les Brigands morts couvrent toutes les rues ; on ne sait où mettre le pied ; on ne peut faire un pas sans marcher sur leurs cadavres. Ils ont abandonné la plupart de leurs femmes, de leurs berlines, leurs charrettes, leurs caissons, leurs canons. Westermann qui les poursuit nous assure qu’il va leur prendre leurs deux dernières pièces et le caisson qui leur reste… Carpentier, Delaage, Decaen ont fait et font merveille.

    Au Mans, le 23 frimaire an II.

  12. D’une lettre de Garnier (de Saintes) à la Convention.

    Alençon. 15 nivôse, l’an II de la République une et indivisible.

    L’ex-prince Talmont, citoyens collègues, vient d’être arrêté auprès de Fougères ; ce Capet des Brigands, souverain du Maine et de la Normandie, mérite bien de figurer sur le même théâtre que son défunt confrère…

  13. « Comme contraste bien digne d’arrêter les regards de l’histoire, dit Louis Blanc, nous placerons ici (Hist. de la Révolution, t. XI, p 373) un document très curieux que nos prédécesseurs semblent avoir ignoré, et qui remonte à une date antérieure au 9 thermidor. Rien de plus frappant comme indication de la pente que, depuis ce moment, les esprits avaient descendue, en tout ce qui était force d’âme, conviction fière et dignité. C’est l’interrogatoire du prince de Talmont par Rossignol. Le langage de part et d’autre est d’une hauteur qui rappelle une scène de Corneille. »

    Et Louis Blanc ajoute en note :

    « Nous devons communication de ce document, d’un intérêt à la fois si historique et si dramatique à M. Benjamin Fillon. Il fait du reste partie de pièces importantes imprimées en 1794 et formant une brochure in-8 de 22 pages devenue presque introuvable. »

    On pourrait donc croire que l’historien a bien vu la brochure dont il parle, mais à la suite de l’interrogatoire du prince de Talmont, p. 378, il imprime :

    « La copie sur laquelle celle-ci a été faite est de la main de Rossignol. Elle paraît provenir des papiers du Comité de salut public, auquel elle avait sans doute été adressée par le général. Elle porte cette note marginale : numéro 6124, 16 pluviôse. — Elle passa ensuite entre les mains de Courtois, auteur du rapport sur les papiers de Robespierre. » (Note de M. Benjamin Fillon.)

    La question se pose donc de savoir si Louis Blanc a connu la pièce manuscrite ou la pièce imprimée, et ce détail n’est pas sans importance, car Rossignol, en rappelant ici ces demandes et réponses qu’il fit imprimer, indique d’abord un détail essentiel qu’on ne retrouve pas dans la citation de Louis Blanc.

    Le Mémoire justificatif de Rossignol insiste encore sur cette scène et prête à de Talmont des expressions peu concordantes à l’interrogatoire qu’ont recueilli les historiens. Il convient en effet de remarquer que Louis Blanc citait l’interrogatoire du prince de Talmont après M. Patu-Deshautchamps, écrivain royaliste, qui l’avait rapporté en 1835 dans son livre sur la Vendée, Dix ans de guerres intestines, en reconnaissant qu’il avait trouvé cette pièce manuscrite sans date et sans signature aux Archives de la Guerre.

    En présence de la note de M. Benjamin Fillon, on ne peut pas affirmer que l’imprimé original ait été plus connu de Louis Blanc que de M. Patu-Deshautchamps.

    Sous ces réserves, voici la version connue de l’interrogatoire du prince de Talmont :

    Talmont. — N’est-ce pas au général Rossignol que j’ai l’honneur de parler ?

    Rossignol. — Oui, le représentant du Peuple (*. Esnuë la Vallée.) et moi, nous vous avons mandé pour avoir des renseignements certains sur les moyens, sur les intentions, sur les correspondances de votre parti. Vous n’ignorez pas ce que la loi prononce sur votre sort : vous n’avez plus rien à espérer ni à craindre, et les lumières que vous nous donnerez peuvent encore être utiles à votre pays. Quel a été le résultat de votre dernier conseil tenu à Blain ?

    Talmont. — Vous n’êtes pas sans doute dans l’usage de divulguer les plans de campagne que vous arrêtez dans vos conseils ; nous sommes généraux l’un et l’autre, et vous savez comme moi ce que nous devons au secret de nos opérations.

    Rossignol. — Général comme vous !… Vous combattiez pour la tyrannie, et je commande aux soldats de la liberté et de la raison. Savez-vous qui je suis ?

    Talmont. — Sans doute un homme à talents, qui devez votre élévation à votre courage et à vos lumières.

    Rossignol. — Vous me flattez. Je suis compagnon orfèvre.

    Talmont. — Cela n’est pas possible.

    Rossignol. — C’est aussi vrai que vous étiez ci-devant prince de Talmont.

    Talmont. — Je le suis encore.

    Rossignol. — Laissons cela. Quel était le but de l’armée soi-disant catholique ?

    Talmont. — L’armée catholique combattait pour son roi, pour l’honneur et le rétablissement des anciennes lois de la monarchie.

    Rossignol. — Quoi ! c’était pour servir un maître que vous répandiez tant de sang, que vous ravagiez tant de pays !

    Talmont. — Chacun de nous avait servi avec distinction, et nous préférions la tyrannie d’un seul, puisque c’est ainsi que vous l’appelez, à celle de six cents hommes, dont les passions, l’orgueil et l’immoralité font de leur patrie un théâtre d’oppression et de carnage, où personne n’ose énoncer librement son opinion, et où il n’est pas une seule famille qui n’ait à regretter un père, un frère, un ami. Vous-même, général, vous que la fortune et la guerre couronnent en ce moment, croyez-vous échapper à la faux de l’anarchie ? Désabusez-vous. La Convention ne met dans les places des hommes intègres et de bonne foi que pour les livrer, sous le prétexte frivole de trahison et de perfidie, au glaive de la vengeance qu’on appelle celui de la justice.

    Rossignol. — Arrêtez, Talmont ! Vous calomniez la représentation nationale ; elle a frappé tous les scélérats qui s’entendaient avec vous et vos pareils pour la prolongation de la guerre, ou pour l’établissement des rois ; mais elle décerne des couronnes civiques aux hommes qui se battent de bonne foi pour la liberté, et savent sans regret mourir pour elle. Mais revenons. N’avez-vous pas eu avec l’Angleterre une correspondance qui vous promettait, à une époque déterminée, des secours en hommes, en vivres, en munitions, et surtout une combinaison d’attaque simultanée sur Granville ?

    Talmont. — Oui.

    Rossignol. — D’où vient donc que cette opération a échoué ?

    Talmont. — On avait répandu dans l’armée royale des bruits qui tendaient à déshonorer les chefs, et elle n’a pas donné avec sa chaleur ordinaire. D’ailleurs, l’Angleterre a manqué de parole, ou des causes physiques et locales ont empêché le débarquement.

    Rossignol. — Si l’Angleterre vous a manqué de parole, vous devez être irrité contre ses ministres, et n’ayant plus rien ménager avec eux, vous pourriez, en mourant, rendre service à votre patrie en dévoilant les complots ourdis contre elle.

    Talmont. — Je veux en mourant emporter au tombeau l’estime de tous les partis. Vous n’avez pas sans doute espéré que je me déshonorerais par une bassesse. Amis ou ennemis, les puissances étrangères et nous servions la même cause ; elle triomphera, et je ne veux pas qu’on dise que je ne l’ai pas servie jusqu’à ma dernière heure.

    Rossignol. — Elle triomphera !… Vous ignorez donc les succès de la République ?

    Talmont. — Non, j’ai entendu parler de ses prétendues victoires. Au surplus, la guerre a ses vicissitudes et vous n’ignorez pas, général, que dans soixante-huit combats livrés contre vous, nos armes n’ont pas toujours été malheureuses.

    Rossignol. — Non, je vous le répète, vous avez vaincu quand des généraux perfides vous livraient nos armes et nos munitions. Votre armée n’a pas trouvé parmi nous les mêmes ressources, et vous n’aviez plus de poudre, m’a-t-on dit, lorsque votre colonne s’est dissoute.

    Talmont. — Si j’en avais eu, je ne serais pas ici et il faut avouer que nous n’en avons pas manqué longtemps. La nation nous en fournissait, et c’est ce qu’il y avait de commun entre elle et nous.

    Rossignol. — D’où vient que vous n’êtes pas venu en chercher à Rennes ?

    Talmont. — On n’a pas toujours suivi mes avis dans le conseil. Ma première intention, après avoir passé la Loire avec cent mille hommes, était de marcher sur Paris  ; depuis j’ai eu des projets sur Rennes et le reste de la Bretagne  ; mais des paysans, jaloux de retourner dans la Vendée, dégoûtés de courses et de fatigues, ont dicté impérieusement nos démarches et précipité notre ruine en hâtant la leur.

    Rossignol. — Voilà donc où ont abouti tant de dévastations, tant de pillages, tant d’assassinats, tant de convulsions du fanatisme  ?

    Talmont. — On nous accuse de fanatisme et c’est à tort. Nous n’avons jamais eu dans nos armées d’autres pratiques que celles de nos pères  : et quant aux malheurs que cette guerre a entraînés ce n’est pas à la République à s’en plaindre  ; elle les a nécessités en portant le fer et le feu dans nos possessions, en fusillant nos prisonniers, en égorgeant nos malades. Nous nous battions avec fureur mais avec loyauté, et celui de nous qui, dans l’action, se livrait à la destruction avec le plus de force n’eût pas touché un seul soldat patriote le lendemain du combat  ; vos prisonniers de Saint-Florent attesteront à jamais cette vérité  ; mais les nôtres…

    Rossignol. — La République ne traite point d’égal à égal avec des rebelles  ; et l’opinion de la France entière s’élèverait contre toute disposition de paix et de conciliation.

    Talmont. — L’opinion… L’accueil qu’on nous a fait partout prouve qu’elle était en notre faveur. L’opinion… ah  ! si j’étais seul avec chacun de vous, peut-être votre langage serait-il bien différent.

    Rossignol. — Vous ne connaissez pas les amis de l’égalité  :

    Ils n’ont pas comme les courtisans un langage pour le théâtre, un autre pour l’intimité ; il n’y a pas dans l’armée un soldat qui ne sache qu’il combat pour ses plus chers intérêts. Au surplus nous nous écartons toujours. Quels étaient vos agents pour correspondre avec l’Angleterre ?

    Talmont. — Des hommes sûrs qui prenaient tous différentes routes, différents moyens pour arriver à Jersey et en rapporter les réponses. — Charette, par exemple à Noirmoutiers, a pour cela les plus grandes facilités.

    Rossignol. — N’en connaissez-vous aucun qui soit actuellement dans la République ?

    Talmont. — J’ai déjà répondu combien j’étais éloigné de trahir ma cause. Je n’achèterai pas la vie à ce prix ; je ne forme qu’un vœu, c’est de hâter le moment où je dois la perdre.

    Rossignol. — C’est à la Convention nationale à prononcer.