La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/04

CHAPITRE IV

Prévôt d’armes. — Rivalités. — Le travail des soldats. — Comment je manquai d’être pendu à Paramé. — Intervention de l’aumônier, du major, et de la marquise de mon capitaine. — Sur la paille. — Je fais des excuses. — Quelques bons tours à ce coquin de sergent. — Une rossée comme il faut. — J’avais une maîtresse.

Nous partîmes de Dunkerque pour le Hâvre-de-Grâce. Ce fut dans cette ville que je me perfectionnai au point de devenir en une année un des plus forts écoliers de la salle. Mon premier maître avait obtenu la permission d’enseigner ; il m’avait pris en amitié et me fit son prévôt. Tous les maîtres des grenadiers et chasseurs voulurent nous empêcher d’exercer. C’est à cette époque qu’il a fallu se battre les uns contre les autres. Plusieurs fois, nous avons remporté la victoire sur les grenadiers. Après plusieurs combats qu’il y eut, l’on mit à l’ordre que les premiers qui se battraient feraient trois mois de cachot ; c’était un lieutenant-colonel nommé Poulaillé qui prit cette mesure, un Provençal qui, depuis quarante années, n’avait pas seulement été dans son pays ; il se trouva à cette époque qu’il commandait le régiment, dont il eut quelque temps après le cordon rouge.

On portait plainte de temps en temps contre notre compagnie, et malgré l’ordre sévère de temps en temps l’on se battait. Je reçus dans un seul jour trois coups au bras d’un maître des grenadiers. Je ne voulais pas aller à l’hôpital. J’avais alors un sergent dans la compagnie qui m’estimait beaucoup ; il me pansait mon bras qui était devenu enflé ; il allait sur le rempart pour chercher des ronces et il en faisait lui-même des cataplasmes. Enfin, en quinze jours, je fus guéri.

Nous partîmes de cette garnison au bout de dix-huit mois. C’était une bonne garnison pour la troupe, tous les soldats y travaillaient. Les moindres journées étaient alors de trois livres.

Je n’ai jamais eu de goût tant que j’ai été au service pour tous ces genres de travaux : je n’aimais que les armes, et je suis resté près de quatre années au régiment sans aller en prison, pas même à la salle disciplinée.

Nous partîmes du Havre dans le mois de février (vieux style). Nous fîmes plusieurs petites garnisons, les unes de deux mois, les autres de trois, et nous reçûmes l’ordre pour aller au camp de Paramé, à côté de Port-Malo. Nous y restâmes un mois entier (en 1779) ; ce fut en cet endroit que je manquai d’être pendu. Voici le fait :

On demanda dans chaque compagnie ceux qui voulaient aller en semestre. Je me fis enregistrer pour y aller, comme étant un des plus anciens ; cela me touchait de droit après quatre ans passés de service et sans prison, mais je n’étais pas dans les amitiés du sergent qui n’était qu’un véritable sot. — Nous lui avions donné plusieurs sobriquets ; il s’appelait d’Ardennes de son nom ; il était du pays des marchands de bas rouges, c’est-à-dire Catalan ; c’était l’homme le plus injuste que j’aie connu, mais il était très aimé du capitaine appelé Dutrémoy.

Dans ce temps-là les sergents-majors dirigeaient les compagnies, car bien des officiers n’y connaissaient seulement pas trois individus, et plusieurs fois j’ai souvent vu des sots, de ces officiers-là, aux exercices militaires, demander où était leur compagnie et leur place… et bien d’autres faits, que l’on a appris par la suite, et que le peuple ignorait alors.

En fin des trois jours que la liste des semestres était donnée, c’était un matin, nous étions tous sous la tente ; on fit lecture de la liste de tous ceux qui devaient partir ; j’écoutais avec grande attention, mais ce fut inutile, mon nom n’y était pas. Je sortis alors en colère de la tente, et je dis au sergent-major que tous ceux qu’il venait de nommer étaient moins anciens que moi, et je demandai quelle était la raison qui m’empêchait d’aller au pays. Il me dit que ce n’était pas lui qui y avait apporté obstacle, mais que le capitaine ne le voulait pas ; alors je lui dis que c’était qu’il avait fait un faux rapport. Je fus trouver le capitaine qui était chez sa marquise, et voici les paroles que je lui adressai : Mon commandant, je viens d’entendre nommer ceux qui sont pour aller au pays, et je ne suis pas sur cette liste ; mon sergent-major m’a dit que c’était vous qui ne vouliez pas ; je viens savoir de vous la vérité. — Il me répondit d’un ton insolent qu’il fallait que je sorte sur-le-champ et qu’il n’avait pas de compte à me rendre. Enfin je lui dis que je voulais savoir quels motifs il avait contre moi, que je ne croyais pas avoir mérité aucun reproche concernant la probité et l’honneur. Il se mit en colère et me dit : « Monsieur, laissons la probité à part… tous les autres défauts vous les avez ! »  Il me répéta de nouveau de sortir, je lui dis que je ne le voulais pas, que je voulais avoir une raison ; enfin il me menaça de son épée. Je fus à l’instant si en colère que je lui dis : « Vous passez pour le plus juste du régiment, mais en ce moment-ci ceux qui le disent ne vous connaissent pas comme moi. » Il tira alors son épée ; je lui dis que je me foutais de son épée comme de lui, qu’il était indigne d’être mon capitaine, qu’il avait une croix de Saint-Louis qu’il n’avait pas gagnée, qu’il l’avait volée. Il voulut me conduire à la grand’garde, je ne voulus jamais y aller. Il me donna plusieurs coups en me poussant, je lui en ripostai d’autres : enfin notre combat dura près d’un quart d’heure. Il passa alors un sergent de la compagnie : ce fut à ce dernier que je me rendis.

Le sergent me conduisit à la garde du camp. Sitôt arrivé, on m’attacha, les mains derrière le dos, à un piquet de tente ; on mit une sentinelle de plus, avec ordre de faire feu sur moi si je voulais m’évader. Ce fut après quelques heures de réflexions que je m’aperçus que j’avais manqué grossièrement à mon capitaine et que les ordonnances du roi étaient très sévères à ce sujet.

Je ne pouvais me consoler et je me disais : D’après les ordonnances, tu seras pendu. Je passai la nuit à de pareilles réflexions et j’avoue que c’était bien fait pour effrayer. Ce n’était pas la mort que je craignais ; je n’ai jamais eu peur, mais le déshonneur d’être pendu.

Le lendemain de cette malheureuse scène, mon premier maître d’armes vint m’apporter la soupe. Je lui dis qu’il fallait faire tout le possible pour m’acheter du poison, et qu’à la parade, s’il entendait à l’ordre commander le Conseil de guerre, que je l’obligeais à mettre dans mon manger le poison en question, mais qu’il ferait bien de me le faire apporter par un autre que lui. Je lui rappelai qu’il avait un ami, un garçon apothicaire, qui me connaissait, et qu’il fallait l’amener à fournir ce qui était nécessaire.

Ce brave homme avait un grand caractère ; il me dit : « Sois tranquille, je t’achèterai tout ce qu’il faut, tu ne seras point pendu ; je suis charmé de voir en toi pareils sentiments. »

Je lui remis pour cette opération, vingt et une livres que j’avais conservées pour aller au pays. Le voilà parti, et au bout de trois heures il vint me dire qu’il avait ce qu’il fallait. Cela diminua un peu mon chagrin.

J’attendais l’heure de midi pour demander s’il n’y avait rien de nouveau pour moi ; la garde montante me dit que non.

Je pensais que j’étais criminel, mais non pas de ces criminels comme il s’en trouve, car moi, c’était la justice que je réclamais. À la vérité, je m’étais emporté.

Enfin, le troisième jour, l’aumônier dudit régiment vint me voir, et il s’assit auprès de moi. Il me connaissait beaucoup, mais non pour m’avoir confessé, car depuis ma première communion je ne l’avais pas été. Il me questionna sur mon affaire. Je lui dis qu’il fallait me laisser tranquille, que je ne me trouvais pas en état de l’entendre. Il me dit : « Je vais aller trouver votre capitaine et je lui dirai que vous êtes très repentant de tout ce que vous lui avez dit, que ce n’est que la colère qui s’était emparée de vous, mais que vous êtes au désespoir, enfin que vous implorez sa clémence. » À peine avais-je la force de lui répondre oui.

En effet, l’aumônier fut trouver mon capitaine.

Après des discussions, celui-ci dit qu’il voulait un exemple et qu’il demanderait un conseil de guerre.

L’aumônier fut trouver le major, à qui le rapport avait été fait, mais qui n’en avait pas encore rendu compte au colonel.

Le major était un nommé d’Allons, Provençal et officier de fortune très vif, très instruit de l’art militaire, connaissant beaucoup les manœuvres. Il avait remporté plusieurs fois des prix pour sa bonne prononciation et le zèle qu’il mettait à son service. Il m’estimait beaucoup. De temps en temps, quand il était de bonne humeur, nous raisonnions ensemble sur l’art militaire ; mais ce qu’il avait de désagréable pour moi, c’est qu’il voulait toujours avoir raison ; cela me mettait dans des colères fortes et il fallait, comme on se l’imagine bien, que je m’en aille.

Enfin, il vint me voir et m’interroger à la garde du camp. Il me fit délier et commença par me dire : « Est-il bien vrai que tu as manqué à ton capitaine aussi grossièrement ? » Je lui répondis que de telle manière qu’on eût fait le rapport, il était impossible que l’on eût écrit tout ce que je lui avais dit, que ce n’était malheureusement que trop vrai. En fin de plusieurs remontrances qui m’outraient considérablement, je lui dis : Mon major, je n’ai de ressource qu’en vous ; dites à mon capitaine qu’il peut me perdre s’il le veut. Je suis repentant. Il peut me faire finir mon congé dans un cachot, mais je le prie de ne pas demander un conseil de guerre. — « Va, me dit le major, tu n’y passeras pas, ou j’y perdrai mes épaulettes. » Et il me reconduisit à la tente avec ordre de ne pas m’attacher. J’avoue que cette scène m’avait ôté toutes mes forces et que, si je les avais eues, j’aurais déserté, afin de me soustraire au fatal jugement. Plus j’y réfléchissais, plus je diminuais mes forces. Le major, l’aumônier et plusieurs officiers se joignirent ensemble à la marquise de mon capitaine, et ils obtinrent de lui que je ferais six mois de cachot. Mon ami, qui avait entendu leur conversation, vint m’avertir et me dit : « Tu as ta grâce ! tu ne passeras pas au conseil… » Je tombai faible ; l’on me fit boire un peu d’eau et après quelques minutes je revins à moi. J’embrassai de joie mon maître d’armes, car ce fut lui qui m’annonça cette nouvelle.

On leva le camp et nous eûmes pour garnison Saint-Servan-Saint-Malo. On me mit en prison à la tour du Solidor, prison qui existe encore actuellement. Notre garnison ne fut pas longue à trouver, car il n’y a qu’une lieue de Paramé à Saint-Servan. Je fis la route, comme tous les prisonniers militaires, à la tête de la garde, l’habit retourné et la crosse du fusil en l’air. J’étais fort content de cette punition.

Au bout de quinze jours, mon capitaine se trouva de visite de prison et il vint dans le cachot où j’étais. Il me vit étendu sur la paille et tout seul : c’était l’ordre de ce maudit sergent-major. Le capitaine ordonna que l’on me mît en haut, dans la salle de discipline, et je lui dis : Capitaine, je vous remercie des bontés que vous voulez bien prendre pour moi ; je vous demande excuse de tous les propos et injures que j’ai commis en votre personne. Vous voyez mon repentir et certes je ferai mes six mois de prison sans me plaindre ; je les ai bien mérités. — « Allez, monsieur, soyez sage », me dit-il ; et le treizième jour après, il me fit sortir, de sorte que je n’aie fait en tout que vingt-huit jours de prison.

Je n’en ai jamais voulu à mon capitaine, mais, ce coquin de sergent-major, je le détestais ; je ne pouvais le sentir ; aussi j’imaginais tout ce qui pouvait lui déplaire et tous les jours je lui faisais quelque tour nouveau : je lui coupais du crin dans ses draps ; il se grattait toute la nuit, vous eussiez dit plusieurs chevaux dans une écurie, il jurait, je riais de tout mon cœur ; d’autres fois, comme il ne se levait jamais la nuit pour uriner, je lui perçais son pot de chambre, de manière qu’il ne s’en aperçoive pas, et il était obligé dans la nuit de changer de draps. Pour toutes ces farces, il n’y avait que moi et un de mes amis qui lui en voulait qui savions cela. Le lendemain, on entendait dire qu’on avait fait telle farce au sergent-major ; mais personne ne pouvait le souffrir, de manière que cela faisait une réjouissance et de grandes risées dans la compagnie. Mais tous ces tours-là ne me vengeaient pas assez.

Il avait une maîtresse qu’il allait voir tous les jours après la retraite, et il restait souvent jusqu’à minuit. Je voulais absolument, à tout prix, me venger. Je choisis pour cet effet un soir qu’il n’y avait pas de lune ; — j’avais aussi une maîtresse qui avait chez elle un grand manteau ; — je parus à l’appel qui se fait après la retraite ; je me couchai comme les autres et je me levai sur les dix heures et demie du soir  ; je sortis doucement et je laissai la porte de la chambrée tout contre ; j’avais mis à la brume mon manteau sous de gros pieux de bois de construction  ; — je le pris et je me munis d’un gros bâton ; je fis faction dans une petite rue où devait passer le sergent ; je le vis sortir ; j’entrai dans une allée et, quand je jugeai qu’il était près de moi, je m’entortillai bien dans mon manteau et je ne mis dehors que le bras droit  ; je tombai sur lui ; je lui détachai cinq ou six bons coups ; je l’étendis, et, comme il criait, et qu’il appelait tant qu’il pouvait «  à la garde  » ! je lui en détachai un autre sur la mâchoire et je le laissai là. Je revins par une autre rue à la caserne. Dans cette garnison, l’on ne posait point de sentinelle à la porte des casernes. Je remis mon manteau sous les mêmes pieux de bois ; je rentrai tout doucement dans la chambrée et je me couchai, bien content de mon expédition. Au bout de deux heures, on apporta le sergent à la caserne. On fit l’appel dans toutes les chambres : tout le monde y était. Le chirurgien vint et le pansa sur-le-champ. Il dit qu’il se doutait que c’était moi qui lui avais donné ces coups, mais qu’il n’en était pas sûr. On fit un rapport le lendemain au capitaine qui vint le voir, parce que c’était un flatteur et qu’il l’estimait beaucoup. Plusieurs soldats étaient dans la chambre et ils entendirent que le sergent disait au capitaine : « Je présume que c’est Rossignol. »

Le capitaine m’envoya chercher et il se mit à me questionner. Je lui répondis que je n’étais pas sorti et que je m’étais couché après la retraite battue, et que par conséquent ce ne pouvait être moi, que cela marquait encore une vengeance de la part du sergent à mon égard. Le capitaine me dit : « Conservez-en le secret, car si jamais j’apprends que ce soit vous, je vous ferai pourrir au cachot. » Nous nous disions les uns aux autres : « On y en a foutu, ni peu ni trop, mais assez. » Je n’avais garde de dire que c’était moi, mais tous mes camarades s’en doutaient. Il garda le lit pendant un mois ; la compagnie était pendant tout ce temps bien tranquille ; mais lui me gardait toujours une rancune.

Quelque temps après j’eus une dispute ; je fus pour la vider ; et comme j’avais été vainqueur, le sergent fut averti que c’était moi qui m’étais battu. Il fit son rapport, et me voilà pour trois mois en prison, au pain et à l’eau. Heureusement que j’avais une maîtresse qui tous les jours m’envoyait quelque chose.