La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/03

CHAPITRE III

Être soldat. — Le marchand de chair humaine. — Nous ratifions. — Sous le nom de Francœur. — J’apprends à tirer avec des baguettes. — Dans la chambrée. — Mon premier duel. — Ruse de recrue. — Le vainqueur de la Giroflée. — Dispute sur un liard. — Je suis blessé. — Ma revanche. — En vrai luron.

Je pris le parti de me faire soldat. Je fus trouver un officier qui me donna cent livres d’engagement et un billet de dix écus pour le régiment. Je vendis mes outils et je fus faire mes adieux à ma mère avec l’officier à qui je m’étais engagé. L’officier avait ses desseins : il croyait que ma mère ne me laisserait pas partir et, apparemment, il comptait sur quelques louis d’or de bénéfice. Mais ma mère, sitôt qu’elle me vit avec une cocarde, me dit : « Ah, ah Monsieur, vous avez fait la sottise, vous la boirez ! » Cependant l’officier lui dit : « Madame, si vous le voulez, il ne partira pas ; moyennant quelque petite chose, je vous rendrai votre fils. » Mais à l’instant je dis que je m’engagerais à un autre. Ma mère prit le parti de me dire : « Eh bien, Monsieur, allez et soyez sage. » Je partis sans rien regretter.

Mon recruteur, marchand de chair humaine, avait aussi engagé un boulanger. Ce même jour-là nous ratifiâmes chez Sommeiller ensemble. Le lendemain, le recruteur, un sergent dudit régiment et un de mes frères, l’horloger, que je n’ai plus vu depuis, vinrent jusqu’à une auberge que l’on appelait le Chaudron ; là, nous déjeunâmes, et après nous nous dîmes adieu.

Me voilà en route jusqu’à Dunkerque qui fut ma première garnison.

J’arrivai avec mon camarade le 13 août 1775, et le 14 on nous signala tous deux dans la même compagnie de Jumécourt. J’y pris le nom de Francœur, que je portai jusqu’au doublement, qui se fit en 1776. Dans la compagnie que je doublais alors, il se trouva un militaire qui portait mon même nom de guerre ; je fus obligé d’en prendre un autre, et je m’en tins à Rossignol : c’était mon nom de famille, que j’ai toujours porté depuis et que jamais je ne changerai. Aucune bassesse ne s’est jamais faite dans ma famille ; j’ose l’attester à la face du ciel.

Me voilà donc dans le ci-devant Royal-Roussillon-Infanterie. Pour huit jours, je fus d’abord aux exercices militaires comme recrue, et bientôt à la première classe ; en moins de deux mois je montais ma garde ; le troisième mois, je n’allais plus qu’avec la compagnie. À la vérité, j’aimais les évolutions et je me plaisais beaucoup à ce métier-là.

Je fis ensuite connaissance avec un de mes camarades qui apprenait à tirer des armes et, comme je n’avais pas le moyen de payer un maître, je priai mon ami de m’enseigner ce qu’il savait. J’allais chercher des baguettes et, avec cela, j’apprenais de mon ami tout ce qu’il savait. Cet exercice dura pendant plus de quatre mois entiers. Enfin je reçus de mon frère la somme de vingt-quatre livres, qui me fit bien plaisir. Je priai mon ami de venir boire avec moi, mais il ne voulut pas, vu que l’on me traitait encore de recrue. Il disait que l’on trouverait à redire si l’on voyait un vieux soldat aller au cabaret avec des jeunes gens ; cependant quelques jours après je fis une ribote avec les plus lurons : — c’étaient ceux qui se battaient le mieux et le plus souvent que l’on appelait ainsi ; — cela m’occasionna une dispute que des amis arrangèrent à l’amiable.

Un soir que j’étais à fendre du bois entre quatre fers, plusieurs de mes camarades de la chambrée me prièrent donc de conter un conte. Je me mis alors en fonction et, au bout d’une demi-heure, un de mes camarades de lit qui avait besoin que nous soyons endormis tous pour aller voir sa maîtresse, se mit à me dire que, si je ne finissais pas, il allait me faire taire d’une belle manière. Les autres qui n’étaient pas encore endormis me dirent de continuer. Moi, qui ne me plaisais qu’à être en contradiction, je me mis de plus belle à forcer ma voix qui a toujours été très forte. Lui, voyant que je le faisais exprès, me donna un coup de poing. Me sentant frappé, je le lui rendis. Nous voilà à nous battre jusqu’à ce que le caporal de la chambrée se réveillât et mît le bon ordre et fît finir toute l’histoire. Nous cessâmes notre dispute, mais il me dit que je lui payerais cette scène, le matin. En effet, cinq heures sonnent : il me réveille et me dit de prendre ma baïonnette et qu’il allait me corriger. Il prit un de ses amis, et moi, je réveillai un musicien qui couchait avec nous ; celui-ci ne voulait pas venir, disant que j’étais trop jeune et que cela le compromettrait. Je fus donc obligé de dire : Allons-y, nous deux, nous n’avons besoin de personne. Il ne voulut jamais. C’est alors que je fus réveiller mon camarade avec lequel je m’étais engagé : celui-là ne me refusa pas.

Nous voilà partis. Il faisait clair de lune. Quand nous fûmes au bord du rempart, il se déshabilla et moi aussi. Je fis comme lui, j’entortillai mon poignet avec mon mouchoir. C’était la première fois que je me battais avec du fer, en exceptant le temps où j’étais écolier. Après plusieurs minutes de combat, je le serrai de près et je lui portai un coup sur le sein. Il tomba par terre et moi je me mis à dire : Ah mon Dieu, il est mort !

Je repris vite mon habit et je me rendis à la caserne à toutes jambes. Je me mis dans le lit très doucement et je fis semblant de dormir. Pour le blessé, les deux spectateurs lui donnèrent des secours et le portèrent chez une vivandière du régiment. On le pansa ; le chirurgien vint qui le soigna, et on le conduisit à l’hôpital militaire. Il y resta deux mois entiers.

Le matin, l’on questionna les spectateurs que la vivandière connaissait, et l’on sut que c’était moi qui m’étais battu. Un caporal envoyé pour me questionner me demanda où était ma baïonnette ; je lui répondis qu’elle était sous le pied du lit. Il la cherche et la trouve : elle était pleine de dents, parce qu’en parant cela avait fait des brèches. Il me demanda si c’était moi qui avais blessé la Giroflée, c’était le nom de celui avec qui je m’étais battu et par conséquent mon camarade de lit. Je lui répondis que je ne savais pas ce qu’il me demandait. Il me dit : « Voilà pourtant la baïonnette qui a porté le coup car voilà le sang encore après. » Je dis qu’il était très possible qu’un autre que moi eût pris ma baïonnette pour aller se battre avec. — « Allons, jeune homme, venez parler au sergent-major, et prenez votre bonnet de police… Et qu’on lui donne un vieil habit pour aller au cachot. » Ces paroles me firent frémir.

Me voilà bientôt costumé pour aller en prison. Le caporal me mena chez le sergent-major. C’était le matin ; il se faisait coiffer pour aller au rapport à neuf heures du matin. Le sergent-major me questionna et voulut me faire dire la vérité. Après plusieurs interrogatoires que je subis, je me coupai dans mes réponses. Il m’assura que si je ne lui avouais pas que c’était moi, il allait me faire aller au cachot pour trois mois. Cela me fit une si grande peur que je répondis qu’à la vérité cela était vrai, mais que j’y avais été forcé par mon adversaire après des insultes qu’il m’avait faites, et qu’un soldat qui avait reçu des soufflets ne pouvait faire autrement que de se battre, sans quoi il était déshonoré, et que j’aimais mieux, tout jeune que j’étais dans le service, être tué ou blessé plutôt que de passer pour un lâche. Ma réponse fit plaisir au sergent-major : « Allez-vous-en, me dit-il, et que cela ne vous arrive plus. »

Me voilà exempt du maudit cachot. Le jour même, le bruit s’était répandu que l’on avait porté un soldat de la compagnie de Dutrémoy à l’hôpital. (Alors le doublement était fait et Dutrémoy était le nom du capitaine, et Jumécourt le commandant en second.) Ce premier coup d’essai me donna une certaine hardiesse, et j’entendais que l’on disait en parlant de moi : « Tiens, le voilà, celui qui a mis la Giroflée à l’hôpital ! » Il est bon que l’on sache que celui-ci avait douze ans de service, et moi je n’avais alors que six mois de présence.

Un mois après je tombai de garde à un poste qu’on appelait le fort Mardic. Nous nous amusions à jouer de gros sols au liard, le plus près gagnant, avec un nommé Malfilâtre qui était Normand. Nous disputâmes sur un liard, et après avoir bien mesuré, le liard m’appartenait. Il le ramassa. Je me mis en colère et je lui vomis des injures : tout le monde sait ce qu’un soldat peut dire en injures. Le caporal vint aussitôt et nous fit prendre à tous deux nos fusils et il nous mit en faction, l’un d’un côté et l’autre de l’autre. Nous y restâmes trois heures chacun, que nous fîmes en plus des six heures que nous avions à faire. Quand nous fûmes relevés, Malfilâtre me dit qu’en descendant de garde je lui payerais ça. Je lui répondis que je n’avais pas peur de lui : et, à la vérité, nous descendîmes la garde, et, le soir, après la soupe, nous fûmes nous battre. Celui-là avait plus de talents que moi, car il avait quatre ans de salle, et moi je n’avais pas appris grand’chose, encore c’était avec des baguettes. Il me désarma du premier coup et me toucha deux fois : un coup dans le bras et un coup dans le pouce. Je tirais à tort et à travers, mais il parait de la main gauche. Les spectateurs nous séparèrent et réellement je fus content car le coup du bras me faisait extrêmement mal. Je revins à la chambre et un camarade me pansa. Personne, que ceux de la chambrée, ne s’en aperçut, et en six jours de temps je fus guéri.

Ce fut après ma guérison que je voulus me revenger avec le même, et la seconde fois, je fus vainqueur : je le blessai à mon tour. Depuis ce temps nous avons toujours été amis ensemble sans plus jamais avoir aucune discussion.

Cela m’avait fait un renom dans la compagnie et les lurons commencèrent à frayer avec moi. J’étais content de voir qu’on ne me regardait plus comme un blanc-bec. Mon premier maître, qui m’avait donné des leçons avec des baguettes, se fortifiait de jour en jour sur les armes.