La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/02

CHAPITRE II
Projet d’embarquement. — À Bordeaux, mon patron me met à la porte. — Je travaille à La Rochelle. — Dispute à la canne avec mon premier. — Chez un brave homme de Niort. — Le pan de mon habit en payement. — Retour à Paris. — Je gagne ma vie. — La petite drôlerie.


Quand je partis de Paris j’avais deux desseins : le premier, en arrivant à Bordeaux, de chercher un bâtiment pour passer à l’île Saint-Domingue, parce que j’avais un de mes oncles du côté de ma mère qui y était très riche. Il était sûrement fripon, car il était procureur. Je ne puis attester le fait, mais le proverbe dit : « tel métier, tel homme, » et j’avoue que, quoique très jeune, j’avais déjà mauvaise opinion de son état ; mais je me disais : il me fera sûrement apprendre le commerce et je ferai fortune dans ce pays-là.

Arrivé à Bordeaux, je parlai à plusieurs capitaines de vaisseaux ; aucun ne voulut me passer à moins de trois cents livres. Je n’en avais alors que deux cents, et par conséquent je fus réduit à chercher de l’ouvrage, ce qui était mon second point de vue.

Je n’étais pas encore bien fort dans mon état, cependant je trouvai un marchand orfèvre qui m’occupa, je ne fis pas son ouvrage à son goût et, au bout de huit jours, il me mit à la porte. Je commençai à sentir ce que c’était que la province et je me repentis d’avoir quitté Paris.

Je revins de Bordeaux à La Rochelle ; là j’entrai chez un orfèvre et j’y restai deux mois. Je n’y « faisais » que pour vivre.

Il y avait dans cette boutique un premier ouvrier qui se moquait de moi. Nous eûmes ensemble une dispute très vive et il me proposa de me battre, mais, le sentant plus fort que moi à la poigne, je lui proposai la canne et nous fûmes nous battre. Je fus heureusement le vainqueur, et je lui donnai entre autres deux coups sur la figure, si bien qu’il lui fut impossible de venir travailler le lendemain. Le bourgeois, qui avait besoin de cet ouvrier, sut qu’il avait été blessé par moi et me mit à la porte.

Me voilà encore en route et très léger d’argent.

Je vins à Niort en Poitou ; là je trouvai de l’ouvrage. J’étais tombé chez un brave homme, et au bout de quelque temps il me regarda comme son enfant : je mangeais chez lui, à sa table, et il me donnait dix-huit livres par mois. J’étais selon la circonstance et mon âge assez heureux.

Je n’avais qu’un seul habit. Un jour, un danseur de corde vint dans la ville pour y faire des tours. Il fit battre au son de la caisse qu’un grand voltigeur ferait ses exercices à cinq heures du soir au Château, et qu’il prendrait deux sols par personne, et que l’on ne payerait qu’en sortant. Il avait fait fermer la grande porte et il fallait passer par la petite qui ressemblait beaucoup à une porte de prison. Là, il avait placé deux personnes pour recevoir la recette. Je ne voulais pas le payer parce qu’il nous avait annoncé des tours de force qu’il ne nous avait pas faits. Je m’y connaissais assez, car j’avais été plusieurs fois chez Nicolet, et, comme je me trouvais pressé, l’on m’attrapa par le pan de mon habit qui leur resta dans la main avec tout le côté. Je n’avais pas le moyen d’en avoir un autre, je rentrai chez mon bourgeois : « Où avez-vous donc laissé le reste de votre habit ? Vous voilà joli garçon avec ce costume-là ! » Je lui répondis que plusieurs libertins et ivrognes m’avaient attaqué, je ne sais pourquoi, et que, me voyant frappé, j’avais été contraint de me revenger, mais comme ils étaient plusieurs, j’avais été forcé de leur laisser le champ de bataille, et que cherchant à échapper de leurs mains un d’entre eux m’avait attrapé par mon habit, et par conséquent le morceau lui était resté dans la main, et que je me trouvais fort heureux de n’avoir que cela. Le marchand orfèvre compatissant me fit arranger une de ses vieilles redingotes qu’il me donna jusqu’à ce que mon mois fût échu. Mon mois échu, sur-le-champ j’achetai un habit avec mes dix-huit livres. Vous imaginez bien qu’il n’était pas de la première qualité.

J’ai passé chez ce brave homme tout l’été jusqu’à la fin des vendanges, et puis je pris la route de Paris. J’avais alors quatorze ans et demi.

En arrivant, je cherchai de l’ouvrage et j’eus assez de peine à en trouver. Après bien des démarches, je travaillai chez le sieur Langlois. Je n’y restai que deux mois. De là, je fus chez le nommé Taillepied, au Marché-Neuf. Je gagnais par semaine vingt francs de moyenne. Un jour, je m’avisai d’aller voir les femmes et j’attrapai la petite drôlerie. Les ouvriers avec lesquels je travaillais s’en aperçurent et ce fut une risée dans la boutique. Je me désespérais ; cela m’occasionnait des disputes avec mes camarades. Je me battais souvent, et je me trouvais à dos avec tous mes camarades. Je grandissais à vue d’œil et j’avais à quinze ans la taille de 5 pieds 3 pouces, assez bien fait, sans être joli, mais très passable.