La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/05

CHAPITRE V

En semestre. — Je commence à m’ennuyer à Paris. — Une remarquable affaire. — Je suis pris pour un autre. — Un louis à qui me prête une épée. — Ma conversation avec le nommé Patrès. — Blessure mortelle. — Avec la protection du marquis de Livry.

L’année s’écoula. Vint ensuite le temps des semestres : mon homme me demanda si je voulais aller au pays. Je lui répondis que je le priais de me laisser tranquille et qu’il avait beau faire qu’il ne me prendrait pas cette année comme l’autre, que je ne voulais pas y aller. Il est bon de savoir que mon capitaine avait dit que tant qu’il aurait des oreilles au régiment, je n’irais pas en semestre. D’après ces paroles, il n’y fallait donc pas penser. Mais quelle fut ma surprise quand le capitaine vint un jour à la soupe et me demanda si je voulais aller en semestre. Je lui répondis qu’il en était le maître, mais que je ne voulais pas m’exposer à le lui demander, que j’avais couru de trop grands dangers. Il me répondit : « Si vous êtes tranquille, je vous promets que vous irez voir vos parents. » Et il s’en fut.

Il y avait encore un mois jusqu’au départ des semestres. J’enseignai alors à tirer des armes ; je ramassai l’argent de tous mes écoliers ; j’avais une vingtaine d’écus ; c’était beaucoup pour un simple soldat. On me délivra au temps dit ma cartouche et partis un des premiers de la compagnie.

J’arrivai à Paris au milieu de ma famille qui ne m’attendait pas, et je fus assez bien reçu. Pendant plusieurs jours j’allai voir mes parents ainsi que mes amis qui étaient tous des ouvriers de mon état. Je commençais à m’ennuyer et je pris le parti de chercher de l’ouvrage. J’allai chez un nommé Pagnon avec plusieurs de mes camarades.

J’eus pendant mon semestre plusieurs disputes avec des militaires. Je tirai l’épée sept fois : une surtout était remarquable. Ce fut dans le Bois de Boulogne que la scène se passa.

J’allai un beau jour à Passy, de là à Saint-Cloud, avec mon frère et un de mes amis appelé Fontaine, orfèvre, et depuis la Révolution officier dans l’artillerie, homme très brave, bon patriote, mais selon moi un peu exalté. Mon frère devait se marier et j’allais pour voir sa prétendue, qui était la fille assez bien faite d’un aubergiste. Nous dînâmes tous ensemble, ses parents et nous trois. Le dîner fini, nous allâmes nous promener pendant une bonne heure et demie. En rentrant dans ladite auberge, j’aperçus plusieurs militaires qui caressaient de très près la fille de la maison. J’en fis l’observation à mon frère et à mon ami. Nous bûmes quelques bouteilles de vin et nous entrâmes en conversation l’un avec l’autre groupe : nous parlâmes de la partie militaire. J’étais en bourgeois, mais j’avais cependant une culotte de drap bleu d’Elbeuf. Plusieurs contestations s’élevèrent entre nous. Ils étaient cinq ensemble. Ils me firent beaucoup d’honneur ; ils me prirent pour un mouchard et me dirent que je n’avais pas l’air d’un militaire. Cette insulte me parut très forte. Je leur dis : Messieurs, vous vous trompez et sûrement vous me prenez pour un autre. Ils m’invectivèrent encore derechef. Je perdis enfin patience et me voilà à leur en dire, mais des belles et de la bonne manière : qu’il était très heureux pour eux que je n’eusse pas mon épée ; que, s’ils voulaient m’en procurer une j’allais leur faire voir qui j’étais. Ils me répondirent à cela que les mouchards se déguisaient de toutes les manières et tiraient l’épée aussi. Je sortis et je fus chez le fourbisseur pour acheter une épée, mais aucun ne m’en voulait vendre. Je me désespérais. Un de mes insulteurs se détacha de la bande, et bientôt je vis arriver dix ou douze militaires armés de sabres et dont plusieurs avaient des épées. On s’expliqua ; et, remarquant un grenadier assez bien monté en épée, je lui offris un louis de son arme, en ajoutant que je me chargeais de lui faire remettre une lame si je venais à la casser. Il me refusa net et me dit qu’il ne prêtait jamais ses armes surtout contre ses amis. Je lui dis : Votre réflexion est très juste, mais alors empêchez-les d’insulter un homme qui n’a point de quoi se défendre.

Résolus à coucher dans l’auberge, nous donnâmes l’ordre de nous préparer des lits. Les disputeurs se disposaient à partir, mais nous eûmes encore à nous entendre avec eux, car il y avait douze pintes de vin bues, et d’autorité ils voulaient me forcer à les payer : je dis que je payerais mon écot et rien de plus. Alors je soldai trois brocs de vin et l’aubergiste leur fit payer le reste : ils s’en allèrent très mécontents.

Mon ami, au bout d’une heure, me dit : « Il faut nous en retourner à Paris. » Il était marié et avait deux enfants. Enfin, nous décidâmes que nous irions coucher à Paris. Nous avions tous trois chacun une bonne canne de jonc ; nous mîmes nos couteaux au bout que nous avions très bien attachés, et nous partîmes ; il était à peu près dix heures du soir. En route nous ne rencontrâmes aucun obstacle ; mais nous avons appris le lendemain que la bande était revenue dans l’auberge sur les onze heures et qu’ils avaient fait des perquisitions dans toutes les chambres, et même qu’ils avaient visité les paillasses : la boisson les avait sûrement portés à faire de pareilles sottises.

Je résolus d’en tirer vengeance. Je savais leurs noms, surtout ceux des trois qui m’avaient le plus insulté ; en conséquence, j’avertis plusieurs de mes camarades que nous irions le dimanche d’ensuite tous ensemble.

Le dimanche venu, nous partîmes huit militaires et quatre bourgeois, et comme il y avait deux de ces insolents qui demeuraient au Point-du-Jour, route de Versailles, à cet endroit, nous entrâmes dans un cabaret, et nous les fîmes demander. Ils vinrent de suite, ne croyant pas trouver pareille réception. À notre vue, ils changèrent de contenance. Je leur portai la parole et leur dis : Dimanche dernier, vous m’avez insulté par des propos et des paroles très graves, qu’un vrai militaire ne peut passer ; aujourd’hui, je viens vous en demander raison l’épée à la main, ou bien il faut que vous conveniez de vos torts envers moi. L’un de ces deux me fit réponse qu’il allait chercher son épée. Nous l’attendîmes pendant une heure, mais il ne revînt pas. Pendant ce temps son frère, qui était resté, nous dit que celui qui la première fois m’avait proposé l’épée était un nommé Patrès, demeurant à Boulogne, et que, sans doute, si son frère ne revenait pas c’est que sa mère et sa sœur le retenaient. Il nous dit qu’il l’allait chercher. Nous le laissâmes partir, mais il ne revint pas plus que son frère. Cependant, la mère et la sœur de ces militaires vinrent nous demander excuse et, après bien des supplications, nous les quittâmes pour aller à Boulogne.

Arrivés dans le pays, il pouvait être trois heures après-midi, nous nous informâmes de la demeure du nommé Patrès ; on nous dit qu’il était dans un cabaret à jouer. Je fis aussitôt entrer mes amis dans un cabaret vis-à-vis, et seul j’entrai où il était. Je lui demandai s’il se ressouvenait d’un militaire qu’il avait insulté le dimanche dernier ; il me répondit que oui, qu’à la vérité, il me reconnaissait, et il m’invita à lui dire ce que je lui voulais. Je lui répondis que je venais lui demander satisfaction. Il me toisa de la tête aux pieds et, avec un air de dédain, il me demanda si j’avais envie de me faire tuer. Je lui répondis qu’il pourrait bien se tromper. Il me dit qu’il était maître d’armes. Je lui fis cette réponse : Je ne viens pas ici pour connaître ce que vous dites, mais bien pour que vous conveniez de vos torts envers moi. Il me dit qu’il allait en convenir, mais l’épée à la main. Je lui dis : Allons, venez tout de suite. Il me dit qu’il allait chercher son épée chez lui. — Venez, venez, lui dis-je, je serai plus honnête que vous ne l’avez été à mon égard dimanche dernier ; j’ai des amis avec moi, vous choisirez l’épée qui vous plaira. Non, non, dit-il, je ne suis sûr que de la mienne. Il me donna parole à l’entrée du Bois de Boulogne, aux premiers arbres sur la route. Ayant averti mes camarades j’allai seul au rendez-vous ; mais bientôt, ils vinrent avec des gens de l’endroit. C’était un dimanche, comme je l’ai dit, et ce Patrès était extrêmement connu, et surtout connu pour un de ces hommes qui font contribuer.

J’attendis près d’une heure et je croyais qu’il allait faire comme ceux du Point-du-Jour.

Pendant ce temps, il avait fait le tour du pays avec son épée, afin de faire venir tout ce qu’il pourrait trouver d’habitants, et, en effet, plus de trois cents personnes étaient présentes. Plusieurs étaient armées d’échalas sur quoi l’on attache les cordes pour étendre le linge. Comme il aperçut mes amis qui étaient armés, il me dit qu’il ne voulait pas qu’ils approchassent. Je lui fis réponse que si ces gens-là, en montrant les gens du pays, n’approchaient pas, que les miens n’approcheraient pas non plus. Il se tourna vis-à-vis de ses connaissances et leur défendit de se mêler de sa querelle. Il me fit encore observer qu’il y avait défense faite de se battre dans le Bois de Boulogne, qu’il fallait rentrer dans le pays et que derrière des murs nous nous battrions. Je lui dis que je ferais deux, trois lieues, s’il le voulait, mais que pour rentrer dans son pays, je n’y rentrerais pas, vu l’affluence des spectateurs. Enfin, il se décida à se déshabiller, et nous mîmes l’épée à la main.

Je reçus un coup fort léger au ventre, ce qui ne m’empêcha pas de continuer et, après une minute, je lui perçai le bras jusque sous l’aisselle. Le sang commençait à couler. Je lui dis qu’il était blessé. « Tire toujours ! » cria-t-il, et il courut sur moi. Je lui pris un coup d’arrêt et lui frappai le second sur l’estomac : il tomba par terre ; alors les paysans qui étaient présents le ramassèrent et l’emportèrent chez lui.

Plusieurs de mes amis avaient pris mes habillements, de sorte que j’étais resté en bras de chemise pendant quelques minutes. La cavalerie de la maréchaussée vint et voulut m’arrêter ; mais en même temps se présentait le marquis de Livry qui descendit de cheval et s’informa comment la dispute était venue. Je ne lui cachai rien. Il m’accorda sa protection et me dit qu’il n’était pas fâché de cela, au contraire, que c’était un mauvais sujet de moins, et il renvoya la cavalerie. Plusieurs personnes vinrent lui dire que Patrès se mourait ; il me dit : « Allez-vous-en, et si les parents veulent faire des poursuites, réclamez-vous de moi. »

Je partis fort tranquillement ; arrivé à Passy, je commençai à perdre la respiration ; je me fis panser, et je repartis avec mes amis.

À la maison paternelle, contraint de me mettre au lit, je me fis saigner : le tout fut une affaire de six jours.

Les parents prirent bien quelque information contre moi : ils allèrent trouver Sommeiller, inspecteur de police militaire alors, mais j’étais appuyé par le marquis de Livry, de manière que toutes poursuites cessèrent.

Plusieurs autres aventures m’arrivèrent dans mon semestre : je fus contraint et forcé de tirer l’épée sept fois en six mois de temps ; mais les autres affaires furent sans graves conséquences. Enfin, je rejoignis le corps à Saint-Servan, d’où j’étais parti.