Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 266-268).

XXVI

TRAJET NOCTURNE

J’ai fait, l’autre soir, un voyage,
À travers un pays nouveau,
Qui m’a laissé dans le cerveau
Un souvenir triste et sauvage.

Loin de mon toit, chez un ami,
J’avais passé le jour en fête :
J’en revenais, penchant la tête,
Cavalier qui dort à demi.

L’hiver, de ses mains nébuleuses,
Froissait les bois et les sillons.
La neige aux pâles tourbillons
Blanchissait les plaines frileuses.


Et moi, j’allais ; sombre et lassé,
Je traversais das champs sans borne,
Cétait la nuit ; — la lune morne
Se leva dans l’éther glacé.

À sa lueur sous le nuage,
Cieux et terrains semblaient plus froids…
Chemin faisant, je vis les croix
D’un cimetière de village.

Un chêne mort, non loin de là,
Se découpait en silhouette ;
Et, sur cet arbre, une chouette
Qui m’aperçut… et me parla.

« Où vas-tu donc à pareille heure ?
Me dit l’horrible oiseau de nuit.
— Je vais là-bas, où ce feu luit,
Me reposer dans ma demeure.

» — Non, reprit la sœur du hibou ;
À l’horizon des plaines blanches,
Tu vas dormir… entre deux planches,
Entre deux planches, dans un trou.


» Le temps n’est plus où le poëte
Apparaissait brillant et seul,
Et dans les plis de son linceul
Trouvait sa gloire toute faite.

» Il fallait être un des aînés :
Le monde était dans sa jeunesse ;
La gloire fut le droit d’aînesse
Des devanciers prédestinés.

» Toi, maintenant, dans ce lit sombre,
Tu resteras enseveli,
La froide neige de l’oubli
Pesant à jamais sur ton ombre !

» — Le diable t’emporte, oiseau noir !
Lui répondis-je de la route.
Ta parole est celle du doute ;
J’aime mieux celle de l’espoir.

» Ce monde est vieux, je le confesse ;
Mais, quel que soit notre destin,
Chaque journée a son matin,
Et chaque siècle sa jeunesse ! »