Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 262-265).

XXV

AUBE D’HIVER

— Allons, Muse, debout ! le jour à la croisée
Recommence à blanchir. N’es-tu pas reposée ?

— Non, je suis lasse encor ; laisse-moi sommeiller.
Quel étrange démon te pousse à m’éveiller ?
Je t’ai, depuis un mois, dicté presque un volume.
Laisse-moi. Quand, le front sur l’oreiller de plume,
Je demeure au matin, les yeux à peine ouverts,
Mes rêves, tu le sais, valent mieux que tes vers.

— J’entends. C’est toujours là que mène cette pente :
On était paresseuse, on est impertinente.

Mais les propos oiseux font les moments perdus.
Retournons au plus vite à nos vers suspendus.
Alerte ! il est urgent d’achever la besogne.

— J’ai froid ! l’air est glacé ce matin, le vent grogne ;
Souffre au moins qu’au foyer je rallume ton feu.
Quand les pieds sont transis l’esprit s’échauffe peu ;
C’est d’ailleurs une tâche où ma main fait merveille,
De rendre l’étincelle au tison de la veille.
Se bâtir un bon feu, rien n’égale cet art !
Sous trois larges quartiers de chêne ou de foyard,
On jette une broussaille, on y met l’incendie
Avec quelque brouillon d’ancienne tragédie.
Puis devant les chenets on reste là rêvant ;
On regarde la braise, on écoute le vent,
On voit cent visions dans la flamme apparaître.

— C’est bien ; le feu pétille, enfin tu vas peut-être
Entamer le travail !

Entamer le travail !— Encore un bref sursis !
Le temps de regarder les cieux mal éclaircis.
Laisse, laisse-moi voir, de ta vitre mouillée,
Cette aube sans rayon, pâle, jaune, embrouillée,

Qui perce avec effort le ciel bas et couvert.
Comme c’est triste à voir, une aurore d’hiver !
Sous son épais rideau teint d’une clarté louche,
On dirait qu’elle bâille et regrette sa couche.
Vois, mon ami ; l’azur est maussade aujourd’hui ;
Dieu le Père est absent, dirait-on, de chez lui.
Tout est gris : au dehors, le froid sévit sans doute.
Regarde ces rouliers qui passent sur la route :
Serrés dans leurs manteaux et soufflant dans leur main,
Ils suivent tristement l’ornière du chemin,
Et font aller, d’un pas moins lent que de coutume,
Leurs chevaux essoufflés dont la narine fume.

— Or çà, vas-tu jaser ainsi jusques au soir ?

— J’aime ce doux portrait, qui touche à ton miroir !

— Laisse là ce portrait.

Laisse là ce portrait.— Il est assez fidèle ;
Mais combien le crayon resta loin du modèle !
Ami, te souviens-tu de la première fois
Que tu la vis ? C’était à Sorrente, je crois,
Sous les vieux orangers de la maison du Tasse.
Elle se promenait sur la haute terrasse.
La mer chantait au bas, cet immense flot pur

Qui berce tout le ciel dans son tranquille azur.
Il faisait ce jour-là, dans le ciel d’Italie,
Un temps auquel je songe avec mélancolie.
Tu la vis, son regard s’arrêta sur le tien ;
Un hasard du chemin provoqua l’entretien,
Et ton sauvage cœur cessa d’être rebelle.
T’en souviens-tu, mon cher ? Grand Dieu, qu’elle était belle !
Quel éclat rayonnait de sa jeunesse en fleur !
Le peintre a bien rendu cette chaude pâleur.
Il a saisi le charme et fixé le sourire.
Voyons, à ces beaux yeux n’as-tu plus rien à dire ?
Moi, je resterais là rêvant jusqu’à demain.

— Laisse là ce portrait ! J’ai la plume à la main
Et l’heure passe ; à l’œuvre ! ô nonchalante Muse
Que toute chose attarde et qui d’un rien s’amuse !
Avant le déjeuner, je dois, pressé du temps,
Écrire deux cents vers. Dicte, je les attends.

— Tu le veux, tu le veux, j’y consens, cruel hôte !
Je vais te les dicter ; mais ce n’est point ma faute
S’ils n’ont ni sens, ni tour, ni couleur, ni raison,
Et s’ils sont aujourd’hui froids comme la saison.