Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 259-261).

XXIV

LA CRÈCHE

La rafale hier soir soufflait dans la vallée.
Les arbres du chemin, bordure échevelée,
S’inclinaient sous le choc des brusques tourbillons.
Cependant une femme y passait, en haillons,
Jeune encore, l’œil noir, mais pâle et chancelante,
Et trahissant l’effort dans sa démarche lente.
Lasse enfin, à travers la tempête et le bruit,
Elle vint demander un gîte pour la nuit,
Et, dans le vieux hangar, dont la toiture plie,
Pauvre femme inconnue, elle fut accueillie.
À côté des brebis, sur un tas de blé noir,
On lui fit une place, et puis, adieu, bonsoir !
Or, voilà ce matin, nouvelle inattendue,

Que cette voyageuse, en nos vallons perdue,
Sur le blé du hangar qui touche à la maison,
A mis au monde un fils, un beau petit garçon.
Pendant que l’ouragan secouait la muraille,
Que les gouttes de pluie y tombaient sur la paille,
Il est né cette nuit sans se faire annoncer.
En vérité, petit, c’est beaucoup se presser.
Mais n’importe, chacun se sent l’âme touchée ;
On accourt, on s’empresse autour de l’accouchée.
On rit au nouveau-né, dont le vagissement
À côté des brebis semble un doux bêlement.
Ma femme est là, riant et pleurant ; elle assiste
La mère qui lui rend un beau sourire triste.
Elle fait appeler le médecin du lieu,
Elle bénit l’enfant qui vient au nom de Dieu.
Le pauvre ange ! il est nu : certe, il faut qu’on l’habille ;
Et l’on court au trousseau qui servit pour ma fille,
À ces chers souvenirs que chacun reconnaît.
On reprend au tiroir les langes, le bonnet,
Ce beau petit bonnet de guipure un peu rousse
Où l’on respire encore une odeur vague et douce ;
Le manteau baptismal qui retombe à longs plis,
Tout ce linge adoré, de la couleur des lis.
Si bien que le marmot, ange qui bat des ailes,

Est magnifique à voir en robe de dentelles.

Qui que tu sois, enfant, digne objet de pitié,
Pâle fils du hasard qui nous est confié,
Puisse le Dieu propice au néant qui l’implore
Te faire un avenir plus sûr que ton aurore.
Qui sait ce que le ciel réserve pour destin
À ce berceau, mêlé de paille et de satin ?
Nous vivons dans un temps qui semble un vaste rêve :
Ce qui fut haut descend, ce qui fut bas s’élève.
Un vent terrible fait osciller l’univers.
De rois déshérités les chemins sont couverts.
À qui sera demain le sceptre et la puissance ?
Qui sait, ô mendiant dont je plains la naissance,
Si mes enfants un jour, sans aide et sans soutien,
N’iront pas de leur toit s’abriter sous le tien !