Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 256-258).

XXIII

DERNIÈRES FEUILLES

Quand ce temps est venu, quand de sa robe verte
Le bois a rejeté les guirlandes au vent ;
Le long des parcs en deuil, quand la terre est couverte
De feuillages criards que l’on foule en rêvant ;

Alors, cette forêt, par ce temps qui décline,
Garde encor cependant quelques festons mouillés,
Feuilles que le vieux pâtre, assis sur la colline,
Peut compter à travers les rameaux dépouillés.

Cela résiste un jour au vent qui le secoue.
L’une est d’un bleu foncé, l’autre de vermillon ;

Celle-ci, presque rose, a des taches de boue ;
De la pourpre des rois l’autre semble un haillon.

Et c’est ainsi de nous ! Quand vient notre hiver sombre,
Lorsque le vent du sort, qui flétrit les meilleurs,
De nos illusions a décimé le nombre,
Qu’il a bien secoué nos feuillages en pleurs,

Il est parfois encore, aux branches les plus fortes,
Quelques restes pendants, faciles à compter :
Amours presques fanés, amitiés presque mortes,
Croyances qu’un zéphyr suffit pour agiter !

Alors, vienne un passant qui jette l’ironie,
Un livre qu’on feuillette, un sombre événement,
Et tout ce qui restait de la forêt jaunie
Au bout de ses rameaux frissonne éperdument.

Ô souffles désolants plus que bise et que neige,
Pitié ! ne venez pas nous ravir sans retour
Cette mourante foi que chaque doute assiége,
Cet idéal suprême et ce dernier amour !…

Un jour, le bel avril rajeunira le monde,

La séve, en jets puissants, reprendra son essor ;
La forêt, qu’aujourd’hui le vent d’orage émonde,
De feuilles et de fleurs sera couverte encor.

Heureux, au flanc des monts, les ormeaux et les frênes ;
Heureux le peuplier, le saule au bord des eaux ;
Ils reverront l’éclat des aurores sereines ;
Ils tressailliront d’aise au concert des oiseaux !

Heureux le chêne ! heureux les aunes, les érables !
Ils reverdiront tous, de la base aux sommets…
Mais vous, cœurs dévastés, vous, ronces misérables,
Sous quel printemps nouveau renaîtrez-vous jamais ?