Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 253-255).

XXII

LE VOL DES ÂMES

Au coin d’une ferme en ruines
Où flotte un lierre, vert linceul,
Je suis venu me blottir seul,
À l’abri du vent des collines.

De là, vers l’immense horizon,
J’aperçois mieux courir la nue,
Et j’entends mieux la voix connue,
La voix de la triste saison !

Que tu me plais, rude harmonie,
Sauvage et terrible concert !
Que tu me plais dans mon désert,
Plainte des bois, sourde, infinie !


Derrière moi multipliés,
Les arbres des cimes prochaines,
Ormes, foyards, érables, chênes,
Versent leurs feuilles à mes pieds.

Ce sont les trésors de novembre
Par le précoce hiver flétris,
Les derniers ombrages meurtris
Et nuancés de rouille et d’ambre.

Tribut de l’année au déclin,
Parure morte et desséchée :
La terre en est au loin jonchée,
Le creux des vallons en est plein.

L’ouragan qui passe les roule,
Les fait tournoyer en monceaux,
Et, le long d’un torrent sans eaux,
Précipite leur pâle foule.

Le jour s’éteint au firmament,
Et cependant depuis l’aurore
Je vois le tourbillon sonore
Croître et rouler incessamment.


Spectacle à donner le vertige !
Où courez-vous, rasant le sol ?
Où vous emporte un pareil vol,
Festons arrachés de la tige ?

Hélas ! hélas ! ô légions,
Incalculables fourmilières,
Depuis l’origine des ères,
Familles, peuples, nations !

Ainsi le temps qui vous emmène
Vous éparpille aux quatre vents ;
Tels vous allez, pâles vivants,
Feuilles de la forêt humaine.

Toujours battus, toujours broyés,
Du vieil Adam fragile race,
Vous ne laissez pas plus de trace
Que ces feuillages balayés.

Vastes essaims d’hommes, de femmes,
Où courez-vous de ce bas lieu ?
Chassé par le souffle de Dieu,
Où t’en vas-tu, tourbillon d’âmes ?