Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 157-160).

XXI

À UN BIBLIOPHILE

Que les dieux punisseurs se lèvent en courroux !
Que tous les châtiments viennent fondre sur vous
Comme une légion sinistre,
Sur vous, savant de peu, gentilhomme de rien,
Érudit au cœur sec, dernier voltairien,
Vieux seigneur doublé de vieux cuistre !

Au penchant de nos monts, vous possédiez un bois
Magnifique, un vrai parc digne des premiers rois,
Digne de notre ancienne Gaule.
Les chênes par milliers y croissaient, vigoureux,
Immenses, fiers des jours sans nombre qui sur eux
Pesaient sans courber leur épaule.


Ils étaient vénérés de tous les alentours,
Ils en étaient chéris. Que de jeunes amours
S’étaient abrités sous leur ombre !
Que d’oiseaux sous la feuille on entendait jaser !
En juin, qu’il était bon d’aller s’y reposer,
Comme en un temple frais et sombre !

Troncs sacrés, rameaux saints ! Tout homme à leur aspect
S’inclinait ; vous seul, vous, étranger au respect,
Vous avez dit : « Qu’on m’en délivre !
Avec l’or qu’ils feront, j’aurai pour mes travaux
Un amoncellement de volumes nouveaux ;
Un arbre ne vaut pas un livre. »

Érostrate caduc, mêlé de Trissotin,
Vous avez dit cela, je ne sais quel matin
Que vous sortiez d’un mauvais rêve.
Aussitôt, sous les bras de trente bûcherons,
Les rameaux sont tombés, les rameaux et leurs troncs,
Hélas ! tout débordants de séve.

Les nymphes, qui dansaient et qui chantaient en chœur,
Ont pleuré. Les sylvains meurtris, frappés au cœur,
Ont maudit vos ordres stupides.

Dans les lieux souterrains dont le roc s’est fendu,
Dans les antres en deuil, nous avons entendu
Les anathèmes des druides.

Des livres, beau trésor ! Des livres, ah ! vraiment,
Nous avons bien besoin de cet entassement
D’orgueil et de science vaine !
Quel livre vaut un arbre auguste et tout en fleurs !
L’homme fait en six mois un livre, et des meilleurs ;
Dieu met cent ans à faire un chêne !

Imbécile vieillard qui fûtes sans pitié,
Savant aveugle et sourd, vous serez châtié
Pour tout le mal que vous nous faites.
Les dieux par vous frappés sauront venger leurs droits.
Les chênes en tombant vous l’ont dit de leur voix,
Et vous savez qu’ils sont prophètes !

Quand vous voudrez dormir, qu’un sylphe ingénieux
Tiraille votre barbe et les cils de vos yeux ;
Qu’il mette à vos pieds de la glace.
Quand vous serez assis à table, homme glouton,
Qu’il fasse retomber jusqu’à votre menton
Vos cheveux faux, blonde filasse.


Quand vous compilerez avec acharnement
Un de ces vieux auteurs payés si follement
Par vos caprices pédantesques,
Que, renversant les mots, l’ironique lutin
Au grec le plus attique, au plus savant latin
Donne à vos yeux des sens grotesques.

Enfin, quand vous aurez quelque dix ans de plus,
Puissiez-vous, ruiné, misérable, perclus,
Durant l’hiver assis par terre,
Redemander en vain un seul fagot de bois,
Et vous voir obligé, pour chauffer vos vieux doigts,
De mettre au feu votre Voltaire !