Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 153-156).

XX

LA FILLE DU MEUNIER

Grande rumeur chez nous ! Depuis une semaine,
Un fuyard d’outre-mont à la justice humaine
Se soustrait dans nos bois. Jasmin, qui l’a vu, dit
Qu’il a les yeux, les traits, la taille d’un bandit.
Marion, l’autre jour, courant après sa chèvre,
Ne fit que l’entrevoir, elle en garde la fièvre.
« Il est affreux, dit-elle, et pourtant jeune encor !
Pâle, avec un regard qui vous saisit d’abord. »

Cet homme, affirme-t-on, pris de rage insensée,
A d’un couteau jaloux tué sa fiancée.
De nos bois maintenant le labyrinthe obscur
Prête au noir fugitif un asile peu sûr.

S’y cache-t-il au flanc d’une grotte profonde ?
Y poursuit-il sans fin sa course vagabonde ?
C’est un secret pour tous : des épaisseurs du bois
La justice revient elle-même aux abois.

Non loin de la forêt, à Menerbe, une fille
Demeure, franc lutin gâté par sa famille.
On n’imagine pas l’audace de ses tours.
Son père, gros meunier, qui l’eut en ses vieux jours,
Philosophe d’ailleurs pétri de tolérance,
Prétend qu’elle a le cœur bon… malgré l’apparence.
Du haut de son œil noir et de son nez malin,
Elle mène à son gré la ferme et le moulin.
Ainsi faite, unissant les caprices aux grâces,
On juge si les cœurs sont nombreux sur ses traces.

Le fils du magister, depuis tantôt deux ans,
Le premier se distingue entre ses courtisans.
Honorable parti. Tout le monde à Menerbe
Vante les qualités du soupirant imberbe :
Il a par sa candeur des airs de séraphin,
Il est très-haut de taille, il sait écrire en fin ;
Quand son père, parfois, s’absente de la classe,
Suppléant grave et digne, il occupe sa place,

Aux petits villageois montre le rudiment,
Et les chiffres ; le tout catégoriquement.
Quand le maire a besoin d’enfanter un prodige
De style officiel, c’est lui qui le rédige.
Si les docteurs du lieu, le soir, près du tison,
Viennent à discuter un vice d’oraison,
Modestement il touche au problème et le tranche.
L’aimable jouvenceau cueille à plus d’une branche ;
Il chante en faux-bourdon, choriste renommé.
Il a mille vertus ; bref, il n’est pas aimé.
Déplorable fortune ! il pleure, il se désole :
Elle en rit ; puis, le soir, la cruelle s’envole ;
Au plus épais du bois elle s’ouvre un chemin,
Elle porte au bandit le pain du lendemain.

Le digne magister ne peut en rien comprendre
Qu’on préfère à son fils un homme bon à pendre.
Père et fils, chaque jour, aux confins de leur champ
Se promènent. Tous deux gémissent en marchant.
C’est au soleil qui tombe, heure mélancolique :
Et, tandis que leur ombre, à sa lumière oblique,
Allonge sur les prés des jambes en fuseaux,
Leur entretien se mêle au concert des oiseaux.
Le discours change peu. L’un dit : « Hélas ! mon père ! »

Et l’autre lui répond : « Ô la femme ! ô vipère !
— Qu’en dites-vous ? » reprend le jeune clerc savant.
Et le père répond : « Ni l’éclair, ni le vent,
Ni le reflet de l’eau qui sur les feuilles brille,
Ne sont plus fugitifs que le cœur d’une fille !



— J’en mourrai de douleur !



— Ô mon fils, ne meurs pas !
Viens, rentre à la maison : c’est l’heure du repas.
Cette fumée au ciel qui s’élève du chaume
Nous invite.



— Non, non, riposte le fantôme.
Que la fumée au ciel s’élève du foyer,
Cela m’est bien égal, j’aspire à me noyer.



— Que dis-tu, malheureux ?



— Je veux qu’elle me voie
Périr, puisqu’elle en fait sa criminelle joie ! »



Et longtemps tous les deux, sur le mode alterné,
Recommencent. Amant alterna camenæ !