La Vie nouvelle/Chapitre XXXIX


La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 110-111).


CHAPITRE XXXIX


La vue de cette femme me mettait dans un état si extraordinaire que je pensais souvent à elle comme à une personne qui me plaisait trop ; et voici comment je pensais à elle : cette femme est noble, belle, jeune et sage ; et c’est peut-être par le vouloir de l’Amour qu’elle m’est apparue pour rendre le repos à ma vie. Et quelquefois j’y pensais si amoureusement que mon cœur s’y abandonnait avec le consentement de ma raison. Puis, après cela, ma raison venait me redire : Ô quelle est donc cette pensée qui vient si méchamment me consoler, et ne me laisse plus penser à autre chose ? Puis se redressait encore une autre pensée qui disait : maintenant que l’amour t’a tant fait souffrir, pourquoi ne veux-tu pas te débarrasser d’une telle amertume ? Tu vois bien que c’est un souffle qui t’apporte des désirs amoureux, et qui vient d’un côté aussi attrayant que les yeux de cette femme qui t’a témoigné tant de compassion ? Et, après avoir bien souvent combattu en moi-même, j’ai voulu en dire quelques mots. Et comme c’était les pensées qui me parlaient pour elle qui l’emportaient, c’est à elle que j’ai cru devoir adresser ce sonnet.

Une pensée charmante s’en vient souvent[1],
En me parlant de vous, demeurer en moi.
Elle me parle avec tant de douceur
Qu’elle y entraîne mon cœur.
Mon âme dit alors à mon cœur : qui donc
Vient consoler ainsi notre esprit,
Et dont le pouvoir est si grand
Qu’il ne laisse plus en nous d’autre pensée ?
Et mon cœur répond : Ô âme pensive,
C’est un nouveau souffle d’amour
Qui m’apporte ses désirs ;
Et il a tiré sa vie et son pouvoir
Des yeux de cette compatissante
Que nos souffrances avaient tellement émue[2].



  1. Gentil pensiero che mi parla di vui
  2. Commentaire du ch. XXXIX.