La Vie nouvelle/Chapitre XL


La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 112-114).


CHAPITRE XL


Un jour, vers l’heure de none, il s’éleva en moi contre cet adversaire une puissante imagination qui me fit apparaître cette glorieuse Béatrice avec ce vêtement rouge sous lequel elle s’était montrée à moi pour la première fois. Alors, je me mis à penser à elle, et me reportant à l’ordre du temps passé je me souvins, et mon cœur commença à se repentir douloureusement du désir dont il s’était si lâchement laissé posséder pendant quelques jours, en dépit de la constance de la raison. Et rejetant tout désir coupable, mes pensées retournèrent à la divine Béatrice. Et depuis lors je commençai à penser à elle de tout mon cœur honteux, de sorte que je ne cessais de soupirer.

Et presque tous mes soupirs disaient en sortant ce qui se disait dans mon cœur, c’est-à-dire le nom de cette femme, et comment elle nous avait quittés. Et alors que se renouvelaient ces soupirs, se renouvelaient en même temps les pleurs interrompus, de sorte que mes yeux paraissaient être devenus deux choses qui ne souhaitaient plus que de pleurer. Et il arrivait que par la longue continuité de ces pleurs, ils finissaient par s’entourer de cette rougeur qui est le stigmate des pensées martyrisantes. Aussi furent-ils si bien compensés de leur sécheresse que désormais ils ne purent regarder personne sans que toutes ces pensées leur revinssent.

Aussi voulant que ces désirs coupables et ces vaines tentations fussent détruits de manière qu’il ne restât aucune signification de ce qui précède, j’ai voulu faire ce sonnet qui le fît bien comprendre.

Hélas, par la force des soupirs[1]
Qui naissent des pensées contenues dans mon cœur,
Mes yeux sont vaincus et ne sont plus capables
De regarder ceux qui les regardent.
Et ils sont devenus tels qu’ils semblent n’avoir plus que deux désirs :
Celui de pleurer, et celui de montrer leur douleur,
Et souvent ils pleurent tellement que l’Amour
Les cerne des stigmates du martyre.
Ces pensées, et les soupirs que je pousse
Me remplissent le cœur de telles angoisses

Que l’Amour s’évanouit en gémissant.
Et ils gardent douloureusement inscrit le nom de ma Dame
Et tout ce que j’ai pu dire de sa mort[2].



  1. Lasso ! per forza de’ molti sospiri
  2. Commentaire du ch. XL.