La Vie nouvelle/Chapitre XXXIV


La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 101-103).


CHAPITRE XXXIV


Après que j’eus fait ce sonnet, en pensant qui était celui à qui je comptais l’envoyer comme si je l’eusse composé pour lui, je vis combien valait peu de chose le service que je rendais à celui qui était le plus proche parent de cette glorieuse femme. Aussi avant de le lui donner, je fis deux stances d’une canzone, l’une pour lui-même, l’autre pour moi, afin qu’elles parussent faites pour une personne donnée à ceux qui n’y regarderaient pas de près. Mais, pour qui y regardera attentivement, il paraîtra bien qu’il y a deux personnes qui parlent : l’une ne donne pas à cette femme le nom de sa Dame, tandis que l’autre le fait ouvertement. Je lui donnai cette canzone et ce sonnet en lui disant que c’était pour lui que je l’avais fait.

Toutes les fois, hélas, que me revient[1]
La pensée que je ne dois jamais revoir
La femme pour qui je souffre tant,
Une telle douleur vient s’amasser dans mon cœur
Que je dis : Mon âme,
Pourquoi ne t’en vas-tu pas ?
Car les tourmens que tu auras à subir
Dans ce monde qui t’est déjà si odieux
Me pénètrent d’une grande frayeur.
Aussi, j’appelle la mort
Comme un doux et suave repos.
Je dis : Viens à moi, avec tant d’amour
Que je suis jaloux de ceux qui meurent.
Et dans mes soupirs se recueille
Une voix désolée
Qui va toujours demandant la mort.

C’est vers elle que se tournèrent tous mes désirs
Quand ma Dame
En subit l’atteinte cruelle.
Car sa beauté
En se séparant de nos yeux
Est devenue une beauté éclatante et spirituelle ;
Et elle répand dans le ciel
Une lueur d’amour que les anges saluent,
Et elle remplit d’admiration
Leur sublime et pénétrante intelligence
Tant elle est charmante.



  1. Quantunque volte, lasso ! mi rimembra