La Vie nouvelle/Chapitre XXXIII


La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 100-101).


CHAPITRE XXXIII


Comme je venais de composer ce sonnet, vint à moi quelqu’un qui tenait le second rang parmi mes amis, et il était le parent le plus rapproché de cette glorieuse femme[1]. Il se mit à causer avec moi et me pria de dire quelque chose d’une femme qui était morte. Et il feignit de parler d’une autre qui était morte récemment. De sorte que, m’apercevant bien que ce qu’il disait se rapportait à cette femme bénie, je lui dis que je ferais ce qu’il me demandait. Je me proposai donc de faire un sonnet dans lequel je me livrerais à mes lamentations, et de le donner à mon ami, afin qu’il parût que c’était pour lui que je l’avais fait.

Venez entendre mes soupirs[2],
Ô cœurs tendres, car la pitié le demande.

Ils s’échappent désolés,
Et s’ils ne le faisaient pas
Je mourrais de douleur.
Car mes yeux me seraient cruels,
Plus souvent que je ne voudrais,
Si je cessais de pleurer ma Dame[3]
Alors que mon cœur se soulage en la pleurant.
Vous les entendrez souvent appeler
Ma douce Dame qui s’en est allée
Dans un monde digne de ses vertus,
Et quelquefois invectiver la vie
Dans la personne de mon âme souffrante
Qui a été abandonnée par sa Béatitude[4].



  1. C’est ici le seul témoignage que nous rencontrions de quelque rapprochement entre Dante et quelqu’un de la famille de Béatrice. Ce serait le frère de celle-ci qui s’appelait Manetto (Fraticelli).
  2. Venite a intendere li sospiri miei
  3. Il y a ici deux variantes : lasso, hélas, ou lascio, je laisse, je cesse.
  4. Commentaire du ch. XXXIII.