La Vie littéraire/5/José-Maria de Hérédia. Les Trophées

La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 292-301).
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JOSÉ-MARIA DE HEREDIA
« LES TROPHÉES »

M. José-Maria de Heredia publie aujourd’hui quatre poèmes et cent vingt sonnets qu’il mit trente ans à écrire avec un enthousiasme paisible et l’unique souci de bien faire. Il peut dire comme le poète de l’Anthologie : « J’ai chanté pour les muses et pour moi. » Son livre, les Trophées, était comme Cyrus, nommé avant que de naître, et célèbre alors qu’il n’existait point encore. Il en courait des copies manuscrites. Des disciples fidèles savaient par cœur les pages les plus aimées du livre inédit. Un admirateur plus magnifique que les autres avait fait imprimer les Trophées à un seul exemplaire, pour son usage.

Le livre tant attendu vient de paraître ; et si les fervents n’y découvrent rien qu’ils ne connussent déjà, ils auront du moins la joie d’y retrouver en bel ordre tout ce qu’ils admiraient. Quant à ceux, plus distraits, qui ne suivent que d’un peu loin le mouvement poétique et à qui ces poèmes épars dans les revues ou semés en copies furtives ont échappé, ils sauront désormais où trouver les rimes d’or qu’on vantait depuis plus d’un quart de siècle dans les cénacles. Déjà, vers 1868, aux âges anciens du premier Parnasse, M. José-Maria de Heredia, tout jeune encore, était tenu pour un excellent artiste en vers. C’était le temps où Théophile Gautier lui disait, d’un air magnifique et tranquille : « Heredia, je t’aime, parce que tu portes un nom exotique et sonore et parce que tu fais des vers qui se recourbent comme des lambrequins héraldiques. »

Les voilà enfin réunis et publiés, ces vers éclatants, et ils n’ont rien perdu de leur charme à paraître assemblés par l’imprimeur. Les Trophées comprennent trois épisodes en tierces-rimes de la légende du Cid, et un grand morceau épique sur les conquérants de l’or. Ce sont des ouvrages admirables par la richesse et le fini du travail, par l’ampleur du style décoratif et par un sentiment de l’exactitude qui s’unit toujours chez ce poète au goût de la magnificence. Mais c’est dans le sonnet que M. José-Maria de Heredia est tout à fait excellent. C’est là qu’il est maître et qu’il exerce sa puissance. Seul de tous les poèmes à forme fixe, le sonnet semble encore vivant et propre à recevoir parfois, dans sa forme ancienne, des « pensers nouveaux ». Amoureux avec Dante, Pétrarque et Shakespeare, il est devenu philosophique avec M. Sully Prudhomme, héroïque et descriptif avec M. José-Maria de Heredia. Il nous vint de Florence, tout parfumé de la plus fine fleur de courtoisie qui ait jamais fleuri au monde. Si on le put croire d’origine française c’est faute d’avoir entendu le mot de sonnet au sens où l’emploient Thibault de Champagne et Guillaume de Lorris. Les vieux trouvères appelaient de ce nom toute espèce de chant. Les troubadours n’y attachaient pas une signification beaucoup plus précise. « Les Provençaux, dit Ginguené, appelaient sonnets des pièces dont le chant était accompagné du son des instruments. » C’est en Italie qu’il faut chercher les premiers types du poème de quatorze vers, avec quatrains à rimes redoublées qui est le sonnet tel que nous l’entendons. Quant à dire comment il naquit c’est ce qu’il n’est pas permis de faire. Toutes les origines sont obscures et celles du sonnet, entre autres, se dérobent sous des nuées épaisses. Il est probable qu’il répondait d’abord à des convenances dont nous n’avons plus l’idée et, si l’on y regarde attentivement, on y retrouve, ce me semble, un certain tour scolastique particulier aux poètes du moyen âge et une régularité qui rappelle le temps où l’arithmétique était sœur de la poésie. Je ne puis me défendre d’imaginer une miniature du treizième siècle dans laquelle sur un fond d’outre-mer, dans un paysage toscan, on verrait deux pucelles aux cheveux d’or, l’une comptant sur ses doigts effilés et l’autre jouant du luth avec une décente mignardise et représentant de la sorte les deux conseillères allégoriques du poète composant un sonnet courtois, en langue vulgaire. Rien n’empêcherait qu’on vît aussi, dans cette miniature de mon rêve, le poète lui-même, la tête ceinte de lauriers, par-dessus l’étroit chaperon rouge qui lui presse les tempes, écrivant sur son pupitre chargé de livres le sonnet à sa dame.

Si vous voulez qu’il y ait une légende à cette image, nous lirons au-dessous, en lettres gothiques d’une exacte élégance : L’Arithmétique et la Musique enseignant au poète à chanter la dame dont la beauté cause son tourment. Mais il me vient un scrupule ; je crains que mon chef-d’œuvre imaginaire ne soit point parfait et qu’il n’y manque une figure, celle du syllogisme. Ce serait une troisième demoiselle, plus noble que les deux autres et vêtue d’une robe de brocart d’or. Des fleurs naîtraient à ses pieds, rouges et bleues, dans l’herbe trop verte, et, par l’autorité de son geste didactique, elle ferait paraître qu’elle est la vraie inspiratrice du sonnet. Il n’y a qu’à Ure les sonnets de la Vita nuova et les subtils commentaires par lesquels le poète en expose les mérites pour se persuader que le sonnet primitif fut essentiellement un galant syllogisme et une manière de tourner à la louange des dames les plus beaux arguments de la théologie et de la jurisprudence.

Mais vous m’entendez bien, le poète en chaperon rouge et en longue robe noire, entouré des trois pucelles allégoriques, ce serait Dante ou encore Pétrarque. Ce ne serait ni Ronsard, ni Shakespeare, ni M. José-Maria de Heredia.

Aux mains fleuries des poètes de la Renaissance le sonnet, l’amoureux sonnet, laissa les subtilités scolastiques pour s’orner d’entrelacs et de guirlandes dans le style de Philibert Delorme et de Boccador. Un peu plus tard, il se fit Espagnol et capitan. Au dix-septième siècle il devint ou spirituel (c’est-à-dire religieux), ou galant, et ce fut l’âge des sonnets pénitents et des belles matineuses. Ce jeu lassa comme tous les jeux, et la forme poétique dans laquelle avaient été chantées tour à tour Béatrice et Laure, et la Marie et la Cassandre de Ronsard, tomba dans l’oubli. C’était une merveille abandonnée, comme les sculptures de Notre-Dame de Brou. Les romantiques étaient pieux ; ils avaient le respect du passé et ils touchaient d’une main filiale aux monuments des aïeux. Ils aimaient les restes des vieux âges, même quand ils ne les comprenaient pas très bien. Ils goûtèrent en même temps les amours de Ronsard et les nymphes de Jean Goujon. Le sonnet fut restauré par eux, non point par Lamartine, tout classique encore, et qui ne fit qu’élever en jets magnifiques les eaux dormantes de la poésie du dix-huitième siècle, non point par Victor Hugo, trop lyrique et trop abondant pour enfermer son idée en quatorze vers. Mais par les fervents disciples, par Théophile Gautier, par les frères Deschamps, par Sainte-Beuve, par Auguste Barbier. Sainte-Beuve fut entre tous le vrai restaurateur du sonnet. Il mit à le rétablir tout le soin de son esprit ingénieux et de son art subtil. Et il faut que cette forme de poésie ait dans sa fixité même une merveilleuse souplesse ; il faut que cet arrangement prosodique dont l’origine est inconnue et la raison imperceptible offre vraiment quelque chose d’heureux, puisque des poètes divers de ton, d’inspiration et de génie y plièrent à l’envi leur pensée et firent sortir de ce moule des merveilles variées de grâce ou d’énergie.

Parmi les maîtres et les compagnons du Parnasse, Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Charles Baudelaire, Louis Ménard, Catulle Mendès, Armand Silvestre, Sully Prudhomme, François Coppée, Frédéric Plessis, ont fait du sonnet l’usage le meilleur et le plus original. En se l’appropriant, les modernes l’ont tout à fait transformé. Ils lui ont enlevé son air galant et symétrique, sa pointe. Ils en ont fait une élégie, une ode, un petit poème philosophique, le plus souvent un tableau.

Ce sont des tableaux que les sonnets de M. José-Maria de Heredia, des tableaux d’histoire d’un style large et d’une riche couleur. Je me suis laissé aller tout à l’heure à vanter les vers de ce poète dans le langage réservé à la critique d’art. C’est aussi que les facultés de M. José-Maria de Heredia sont celles d’un peintre et qu’il peint ses sonnets. Si jamais homme au monde connut l’univers sous les catégories de la forme et de la couleur, ce fut lui.

Il ne veut savoir du monde que la beauté plastique, et de la vie que les jeux de la lumière sur les figures des hommes, des animaux, des arbres, des rochers et de la mer. Il est armé d’un œil sûr ; il a une incomparable puissance de vision, qu’il sait exercer dans le domaine du rêve. C’est par là qu’il est poète. Il voit les conquérants de la Nouvelle-Castille, il voit Cléopâtre, il voit un consul romain, il voit Andromède, Hercule, avec la même netteté qu’il voit un vieux berger breton debout à la pointe du Raz. Contours des figures, mouvement des draperies, colorations, jeux de la lumière, il a tout saisi, tout fixé. Ce qui est caché aux yeux ne l’intéresse guère et le mystère des âmes ne le trouble point. Ce n’est pas qu’il manque d’émotion ni même parfois d’une sorte de mélancolie. Il y a çà et là dans ses vers un sentiment douloureux de la destruction irréparable des belles formes et comme une poésie des ruines. Il sent l’écoulement des choses et nous en donne une impression plus profonde peut-être que celle qu’il a lui-même ressentie. Je pourrais citer de lui vingt sonnets qui devraient avoir pour épigraphe le vers de son maître, Pierre de Ronsard :

La matière demeure et la forme se perd.

Et tout « amant de la forme et des dieux » sera sans doute ému quand il lira ces plaintes augustes et sereines :

EN CAMPANIE
Le temple est renversé sur le haut promontoire ;
Et la mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
Les Déesses de marbre et les Tritons d’airain
Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire.

Seul, parfois, un berger menant ses buffles boire,
De sa conque où soupire un antique refrain
Emplissant le ciel calme et l’horizon marin,
Sur l’azur infini dresse sa forme noire.

La Terre maternelle et douce aux anciens Dieux,
Fait à chaque printemps, vainement éloquente,
Au chapiteau brisé verdir une autre acanthe ;

Mais l’homme, indifférent au rêve des aïeux,
Écoute sans frémir, pendant les nuits sereines,
La mer qui se lamente en pleurant les Sirènes.

Je rapporterai à ce même sentiment de deuil philosophique et calme cet autre sonnet, Médaille antique, que je ne puis me défendre de citer ici :

MÉDAILLE ANTIQUE
L’Etna mûrit toujours la pourpre et l’or du vin
Dont l’Erigone antique enivra Théocrite ;
Mais celles dont la grâce en ses vers fut écrite,
Le poète aujourd’hui les chercherait en vain.

Perdant la pureté de son profil divin,
Tour à tour Aréthuse esclave et favorite
A mêlé dans sa veine où le sang grec s’irrite
La fureur sarrasine à l’orgueil angevin.

Tout se transforme ou meurt. Le marbre même s’use.
Agrigente n’est plus qu’une ombre, et Syracuse
Dort sous le bleu linceul de son ciel indulgent ;

Et seul le dur métal que l’amour fit docile
Garde encor, dans l’éclat des médailles d’argent,
L’immortelle beauté des vierges de Sicile.

Il y a encore une sorte de piété dans ce petit poème, composé à Luchon, pour une pauvre petite affranchie de Claude ou de Néron, exilée en Gaule, et qui laissa de sa vie dans la montagne une trace mystérieuse sur une inscription votive à demi effacée. M. de Heredia lut quelques mots sur la pierre et fit le sonnet que voici :

L’EXILÉE
Dans ce vallon sauvage où César t’exila,
Sur la roche moussue, au chemin d’Ardiège,
Penchant ton front qu’argenté une précoce neige,
Chaque soir, à pas lents, tu viens t’accouder là.

Tu revois ta jeunesse et ta chère villa
Et le flamine rouge avec son blanc cortège ;
Et lorsque le regret du sol latin t’assiège.
Tu regardes le ciel, triste Sabinula.

Vers le Gar éclatant aux sept pointes calcaires,
Les aigles attardés qui regagnent leurs aires
Emportent en leur vol tes rêves familiers ;

Et seule, sans désirs, n’espérant rien de l’homme.
Tu dresses des autels aux monts hospitaliers
Dont les Dieux plus prochains te consolent de Rome.

Mais ce que M. José-Maria de Heredia goûte le mieux au monde, c’est la joie de vivre au soleil, c’est l’éclat des belles formes à la lumière. Et ses retours vers la vie antique sont le plus souvent inspirés par l’admiration des corps nus que l’on contemple dans une joie noble que ne trouble point le désir.

LE TEPIDARIUM
La myrrhe a parfumé leurs membres assouplis.
Elles rêvent, goûtant la tiédeur de décembre,
le brasier de cuivre illuminant la chambre
Lie la flamme et l’ombre à leurs beaux fronts pâlis.

Dans les coussins épais, sur la pourpre des lits,
Sans bruit, parfois un corps de marbre rose ou d’ambre
Ou se soulève à peine ou s’allonge ou se cambre.
Le lin voluptueux dessine de longs plis.

Une femme d’Asie, au milieu de l’étuve,
Sentant sur sa chair nue errer l’ardent effluve.
Tord ses bras énervés dans un ennui serein.

Et le pâle troupeau des filles d’Ausonie
S’enivre de la riche et sauvage harmonie
Des noirs cheveux roulant sur un torse d’airain.

Si ron recherchait dans la vie de M. de Heredia le secret de sa pensée on trouverait sans doute que, nourri à Cuba parmi les plus larges fleurs et les plus beaux fruits du monde, il y prit insensiblement cette sensualité sans trouble et cette ingénuité fastueuse, qui font son génie. On trouverait encore qu’il doit à son origine espagnole cet air de grandeur et cette magnificence de geste que nous admirons dans ses vers, ce pouvoir, incompréhensible pour moi, d’être toujours content sans jamais rire.

On y trouverait enfin que tous ces hidalgos qu’il a peints avec un éclat si solide sont ses ancêtres et que ce n’est pas par hasard que son chef-d’œuvre immortel est le huitain des conquérante dont je donne la première pièce, bien qu’elle soit illustre et déjà établie dans les anthologies :

LES CONQUÉRANTS
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal.
Fatigués de porter leurs misères hautaines.
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines.
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Us regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Si le mot de perfection avait un sens, il faudrait l’appliquer à de tels vers. Mais nous dirons plus et mieux en estimant que si jamais poète, en ce temps, réalisa pleinement son idéal c’est l’auteur des Trophées.

19 février 1893.