La Vie littéraire/5/Hippolyte Taine
HIPPOLYTE TAINE[1]
Nous perdons Taine si peu de temps après avoir perdu Renan, et les deux plus belles intelligences, les deux plus vastes lumières de ce temps sont maintenant éteintes. Tous deux virent venir la mort avec la tranquillité d’une sagesse méditative. On saura quelque jour, je l’espère, par une relation fidèle, combien la fin de M. Renan fut exemplaire et avec quelle forte douceur d’âme il quitta ce monde où il avait si pleinement exercé la faculté de comprendre. M. Taine, qui savait que la joie et la santé ne sont « que des accidents heureux », ne s’étonna point des souffrances qui lui annonçaient le terme de sa vie. Il attendait un dernier retour de ses forces pour achever son grand livre des Origines de la France contemporaine. Son attente fut trompée. Il n’en murmura pas. « La mort, disait-il récemment à M. C…, est un phénomène comme la naissance et comme tous les autres phénomènes de la vie. »
Il mourut comme il avait vécu, en philosophe. Car, sous toutes les formes de son activité intellectuelle, esthète, critique, historien, il fut toujours un philosophe. M. Paul Bourget l’a bien fait voir dans un admirable chapitre de ses Essais de psychologie. C’était un philosophe très amoureux des systèmes et attentif à s’enfermer dans des formules exactes.
Il était déterministe. Il l’était nettement et avec une abondance de preuves, une richesse d’illustrations qui fit sur la jeunesse intelligente, à la fin du second Empire, une impression beaucoup plus forte qu’on ne s’imagine aujourd’hui. M. de Bonnières, dans un aperçu très lucide, jeté le lendemain même de la mort de Taine, a signalé l’action exercée par le maître sur quelques-uns de mes contemporains. Et il est vrai que la pensée de ce puissant esprit nous inspira, vers 1870, un ardent enthousiasme, une sorte de religion, que j’appellerai le culte dynamique de la vie. Ce qu’il nous apportait, c’était la méthode et l’observation, c’était le fait et l’idée, c’était la philosophie et l’histoire, c’était la science, enfin.
Et ce dont il nous débarrassait, c’était l’odieux spiritualisme d’école, c’était l’abominable Victor Cousin et son abominable école, c’était l’ange universitaire montrant d’un geste académique le ciel de Platon et de Jésus-Christ. Il nous délivra du philosophisme hypocrite. Certes, il faut que ce bienfait ait été considérable et sûr, car j’entendis récemment un des plus généreux esprits de la jeune génération, M. Charles Maurras, louer avant tout Taine d’avoir « fait taire les vains perroquets de l’éclectisme ».
En ce temps-là, nous avions, au quartier Latin, un sentiment passionné des forces naturelles ; et les livres de Taine avaient beaucoup contribué à nous mettre dans cet état d’âme. Sa théorie des milieux nous émerveillait. Pour ma part, je la croyais très bonne ; en quoi je ne me trompais point. Mais je ne savais pas alors que toutes les théories bien faites sont également bonnes, en ce sens que ce sont des étagères indispensables pour ranger les faits dans des compartiments. Mais, aux environs de ma vingtième année, je ne l’entendais pas de la sorte, et l’on m’aurait fâché en me disant que le système de M. Taine était, comme tous les systèmes, un meuble à tablettes. C’était pourtant cela. Toute la bibliothèque littéraire des Anglais s’y casait à merveille. Il avait été fait sur mesure par un excellent ouvrier. Mon admiration n’a pas diminué, et je goûte, comme au premier jour, ce chef-d’œuvre d’art intellectuel. Comme à vingt ans, je tiens le système pour vrai, puisqu’il est logique. Une vérité philosophique ressemble à ces degrés de longitude et de latitude qui sont marqués sur les cartes. Ces cercles font connaître avec précision la position de tous les points du globe. À six ans, quand je vis une mappemonde pour la première fois, je crus que les lignes qui y étaient tracées correspondaient à une réalité tangible. Je les cherchais dans mes promenades aux Tuileries ; je ne les trouvai point. Ce fut, dans l’ordre scientifique, ma première déception. L’idée que la théorie des milieux pouvait n’être pas absolument vraie fut la seconde ou la troisième.
L’action de M. Taine, vers ce temps-là, fut très forte sur la littérature et sur l’art. Il exerça, notamment, une influence réelle sur M. Émile Zola. Cet écrivain reconnaît volontiers qu’il doit en partie à M. Taine l’idée que tout être est un produit nécessaire du milieu. Et c’est là précisément la philosophie des Rougon-Macquart. Au reste, cette application de ses doctrines ne plut guère au maître, qui n’eut jamais de sympathie pour la littérature naturaliste. Il n’aimait pas beaucoup non plus le romantisme. Les œuvres littéraires ne l’intéressaient que comme des signes d’un état social ou moral, ou comme des manifestations d’une sensibilité particulière. Ce qui se faisait en ce sens sous ses yeux le laissait à peu près indifférent. Il n’enveloppait pas, comme M. Renan, toute la littérature dans un mépris immense et très doux, mais il n’en suivait point les progrès avec attention. Aussi comment l’eût-il pu faire ? Occupé d’un travail gigantesque, pouvait-il trouver le temps de lire les nouveautés ?
Les jeunes écoles, blessées de son dédain, l’accusèrent de timidité et de faiblesse. Reproche bien injuste ! Taine, au lieu de se répandre vainement dans la critique quotidienne, ramassait ses forces pour accomplir une œuvre vaste et savamment ordonnée. Il faut l’en louer et l’en admirer. Et puis nous l’avons dit : c’était un philosophe. Bien qu’il écrivît avec autant d’éclat que de force, il n’avait nullement l’esprit littéraire. Les formes du style l’intéressaient non point en elles-mêmes, mais uniquement comme indices d’un esprit ou d’un tempérament. La critique, telle qu’il la concevait, ne s’applique pas aisément aux productions contemporaines. Elle ne peut s’exercer avec liberté que sur les œuvres du passé.
M. Taine, je le sais, était plein de bonté et de bienveillance. Son accueil était gracieux et il ouvrait aux plus humbles son esprit, réservoir immense de faits et d’idées. Il passait pour craintif. On le jugeait mal. Il était modeste au delà de ce qu’on peut imaginer, et parfois ingénu. Son intelligence avait toutes les audaces. Mais il s’y mêlait, je ne sais comment, des naïvetés de solitaire. Il s’étonnait parfois de choses très naturelles, et je crois qu’il est mort sans comprendre pourquoi ses livres avaient soulevé tant de haines et de colères.
Il y a cinq ans, au plus fort du bruit que faisait son ouvrage sur la Révolution, je le rencontrai, un jour, sur la place de la Concorde. Il était déjà vieillissant, l’œil éteint et les lèvres détendues.
— Et vous, me dit-il de sa jolie voix monotone et zézayante, êtes-vous aussi l’adorateur du crocodile ?
Pour lui, le crocodile, c’était la démocratie. Il ne la haïssait pas, étant trop sage pour rien haïr. Mais il s’en faisait une image horrible. Cette image, dans un esprit si logique et si lié, venait d’un pessimisme profond.
Cet homme paisible et d’une exquise douceur de mœurs pensait des hommes infiniment de mal. Il tenait son semblable pour une méchante bête qu’il ne faut pas lâcher sans muselière. « L’homme, disait-il, est un carnassier ; il l’est par nature et par structure, et jamais la nature ni la structure ne laissent effacer ce premier pli. »
C’est sur ce pessimisme qu’il a établi sa politique spéculative que les partis ont tant exaltée et tant combattue. Louanges vaines et vaines attaques. Les spéculations de la philosophie sont au-dessus des partis. Et la gloire d’un Taine est hors de l’atteinte des gens en place.
- ↑ Article nécrologique. L’illustre écrivain était mort à Paris, le 5 mars 1893. (Note de l’éditeur.)