La Vie littéraire/2/M. Charles Morice

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 203-214).


M. CHARLES MORICE


M. Charles Morice m’a fait l’honneur de répondre publiquement, à ma réponse[1], sous forme d’une brochure éditée par la Librairie académique.

M. Charles Morice est très jeune, il appartient lui-même à la littérature de demain. C’est un poète plein de promesses, d’un talent déjà docte et rare. C’est aussi un esprit méditatif, habile aux spéculations intellectuelles. Comment désespérerait-il d’un avenir auquel il travaille ardemment ? Pourquoi n’appellerait-il pas de ses vœux le triomphe d’un art qui est le sien ? Il a hâte de voir de nouvelles écritures. Celles d’aujourd’hui ne lui disent plus rien.

Sa parfaite courtoisie n’en laisse rien voir ; mais je devine qu’il trouve que nous durons trop. J’ai quelque raison de ne pas partager son impatience. Il est sage d’être toujours prêt à partir, et je me flatte d’être sage. Pourtant, si nous pouvons, mes amis et moi, atteindre, en prolongeant nos paisibles entretiens, les derniers ormeaux qui bordent le chemin de la vie, j’en remercierai la divine ou naturelle providence qui conduit les choses. Je ne crois point que la génération à laquelle j’appartiens ait fait une œuvre mauvaise. Il me semble qu’elle n’a manqué ni d’art, ni de raison, ni de sentiment.

Il me semble que depuis les premiers poèmes de M. Sully Prudhomme, depuis les Intimités, de M. François Coppée, jusqu’aux Essais psychologiques, de M. Paul Bourget et aux Voyages intellectuels, du vicomte Eugène Melchior de Vogüé, il s’est écoulé vingt belles années de poésie et d’étude. Ces vingt années-là, pour ma part, je les ai vécues avec délices. J’ai estimé plusieurs de mes contemporains, j’en ai aimé et admiré quelques-uns ; je puis me dire heureux. Rendons-nous témoignage : nous avons cultivé l’art et étudié la nature. Nous nous sommes approchés de la vérité autant que nous l’avons pu ; nous avons découvert une petite parcelle de beauté qui dormait encore sans forme et sans couleur dans la terre avare. Nous n’avons jamais déclamé, nous avons été des artistes consciencieux et des poètes vrais. Nous avons voulu beaucoup apprendre sans espérer beaucoup savoir. Nous avons gardé le culte des maîtres ; nous avons manqué, sans doute, de grand souffle, d’audace et de génie aventureux ; mais nous avons possédé, je crois, le sens de l’exquis et de l’achevé. Je le dis bien haut : O vous, nés avec moi, mes compagnons de travail, vous avez bien mérité des lettres, et vos livres, publiés depuis dix-neuf années, comptent pour quelque chose dans les consolations et dans les justes fiertés de la patrie !

Il y a une œuvre, entre autres, dont je sais infiniment de gré à mes contemporains. C’est d’avoir déployé cette intelligence heureuse qui pardonne et réconcilie. Ils ont terminé les querelles littéraires que le romantisme avait furieusement allumées. Grâce à nos maîtres Sainte-Beuve et Taine, grâce à nous aussi, il est permis aujourd’hui d’admirer toutes les formes du beau. Les vieux préjugés d’école n’existent plus. On peut aimer en même temps Racine et Shakespeare. J’ai traversé le champ des lettres avec des hommes de bonne volonté qui cherchaient à tout comprendre. La route m’a été douce et m’a semblé courte. Qu’on nous soit reconnaissant, du moins, d’avoir affermi la liberté des sentiments et la paix littéraire dont on jouit à cette heure. Il est possible que l’indifférence publique nous ait aidés dans cette tâche. Toutes les réconciliations sont faites de lassitude. Enfin, à tort ou à raison, on est fatigué des querelles de mots. Le fanatisme littéraire ne réveillerait plus d’échos. Les révolutions que fera la jeune école passeront à peu près inaperçues. Personne ne s’étonne plus de rien. Pour ma part, je ne blâmerai pas le public de son scepticisme à l’égard des nouvelles formes de l’art. « Un peuple n’est jamais coupable », disait le vieux roi Louis-Philippe à Claremont. Voilà une sage parole. Il est imprudent et vain de donner tort à tout le monde. Et puis, je ne crois pas aux nouveautés préméditées. La meilleure manière d’être novateur, c’est de l’être malgré soi et de l’être le moins possible. Les conditions de l’art ont peu changé depuis Homère. Je ne puis me figurer qu’elles changeront beaucoup d’ici à l’Exposition universelle. L’humanité elle-même se modifie très lentement. Quelle que soit l’impatience des jeunes poètes, pour donner des sensations nouvelles à l’homme, il leur faut attendre que l’homme ait acquis des sens nouveaux. Or, de telles acquisitions se font avec une infinie lenteur. M. Jules Soury croit, après le docteur Magnus, que les Grecs d’Homère ne voyaient point les couleurs ; que, pour eux, le ciel n’était point bleu, les arbres n’étaient point verts, les roses n’étaient point roses, et que l’univers se reflétait dans leurs yeux barbares comme une immense grisaille. M. Gladstone le croit aussi. Mais ni M. Gladstone, ni M. Jules Soury, ni le docteur Magnus n’en sont bien sûrs ; et si j’étais sûr de quelque chose, ce serait précisément du contraire.

Il est très probable que les premiers Hellènes voyaient la nature à peu près comme nous la voyons aujourd’hui, et qu’il se passera des milliers de siècles avant que l’oeil humain se perfectionne au point de percevoir des nuances nouvelles. Il en faut dire autant de l’ouïe et même de l’odorat. Les artistes de demain semblent croire que d’ici à peu nous distinguerons l’ultraviolet. C’est l’ultraviolet qu’ils s’obstinent à nous montrer. Et quand nous disons que nous ne pouvons le voir, ils répondent que nous y mettons de la mauvaise volonté.

Ils nous flattent en nous supposant des sens exquis ; nos sens sont aussi grossiers, peu s’en faut, que ceux de nos pères. Tels qu’ils sont, ils nous procurent bien des joies et bien des douleurs. Mais ils ne suffisent point à percevoir les délicatesses de l’art nouveau. Je ne pardonne point aux symbolistes leur obscurité profonde. « Tu parles par énigmes » est un reproche que les guerriers et les rois s’adressent fréquemment dans les tragédies de Sophocle. Les Grecs étaient subtils ; pourtant, ils voulaient qu’on s’exprimât clairement. Je trouve qu’ils avaient bien raison. J’ai passé l’âge heureux où l’on admire ce qu’on ne comprend pas. J’aime la lumière. M. Charles Morice ne m’en promet pas assez pour mon goût. Je veux comprendre tout de suite, et c’est là une exigence qui lui paraît insoutenable.

Vous êtes bien bien pressé ! semble-t-il dire. Seriez-vous de ces esprits légers qui ne peuvent rien supporter de grave ? Que ne méditez-vous les écrits de la jeune école ? que ne les creusez-vous ? que ne les approfondissez-vous ? Et il ajoute en propres termes : « La licence peut être prise par l’artiste d’exiger du lecteur bénévole une sérieuse, une patiente attention. » Je répondrai en toute franchise que voilà, si je ne me trompe, une fâcheuse maxime et un précepte dangereux qui suffiraient à me brouiller avec toute la poétique nouvelle et à m’ôter l’envie de voir s’accomplir les prophéties littéraires de M. Charles Morice. Plus je vis, plus je sens qu’il n’y a de beau que ce qui est facile.

Je suis bien revenu de la beauté des grimoires. À mon sens, le poète ou le conteur, pour être tout à fait galant homme, évitera de causer la moindre peine, de créer la moindre difficulté à son lecteur. Pour faire sagement, il n’exigera point l’attention ; il la surprendra. Il craindra d’exercer la patience des lettrés et croira n’être pas lisible s’il ne peut être lu aisément.

La science a le droit d’exiger de nous un esprit appliqué, une pensée attentive. L’art n’a pas ce droit. Il est, par nature, inutile et charmant. Sa fonction est de plaire ; il n’en a point d’autre. Il faut qu’il soit aimable sans conditions. Je sais bien qu’on a tout brouillé en ce temps-ci et qu’on a Voulu appliquer à la production littéraire les méthodes du travail scientifique. M. Zola, qui ne craint point le ridicule, a dit quelque part : « Nous autres savants ! » Il subsiste pourtant quelque différence entre une chanson et un traité de géométrie descriptive. Les plaisirs que l’art, procure ne doivent jamais coûter la moindre fatigue.

M. Charles Morice nous laisse entendre, il est vrai, que l’art nouveau est obscur, pénible, malgré soi, contre son gré, et à cause seulement de l’extrême difficulté qu’il éprouve à réaliser son idéal. Il se propose, cet art, des choses très difficiles, tandis que l’art ancien s’en tenait aux choses faciles. J’entends cela avec quelque surprise. Je ne croyais point que tout ce qui a été fait jusqu’ici dans les lettres eût été si commode à faire. Mais sachons quelle fonction s’est donné l’art de l’avenir. Il veut s’attacher non plus seulement à l’esprit comme les classiques, non plus seulement à la matière, comme les naturalistes (ce n’est pas moi qui le dis), mais à l’être humain tout entier. Il veut faire la synthèse des littératures ; il veut, selon la formule de M. Charles Morice, « suggérer tout l’homme par tout l’art » .

C’est là une nouveauté. Et, comme toutes les nouveautés, elle est aussi vieille que le monde. De tout temps, l’art a voulu représenter l’homme, et l’homme tout entier. On ne l’a pas dit de tout temps, parce qu’il y eut d’abord des âges de simplicité dans lesquels on ne disputait pas sur la nature du beau ; mais de tout temps on l’a pensé, car c’est la chose là plus naturelle. Les savants prétendent que le Petit Poucet est plus vieux que l’Iliade ; ce n’est pas impossible. Eh bien, les vieilles femmes qui contaient le Petit Poucet aux enfants du Sapla Sindhou avaient aussi l’idée de représenter à leur manière tout « l’homme par tout l’art », comme dit Charles Morice. C’est pareillement, n’en doutez point, ce que se proposait le poète villageois de la vieille France qui fit cette chanson, bien connue de La Fontaine :

 Adieu, cruelle Jeanne.
 Puisque tu n’aimes, pas,
 Je remonte mon âne
 Pour galoper au trépas.
 — Vous y perdrez vos pas,
 Nicolas !

Voilà, sans obscurité aucune, corps et âme, tout l’homme et toute la femme. Il y a beau temps que les lauriers sont coupés dans les bois du Parnasse. Ils repoussent, mais toujours sur les mêmes souches. Sans nous embarrasser dans tant de systèmes, reconnaissons-le naïvement : anciens et modernes, classiques, romantiques, naturalistes, ont représenté, chacun à sa façon, l’homme et tout l’homme.

Ce qu’il y a de plus neuf dans la formule de M. Charles Morice, c’est le mot « suggérer » . Cela, je l’avoue, est terriblement moderne, et même moderniste. J’en sens tout le prix. La suggestion est quelque chose de nouveau, de mystérieux encore et de mal défini. La suggestion est à la mode. Le poète, aujourd’hui, doit être suggestif. Il suggère. Quoi ? Ce qui ne peut être exprimé. Il est le Bernheim de l’inouï, le Charcot de l’ineffable. Non plus exprimer, mais suggérer ! Au fond, c’est là toute la poétique nouvelle. Elle interdit de représenter des idées, comme on faisait autrefois ; elle ordonne d’éveiller des sensations.

Il fut des temps barbares et gothiques où les mots avaient un sens ; alors les écrivains exprimaient des pensées. Désormais, pour la jeune école, les mots n’ont plus aucune signification propre, aucune relation nécessaire entre eux. Ils sont vidés de leurs sens et déliés de toute syntaxe. Ils subsistent pourtant, à l’état de phénomènes sonores et graphiques ; leur fonction nouvelle est de suggérer des images au hasard de la forme des lettres et du son des syllabes. Leur rôle, dans la poésie de l’avenir, est exactement celui des petites bouteilles que le docteur Luys glisse dans le cou de la jeune Esther et qui provoquent chez le sujet l’extase, le rire ou les larmes, mais qui semblent, ce qu’elles sont en effet, des fioles vides à tous les spectateurs insoumis à l’hypnose. Ce seul mot suggérer m’en dit bien long sur les tendances de M. Charles Morice.

Voulez-vous, à ce propos, un exemple du style suggestif ? Voici un sonnet sur Edgar Poë :

  Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change
  Le poète suscite avec un glaive nu
  Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
  Que la mort triomphait dans cette voix étrange

  Eux comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
  Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
  Proclamèrent très haut le sortilège bu
  Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange

  Du sol et de la nue hostiles ô grief
  Si notre idée avec ne sculpte un bas relief
  Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

  Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
  Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
  Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur

Il y a, dans ces quatorze vers non ponctués du maître de l’école une source abondante de sensations ; ce sonnet est suggestif au premier chef ; il affecte délicieusement les sujets sensibles. Mais il ne fait pas plus d’effet sur le lecteur éveillé que les flacons vides du docteur Luys. C’est l’art nouveau. Le malheur est que, tout le monde ne peut pas lire endormi.

M. Charles Morice reconnaît que dans les voies où elle s’engage, la poésie ne manquera pas de tourner le dos à la foule. Il estime cette séparation nécessaire et croit qu’il faut tirer chacun de son côté. « Le public, dit-il, et les poètes ne suivent guère le même chemin. De lui à nous, l’écart s’accentue sans cesse ; et, veuillez le remarquer, notre langue même, si nous la gardons pure, l’éloigne de nous, car il a peu à peu perverti l’instrument merveilleux et ne sait plus guère se repaître que des termes impropres et de métaphores mal faites, des choses sans nom. »

À la place de M. Charles Morice, j’en prendrais mon parti moins aisément. Il n’est pas bon pour un poète de vivre seul. Les poètes sont vains et tendres : ils ont besoin d’être admirés et aimés. Leur orgueil s’exaspère dans la solitude, et, quand on ne les écoute pas, ils chantent faux. Le dédain est très séant aux philosophes et aux savants ; chez les artistes, il n’est qu’une grimace. Et pourquoi le poète ne se plairait-il pas à être écouté de beaucoup ? Il parle au sentiment, et le sentiment est plus répandu que l’intelligence.

Je sais bien qu’il n’y a pas de sentiments exquis sans une certaine culture intellectuelle. Il faut une préparation morale pour goûter la poésie. Mais les âmes ainsi préparées sont plus nombreuses qu’on ne croit ; elles forment le public des poètes. Quand on est poète, on ne doit pas les dédaigner.

M. Charles Morice nous répondra que c’est le grand public qu’il méprise, la foule, le vulgaire profane. Il est certain qu’en art celui-là ne compte pas. Il nous ignore et nous l’ignorons. Il a ses auteurs, qui travaillent pour lui dans la perfection. Il ne nous demande rien. Il ne fait point de mal, puisqu’il ne pense point. Est-il vrai qu’il « pervertisse l’instrument merveilleux » ? Je crois bien qu’en effet il use la langue, puisqu’il s’en sert. Mais, après tout, il en a bien le droit : la langue est faite pour lui comme pour nous. J’ajouterai même qu’elle est faite par lui. Oui, « l’instrument merveilleux » est l’œuvre de la foule ignorante. Les lettrés y ont travaillé pour une assez petite part, et cette part n’est pas la meilleure. Voilà le grand point. La langue n’appartient pas en propre aux lettrés. Ce n’est pas un bien dont ils puissent user à leur guise. La langue est à tout le monde. L’artiste le plus savant est tenu de lui garder son caractère national et populaire ; il doit parler le langage public. S’il veut se tailler un idiome particulier dans l’idiome de ses concitoyens ; s’il croit qu’il peut changer à son gré le sens et les rapports des mots, il sera puni de son orgueil et de son impiété : comme les ouvriers de Babel, ce mauvais artisan du parler maternel ne sera entendu de personne, et il ne sortira de ses lèvres qu’un inintelligible murmure.

Gardons-nous d’écrire trop bien. C’est la pire manière qu’il y ait d’écrire. Les langues sont des créations spontanées ; elles sont l’œuvre des peuples. Il ne faut pas les employer avec trop de raffinement. Elles ont par elles-mêmes un goût robuste de terroir : on ne gagne rien à les musquer.

Il est mauvais aussi d’employer trop de termes anciens et d’affecter l’archaïsme. J’ai vu, il y a deux ans, M. Jean Moréas composer un lexique à son usage avec des termes tombés en désuétude depuis la reine Claude et la duchesse Marguerite. C’est écrire à plaisir dans une langue morte, quand il y a tant de joie à parler toute vive notre aimable langue française. Elle est si douce et si fraîche, si heureuse, si alerte ! elle est si complaisante, quand on ne la violente pas ! Je ne croirai jamais au succès d’une école littéraire qui exprime des pensées difficiles dans une langue obscure.

Ne tourmentons ni les phrases ni les pensées. Ne nous imaginons pas que les temps sont venus, que les vieilles littératures vont tomber en poudre au son des trompettes angéliques, et qu’il faut de nouveaux éblouissements à l’inquiet univers. Les formes d’art qu’on fabrique de toutes pièces dans les écoles sont généralement des machines compliquées et inutiles. Surtout ne proclamons pas trop haut l’excellence de nos procédés. Il n’y a d’art véritable que celui qui se cache.



  1. Réponse à M. Anatole France. Didier, éditeur, 1 vol. in-18.