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La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 190-202).
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DEMAIN


L’avenir est sur les genoux de Zeus.
Homère.


Je reçois la lettre suivante :


Monsieur,

Pour un livre que je prépare, et qui paraîtra en novembre chez l’éditeur, M. Perrin, je désirerais vivement avoir une réponse de vous aux questions que voici :

« Que pensez-vous que doive être la littérature de demain, celle qui n’est qu’en germe encore dans les essais des jeunes gens de vingt à trente ans ? Où va-t-elle sous les influences contraires qui se la partagent (idéalisme — positivisme, patriotisme esthétique et philosophique — lettres et doctrines étrangères, objectivisme — subjectivisme, doctrine de l’exception — triomphe de la démocratie, etc.) ? Est-ce un bien ou un mal, ce manque de groupement qui la caractérise ? N’y a-t-il pas une scission profonde entre les traditions dont la littérature a vécu jusqu’ici et les symptômes nouveaux qu’on pressent plutôt qu’on ne pourrait les définir ? Voyez-vous un bon ou un mauvais signe en cette maîtrise de tous les arts, y compris celui d’écrire, par la critique moderne ? Enfin, où est l’avenir ? »

« Agréez, monsieur, etc.

 CHARLES MORICE.

Une semblable lettre est faite pour me flatter et surtout pour m’embarrasser. Mais, à vrai dire, les questions que me pose M. Charles Morice, chacun des lecteurs de la Vie littéraire a le droit de me les poser. C’est pourquoi je vais répondre de mon mieux et publiquement :

 À monsieur Charles Morice.

« Monsieur,

» Vous êtes esthète et vous voulez bien me croire esthète. C’est me flatter. Je vous avouerai, et mes lecteurs le savent, que j’ai peu de goût à disputer sur la nature du beau. Je n’ai qu’une confiance médiocre dans les formules métaphysiques. Je crois que nous ne saurons jamais exactement pourquoi une chose est belle.

» Et je m’en console. J’aime mieux sentir que comprendre. Peut-être y a-t-il là quelque paresse de ma part. Mais la paresse conduit à la contemplation, la contemplation mène à la béatitude. Et la béatitude est la récompense des élus. Je n’ai pas le talent de démonter les chefs-d’œuvre, comme le faisait excellemment sur cette terre notre regretté confrère M. Maxime Gaucher. Je vous fais cet aveu, monsieur, pour que vous ne soyez pas désagréablement surpris si mes réponses manquent tout à fait d’esprit de système. Vous me demandez mon avis sur la jeune littérature. Je voudrais, en vous répondant, prononcer des paroles souriantes et de bon augure. Je voudrais détourner les présages de malheur. Je ne puis, et je suis contraint d’avouer que je n’attends rien de bon du prochain avenir.

» Cet aveu me coûte Car rien n’est doux comme d’aimer la jeunesse et d’en être aimé. C’est la récompense et la consolation suprême. Les jeunes gens vantent si sincèrement ceux qui les louent ! Ils admirent et ils aiment comme il faut qu’on admire et qu’on aime : trop. Il n’y a qu’eux pour jeter généreusement des couronnes. Oh ! que je voudrais être en communion avec la littérature nouvelle, en sympathie avec les œuvres futures ! Je voudrais pouvoir célébrer les vers et les « proses » des décadents. Je voudrais me joindre aux plus hardis impressionnistes, combattre avec eux et pour eux. Mais ce serait combattre dans les ténèbres, car je ne vois goutte à ces vers et à ces proses-là, et vous savez qu’Ajax lui-même, le plus brave des Grecs qui furent devant Troie, demandait à Zeus de combattre et de périr en plein jour.

 [Grec : En de phaei chai olesson…]

» J’en souffre, mais je ne me sens attaché aux jeunes décadents par aucun lien. Ils seraient Cynghalais ou Lapons, qu’ils ne me sembleraient pas plus étranges.

» Cela est à la lettre. Tenez : on vend pour un sou, tout le long des boulevards, une notice sur les Hottentots du Jardin d’acclimatation. Je n’ai pas manqué de l’acheter parce que je suis badaud et museur de ma nature. Semblablement au temps de la Ligue, un autre Parisien, pour lequel j’ai beaucoup de sympathie, Pierre de l’Estoile, achetait tous les libelles qui se criaient sous ses fenêtres, dans la vieille rue de Saint-André-des-Arcs. J’ai lu cette notice avec assez de plaisir, et j’y ai trouvé une chanson à la lune, qu’un poète, Namaqua ou Korana, a composée il y a dix ans ou mille ans, je ne sais, et qui se chante, dit-on, dans des kraals, sous la hutte d’écorce, au son des guitares sauvages.

» Voici celle chanson :

« Sois la bienvenue, chère lune ! Nous avions le regret de ta belle lumière. Tu es une amie fidèle. Pour toi ce tendre agneau et ce tabac excellent. Mais si tu ne reçois point nos offrandes, nous mangerons et nous fumerons pour toi, chère lune. »

» Ce n’est pas là une chanson bien poétique. Les Hottentots n’ont ni dieu ni poésie ; ou du moins ils pensent que Dieu ne s’occupe pas des affaires humaines ; en quoi, je le dis en passant, ils pensent comme plusieurs de nos grands philosophes. Les Hottentots n’ont point d’idéal. Et pourtant leur petite chanson à la lune me touche. Je la comprends quand on me la traduit. Et MM. José-Maria de Hérédia et Catulle Mendès ont beau me traduire à l’envi des sonnets de la nouvelle école, je n’y entends absolument rien. Je le répète, je me trouve plus voisin d’un pauvre sauvage que d’un décadent. Je ne puis concevoir ce que c’est que l’impressionnisme. Le symbolisme m’étonne. Vous me direz, monsieur, qu’il n’est fait que pour cela. Je crois que non, et que c’est une maladie. Je crois même qu’on en meurt. Car je n’entends plus guère parler des sonnets de M. Ghil. Il y a deux ans, je recevais des journaux décadents et des revues symbolistes ; le bon et fidèle éditeur de la nouvelle pléiade, M. Léon Vannier, m’envoyait des plaquettes étranges qui m’amusaient infiniment, à mes heures de perversité ; même il venait me voir. Il m’a beaucoup plu. C’est un homme doux et joyeux. Le soir, sur le pas de sa porte, il contemple les grandes formes d’ombre des tours de Notre-Dame et songe qu’il berce l’enfance d’un nouvel Hugo. Aujourd’hui je ne vois plus rien venir, et je crains que la race des symbolistes ne soit aux trois quarts éteinte. Les destins, comme dit le poète, n’ont fait que la montrer à la terre.

» Ils étaient singuliers, ces jeunes poètes et ces jeunes prosateurs ! On n’avait encore rien vu de pareil en France, et il serait curieux de rechercher les causes qui les ont produits et déterminés. Je ne veux pas m’enfoncer trop avant dans cette recherche. Je ne remonterai pas jusqu’à la nébuleuse primitive. Ce serait aller trop loin et ne pas aller assez loin ; car enfin il y avait quelque chose avant la nébuleuse primitive. Je remonterai seulement au naturalisme, qui commença à envahir la littérature au milieu du second empire. Il débuta avec éclat et produisit du premier coup un chef-d’œuvre : Madame Bovary. Et, qu’on ne s’y trompe pas, le naturalisme était excellent à bien des égards. Il marquait un retour à la nature, que le romantisme avait méprisé follement. Il était la revanche de la raison. Le malheur voulut que bientôt le naturalisme subit l’empire d’un talent vigoureux, mais étroit, brutal, grossier, sans goût, et ignorant de la mesure, qui est tout l’art.. Je crois avoir assez bien défini le nouveau candidat à l’Académie française, celui-là même qui disait tantôt, avec autant d’élégance que d’exactitude : « J’ai divisé mes visites en trois groupes. »

» Avec lui, le naturalisme tomba tout de suite dans l’ignoble. Descendu au dernier degré de la platitude, de la vulgarité, destitué de toute beauté intellectuelle et plastique, laid et bête, il dégoûta les délicats. Vous savez qu’il n’y a pas de réactions raisonnables. Les plus nécessaires sont peut-être les plus furieuses. L’école de Médan suscita le symbolisme. De même, dans l’empire romain, si l’on peut comparer les petites choses aux grandes, un sensualisme grossier produisit l’ascétisme.

» À les bien prendre, nos jeunes poètes sont des mystiques. Je rencontrais tantôt cette phrase dans la vie d’un des Pères de la Thébaïde : « Il lisait les Écritures pour y trouver des allégories. » Il faut aux disciples de M. Mallarmé des allégories et tout l’ésotérisme des antiques théurgies. Point de poésie sans un sens caché. On dit même que le maître veut qu’un livre excellent présente trois sens superposés Le premier sens, tout litté ral et grossier, sera compris de l’homme oisif qui, s’arrêtant sous les galeries de l’Odéon et aux étalages des libraires, parcourt les livres sans en couper les feuillets. Le second sens, plus spirituel, apparaîtra au lecteur qui fera usage du couteau à papier. Le troisième sens, infiniment subtil et pourtant voluptueux, sera la récompense de l’initié qui saura lire les lignes dans un ordre savant et secret. Quel est cet ordre ? Peut-être 3, 6, 5, qui corresponde l’oeil nocturne d’Osiris. Mais ce n’est là qu’une conjecture. Je crains que le troisième sens ne m’échappe à jamais.

» Je ne sais pas bien exactement ce que pouvait être pour un contemporain de Ptolémée Philadelphe le poème de Lycophron. Mais il me semble que certains raffinés d’Alexandrie devaient avoir le cerveau fait un peu comme celui de M. Mallarmé et de ses disciples.

» Je vois à côté d’eux une nuée de jeunes romanciers, fort raisonnables et point symbolistes du tout. Il en est qui continuent M. Émile Zola. Vous savez, monsieur, que les romans de M. Zola sont aisément imitables. Le procédé y est toujours visible, l’effet toujours outré, la philosophie toujours puérile. La simplicité extrême de la construction les rend aussi faciles à copier que les vierges byzantines, j’aurais dû dire, peut-être, les figures d’Épinal. D’autres aussi jeunes et déjà plus originaux, expriment leur propre idéal. Malheureusement, ils sont, pour la plupart, bien durs et bien tendus ; ils visent trop à l’effet et veulent trop montrer leur force. C’est encore une des disgrâces de l’art contemporain. Il est brutal. Il ne craint ni de choquer, ni de déplaire. On croit qu’on a tout fait quand on a offensé les mœurs et choqué les convenances. C’est une grande erreur. Elle est excusable et presque touchante chez les très jeunes gens, parce qu’il s’y mêle une infinie candeur. Ils ne savent pas que dans une société polie la volupté est aussi intéressée que la vertu à la conservation de la morale et au respect des convenances. Ils ne savent pas que tous les instincts trouvent en définitive leur compte dans les belles mœurs du monde. Mais on voudrait que le sentiment du respect fût moins étranger au cœur de nos jeunes romanciers.

» Ce qu’il y a de tout à fait louable en eux, c’est la connaissance qu’ils ont de la technique de leur art. S’ils composent mal, c’est moins par ignorance que par dédain : car vous savez qu’un livre bien composé est par cela même, selon le préjugé qui règne, un livre méprisable. Il suffit que M. Octave Feuillet compose en maître pour qu’on le mésestime. Le morceau est tout pour nos jeunes gens, et ils l’enlèvent avec une adresse remarquable. Ce sont d’excellents ouvriers et qui savent leur métier sur le bout du doigt. J’en connais de fort instruits, de savants même, bien armés pour écrire et qui donnent de solides espérances.

» Et quand on songe qu’un homme très jeune éprouve de grandes difficultés à se montrer avantageusement dans un genre qui, comme le roman exige une certaine expérience de la vie et du monde, on ne désespère pas de l’avenir de cette forme littéraire que la France a tant de fois et si heureusement renouvelée depuis le XVe siècle.

» Pourtant, je vous l’avoue, monsieur, c’est avec quelque défiance et un peu de tristesse que je vois s’amasser sur ma table ces piles de livres jaunes. On publie deux ou trois romans par jour. Combien, dans le nombre, doivent survivre ? Le XVIIIe siècle n’en a pas laissé dix, et c’est un des beaux siècles de la fiction en prose. Nous avons trop de romans, et de trop gros. Il faudrait laisser les gros livres aux savants. Les contes les plus aimables ne sont-ils pas les plus courts ? Ce qu’on lit toujours, c’est Daphnis et Chloé, c’est la Princesse de Clèves, Candide, Manon Lescaut, qui sont épais chacun comme le petit doigt. Il faut être léger pour voler à travers les âges. Le vraie génie français est prompt et concis. Il était incomparable dans la nouvelle. Je voudrais qu’on fît encore la belle nouvelle française ; je voudrais qu’on fût élégant et facile, rapide aussi. C’est là, n’est-il pas vrai ? la parfaite politesse d’un écrivain.

» On peut beaucoup dire en un petit nombre de pages. Un roman devrait se lire d’une haleine. J’admire que ceux qu’on fait aujourd’hui aient tous également trois cent cinquante pages. Cela convient à l’éditeur. Mais cela n’est pas toujours convenable au sujet.

» Souffrez, monsieur, que je n’entre pas, pour le moment, dans le détail des classifications de la « littérature de tout à l’heure », telles que vous les avez établies vous-même. L’examen des tendances de la jeunesse intellectuelle nous entraînerait beaucoup trop loin. Vous constatez que ces tendances sont très divergentes. En effet, il est de plus en plus difficile de distinguer des groupes nettement définis. Il n’y a plus d’écoles, plus de traditions, plus de discipline. Il était sans doute nécessaire d’arriver à cet excès d’individualisme. Vous me demandez si c’est un bien ou un mal d’y être arrivé. Je vous répondrai que l’excès est toujours un mal. Voyez comment naissant les littératures et comment elles meurent. À l’origine, elles ne produisent que des œuvres collectives. Il n’y a pas l’ombre d’une tendance individuelle dans l’Iliade et dans l’Odyssée ; plusieurs mains ont travaillé à ces grands monuments sans y laisser une empreinte distincte. Aux œuvres collectives succèdent des œuvres individuelles ; d’abord, l’auteur semble craindre encore de trop paraître. C’est un Sophocle ; mais peu à peu la personnalité s’étale davantage ; elle s’irrite, elle se tourmente, elle s’exaspère. Déjà Euripide ne peut se tenir de figurer à côté des dieux et des héros. Il faut que nous sachions ce qu’il pense des femmes et quelle est sa philosophie. Tel qu’il est, malgré son indiscrétion, à cause peut-être de son indiscrétion même, il m’intéresse infiniment. Pourtant, il marque la décadence, l’irréparable et rapide décadence. Les belles époques de l’art ont été des époques d’harmonie et de tradition. Elles ont été organiques. Tout n’y était pas laissé à l’individu. C’est peu de chose qu’un homme et même qu’un grand homme, quand il est tout seul. On ne prend pas assez garde qu’un écrivain, fût-il très original, emprunte plus qu’il n’invente. La langue qu’il parle ne lui appartient pas ; la forme dans laquelle il coule sa pensée, ode, comédie, conte, n’a pas été créée par lui ; il ne possède en propre ni sa syntaxe ni sa prosodie. Sa pensée même lui est soufflée de toutes parts. Il a reçu les couleurs ; il n’apporte que les nuances, qui parfois, je le sais, sont infiniment précieuses. Soyons assez sages pour le reconnaître : nos œuvres sont loin d’être toutes à nous. Elles croissent en nous, mais leurs racines sont partout dans le sol nourricier. Avouons donc que nous devons beaucoup à tout le monde et que le public est notre collaborateur.

» Ne nous efforçons pas de rompre les liens qui nous attachent à ce public ; multiplions-les, au contraire. Ne nous faisons ni trop rares ni trop singuliers. Soyons naturels, soyons vrais. Effaçons-nous, afin qu’on voie en nous non pas un homme, mais tout l’homme. Ne nous torturons pas : les belles choses naissent facilement. Oublions-nous : nous n’avons d’ennemi que nous-même. Soyons modestes. C’est l’orgueil qui précipite la décadence des lettres. Claudien mourut plus satisfait que Virgile. Soyons simples, enfin. Disons-nous que nous parlons pour être entendus ; pensons que nous ne serons vraiment grands et bons que si nous nous adressons, je ne dis pas à tous, mais à beaucoup.

» Voilà, monsieur, les conseils que j’oserais donner à nos jeunes gens. Mais je crains qu’il ne faille une expérience déjà longue pour en découvrir le sens profond. Heureusement qu’ils sont bien inutiles à ceux qui naissent avec un beau génie. Ceux-là, dès le berceau, sont nos maîtres, et la critique, loin de leur rien apprendre, doit tout apprendre d’eux.

» Vous me demandez, monsieur, « si je vois un bon ou un mauvais signe en cette maîtrise de tous les arts, y compris celui d’écrire, par la critique » . J’ai déjà dit quelques mots sur l’excellence de la critique au sujet d’un livre de M. Jules Lemaître. Je crois que la critique ou plutôt l’essai littéraire, est une forme exquise de l’histoire. Je dis plus : elle est la vraie histoire, celle de l’esprit humain. Elle exige, pour être bien traitée, des facultés rares et une culture savante. Elle suppose un affinement intellectuel que de longs siècles d’art ont pu seuls produire. C’est pourquoi elle ne se montre que dans les sociétés déjà vieilles, à l’heure exquise des premiers déclins. Elle survivra à toutes les autres formes de l’art si, comme dit une scolie de Virgile que j’ai trouvée quelque part citée par M. Littré, « on se lasse de tout, excepté de comprendre » . Mais je crois plutôt que les hommes ne se lasseront jamais d’aimer et qu’il leur faudra toujours des poètes pour leur donner des sérénades.

» — Où en est l’avenir ? demandez-vous, monsieur, en terminant votre lettre.

» L’avenir est dans le présent, il est dans le passé. C’est nous qui le faisons ; s’il est mauvais, ce sera de notre faute. Mais je n’en désespère pas.

» Je m’aperçois que je n’ai pas dit la centième partie de ce que je voulais dire. Je voulais, par exemple, essayer d’indiquer les conditions nouvelles que la démocratie et l’industrie feront à l’art demain. Je me figure que ces conditions seront très supportables. Ce sera le sujet d’une prochaine lettre.

» Veuillez agréer, etc. »