La Vie littéraire/2/M. Alexandre Dumas fils

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 1-9).


M. ALEXANDRE DUMAS FILS
LE CHÂTIMENT D’IZA ET LE PARDON DE MARIE



Le roman fameux[1] dont un poète de talent, M. Dartois, vient de tirer un drame, date de plus de vingt ans. Quand il le publia, M. Alexandre Dumas, déjà célèbre, n’était pas encore, comme aujourd’hui, un moraliste redouté, un des directeurs spirituels de son siècle. Il n’avait pas encore annoncé l’Évangile du châtiment et révoqué le pardon de Madeleine. Il n’avait pas dit encore : « Tue-la ! » C’est précisément dans l’Affaire Clémenceau qu’il exposa pour la première fois cette doctrine impitoyable. Il est vrai qu’il n’y parla point pour son propre compte et que ce livre est, comme le titre l’indique, le mémoire d’un accusé. Mais on devinait le philosophe sous le romancier, on voyait la thèse dans l’œuvre d’art. L’Affaire Clémenceau contenait en germe l’Homme-Femme et la Femme de Claude. Ai-je besoin de rappeler qu’il s’agit, dans le roman, d’un enfant naturel, du fils d’une pauvre fille abandonnée, qui travaille pour vivre ? Clémenceau n’a jamais connu son père. Il est encore tout petit quand, à la pension, ses camarades lui font honte de sa naissance. Il est beau, il est fort, il est intelligent et bon. Dès l’enfance, son génie se révèle : conduit par hasard dans un atelier de sculpteur, il reconnaît sa vocation. Il est destiné à pétrir la glaise ; il est voué au tourment délicieux de fixer dans une matière durable les formes de la vie. Le travail le garde chaste. Mais jeune, ignorant et vigoureux, il est une proie dévolue à l’amour. Une nuit, dans un bal travesti, il rencontre une enfant, habillée en page et qui accompagne une abondante et magnifique Marie de Médicis, sa mère. Iza, cette enfant, est parfaitement belle. Mais ce n’est qu’une enfant. D’ailleurs elle n’a fait qu’apparaître comme un présage. Elle s’en est allée avec sa mère, la comtesse Dobronowska, une aventurière polonaise, chercher fortune en Russie. La comtesse, ne pouvant la marier, essaye de la vendre. Iza lui échappe et, soit amour, soit fantaisie, elle vient demander asile au sculpteur Clémenceau, qui est devenu célèbre en peu d’années. Il l’attendait. Il l’épouse, il l’aime. Il l’aime d’un amour à la fois idéal et esthétique. Il l’aime parce qu’elle est la forme parfaite et parce qu’elle est l’infini que nous rêvons tous, dans ce rêve d’une heure qui est la vie. Iza, nourrie par une mère infâme, est naturellement impudique, menteuse, ingrate et lascive. Pourtant elle aime Clémenceau, qui est robuste et beau. Mais elle le trahit, parce que trahir est sa fonction naturelle. Elle trompe l’homme qu’elle aime, pour des bijoux ou seulement pour le plaisir de tromper. Elle se donne à des gens célèbres qui fréquentent sa maison, et cela pour le plaisir d’avoir certaines idées, quand ces personnages sont réunis, le soir à la table dont elle fait gravement les honneurs avec son mari. Elle est comme les grands artistes qui ne se plaisent qu’aux difficultés : elle croise, complique, mêle ses mensonges ; elle ose tout, si bien que son mari est bientôt le seul homme à Paris qui ignore sa conduite. Il est désabusé, par hasard. Il la chasse. Mais il l’aime encore. Comment s’en étonner ? Ce n’est pas parce qu’elle est indigne qu’il l’aimerait moins.

L’amour ne se donne pas comme un prix de vertu. L’indignité d’une femme ne tue jamais le sentiment qu’on a pour elle ; au contraire, il le ranime parfois : l’auteur de la Visite de noces le sait bien. Ce malheureux Clémenceau s’enfuit jusqu’à Rome, où il se réfugie en plein idéal d’art. Il entame une copie du Moïse de Michel-Ange à même le bloc, avec une telle furie qu’on croirait qu’il veut lui-même se briser contre ce marbre qu’il taille. Il a voulu la fuir. Mais il l’attend, le misérable !

Il l’attend, les bras ouverts. Elle ne vient pas : elle reste à Paris, la maîtresse d’un prince royal en bonne fortune. Là, au milieu de son luxe, paisible, elle compose un dernier chef-d’œuvre de perfidie : elle séduit le seul ami qui soit resté à son mari. Clémenceau l’apprend : c’en est trop ; il accourt, il se précipite chez elle, il la revoit, il la trouve charmante, amoureuse, car elle l’aime toujours. Elle est belle, elle est irrésistible. Que fait-il ? Il la possède une fois encore et il la tue.

Tel est le sujet, l’argument, comme on disait dans la vieille rhétorique. On sait qu’il est traité avec une habileté d’autant plus grande qu’elle se cache sous les apparences d’un naturel facile. Il est superflu aujourd’hui de louer dans ce livre la simplicité savante, l’éloquence sobre et passionnée. J’ai dit qu’il y avait dans l’Affaire Clémenceau une œuvre d’art et une thèse morale. L’œuvre d’art est de tout point admirable. Quant à la thèse, elle fait horreur, et toutes les forces de mon être me soulèvent à la fois contre elle.

Si Clémenceau disait : « J’ai tué cette femme parce que je l’aimais », nous penserions : « C’est, après tout, une raison. » La passion a tous les droits, parce qu’elle va au-devant de tous les châtiments. Elle n’est pas immorale, quelque mal qu’elle fasse, car elle porte en elle-même sa punition terrible. D’ailleurs, ceux qui aiment disent : Je la tuerai ! mais ils ne tuent pas. Mais Clémenceau n’allègue pas seulement son amour, il invoque la justice. C’est ce qui me fâche. Je n’aime pas que ce mari violent, et qui devint un amant, prenne des airs de justicier. Je n’aime pas qu’il brandisse comme l’instrument auguste des vengeances publiques, le couteau « à manche jaspé, à garde de vermeil incrustée de grenats, à lame d’acier niellée d’or ».

Il est penseur. Il est idéologue. Parfois il parle comme si, en vérité, il avait attenté à la vie d’un député opportuniste ou radical. Il y a en lui du Baffier et de l’Aubertin. Il a des idées générales, il a un système ; il donne à son crime je ne sais quelles intentions humanitaires. Il est trop pur. Il m’est désagréable qu’on assassine par vertu. Sa défense est d’un meurtrier idéologue. Si j’étais juré, je ne l’acquitterais pas. À moins que les médecins légistes ne m’avertissent que je suis en présence d’un paralytique général, ce qui, à vrai dire, ne m’étonnerait guère. Il m’assure qu’il était honnête homme et bon fils. Je n’en veux pas disputer. Mais il donne à entendre qu’il était un grand artiste et faisait de très belles figures ; et cela j’ai peine à le croire. Un grand artiste porte en soi l’instinct généreux de la vie. Il crée et ne détruit pas. C’est un ouvrage stupide que d’assassiner une femme. Les hommes capables d’une telle boucherie doivent être insupportables. En admettant qu’ils ne soient pas tout à fait des déments, ils doivent avoir bien peu de grâce dans l’esprit, bien peu de souplesse dans l’intelligence. J’imagine qu’ils restent lourds et durs au milieu même du bonheur, et que leur âme n’a pas ces nuances charmantes sans lesquelles l’amour même semble terne et monotone.

Le mémoire n’en dit rien, mais Iza dut passer avec cet homme des heures terriblement maussades. Avant de l’assassiner, il dut l’ennuyer. Il était honnête, sans doute ; mais c’est un pauvre bagage en amour qu’une impitoyable honnêteté. Non, il n’avait pas l’âme belle. Dans les belles âmes, une divine indulgence se mêle à la passion la plus furieuse.

S’il est vrai qu’on ne trouve guère d’amour sans haine, il est vrai aussi qu’on ne voit guère de haine sans pitié. Ce malheureux avait le crâne étroit. C’était un fanatique ; c’est-à-dire un homme de la pire espèce. Tous les fanatismes, même celui de la vertu, font horreur aux âmes riantes et largement ouvertes. Le mal vient uniquement de ce Clémenceau qui eut le tort d’épouser une femme qui n’était pas faite pour cela. Les Grecs le savaient bien, que toutes les femmes ne sont pas également propres à faire des épouses légitimes. Il ne pénétrait pas assez le mystère des appétits et des instincts. S’il avait soupçonné le moins du monde les obscurs travaux de la vie animale, il se serait dit, comme le bon médecin Fagon, qu’il faut beaucoup pardonner à la nature. Il aurait murmuré dans le fond de son âme ce que l’aimable Sardanapale de Byron disait sur son bûcher à la jeune Myrrha : « Si ta chair se trouble, si tu crains de te jeter à travers ces flammes dans l’inconnu, adieu, va et sache bien que je ne t’en aimerai pas moins, mais qu’au contraire je t’en chérirai davantage pour avoir été docile à la nature. » Et il aurait pleuré, et son cœur se serait amolli, il n’aurait pas tué la pauvre Iza, que d’ailleurs il n’aurait pas préalablement épousée.

Certes, c’était une mauvaise fille. Elle avait des instincts pervers. Mais sommes-nous tout à fait responsables de nos instincts ? L’éducation et l’hérédité ne pèsent-elles pas sur tous nos actes ? Nous naissons incorrigibles, hélas ! Nous naissons si vieux ! Si Clémenceau avait songé que tous les éléments dont se composait le corps délicieux de cette pauvre enfant existaient et s’agitaient dans l’immoral univers de toute éternité, il n’aurait pas brisé cette délicate machine. Il aurait pardonné à cette âme obscure le crime de ses nerfs et de son sang. Écoutez ce que dit en vers la philosophie naturelle ; elle dit :

Les choses de l’amour ont de profonds secrets.
L’instinct primordial de l’antique nature,
Qui mêlait les flancs nus dans le fond des forêts,
Trouble l’épouse encor sous sa riche ceinture ;
Et, savante en pudeur, attentive à nos lois,
Elle garde le sang de l’Ève des grands bois.

Je sais, je sais tout ce qu’on doit à la morale. Dieu me garde de l’oublier ! La société est fondée sur la famille, qui repose elle-même sur la foi des contrats domestiques. La vertu des femmes est une vertu d’État. Cela date des Romains. La victime héroïque de Sextus, la chaste Lucrèce, exerçait la pudeur comme une magistrature. Elle se tua pour l’exemple : Ne ulla deinde impudica Lucretiæ exemplo vivet. À ses yeux, le mariage était une sorte de fonction publique dont elle était investie. Voilà qui est bien. Ces Romains ont édifié le mariage comme les aqueducs et les égouts. Ils ont uni du même ciment la chair et les pierres. Ils ont construit pour l’éternité. Il n’y eut jamais au monde maçons et légistes pareils. Nous habitons encore la maison qu’ils ont bâtie. Elle est auguste et sainte. Cela est vrai ; mais il est vrai aussi qu’il est écrit. « Tu ne tueras pas. » Il est vrai que la clémence est la plus intelligente des vertus et que la philosophie naturelle enseigne le pardon. D’ailleurs, quand il s’agit d’amour, pouvons-nous discerner notre cause ? Qui de nous est assez pur pour jeter la première pierre ? Il faut bien en revenir à l’Évangile. En matière de morale ce sont toujours les religions qui ont raison, parce qu’elles sont inspirées par le sentiment, et que c’est le sentiment qui nous égare le moins. Les religions n’uniraient point les hommes si elles s’adressaient à l’intelligence, car l’intelligence est superbe et se plaît aux disputes. Les cultes parlent aux sens ; c’est pourquoi ils assemblent les fidèles : nous sentons tous à peu près de même et la piété est faite du commun sentiment.

Il est arrivé à chacun de nous d’assister, dans quelque église, tendue de noir, à d’illustres obsèques. L’élite de la société, des hommes honorés, quelques-uns célèbres, des femmes admirées et respectées, étaient rangés des deux côtés de la nef, au milieu de laquelle s’élevait le catafalque, entouré de cierges. Tout à coup le Dies iræ éclatait dans l’air épaissi par l’encens, et ces stances composées, dans quelque jardin sans ombre, par un doux disciple de saint François, se déroulaient sur nos têtes comme des menaces mêlées d’espérances. Je ne sais si vous avez été touché ainsi que moi jusqu’aux larmes de cette poésie empreinte de l’austère amour qui débordait de l’âme des premiers franciscains. Mais je puis vous dire que je n’ai jamais entendu la treizième strophe sans me sentir secoué d’un frisson religieux. Elle dit, cette strophe :

Qui Mariam absolvisti
Et latronem exaudisti,
Mihi quoque spem dedisti.

« Toi, qui as absous la pécheresse et pardonné au larron, à moi aussi tu as donné l’espérance. »

Le chantre qui lance ces paroles latines dans le vaisseau de l’église est ici la voix de l’assemblée entière. Tous les assistants, ces purs, ces grands, ces superbes, doivent répéter intérieurement « Toi, qui as absous la pécheresse et pardonné au larron, à moi aussi tu as donné l’espérance. » Voilà ce que veut l’Église, qui a condamné le vol et fait du mariage un sacrement. Elle humilie, dans sa sagesse, les vertus de ces heureux qu’on appelle les justes, et elle rappelle aux meilleurs d’entre nous que, loin de pouvoir s’ériger en juges, ils doivent eux-mêmes implorer leur pardon. Cette morale chrétienne me semble infiniment douce et infiniment sage. Elle ne prévaudra jamais tout à fait contre les violences de l’âme et l’orgueil de la chair ; mais elle répandra parfois sur nos cœurs fatigués sa paix divine et elle nous enseignera à pardonner, avec toutes les autres offenses, les trahisons qui nous ont été faites par celles que nous avons trop aimées.



  1. Affaire Clémenceau, mémoire de l’accusé, 1 vol. in-18. Calmann Lévy, édit.