La Vie littéraire/2/Les Jouets d’enfants

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 10-17).


LES JOUETS D’ENFANTS


Je viens de lire, pour mon plaisir des contes d’enfants, la Comédie des jouets[1], que nous donne M. Camille Lemonnier. M. Camille Lemonnier a marqué sa place au premier rang des littérateurs belges. Il écrit des romans vrais dans une langue pleine de saveur. C’est un conteur naturel, qui plaît aux Parisiens comme aux Bruxellois. Je savais, par ses livres, qu’il adorait les choses de la vie, et que ses rêves d’artiste poursuivaient ardemment les formes infinies des êtres. Je découvre aujourd’hui qu’il s’amuse parfois avec des jouets d’enfants, et ce goût m’inspire pour lui de nouvelles sympathies. Je lui veux du bien, de ce qu’il interprète les joujoux en poète et de ce qu’il en possède le sens mystique. Il anime sans effort les pantins et les polichinelles. Il révèle la nature spirituelle de ce bonhomme Noël qui revient tous les ans, couvert de frimas, dans la boutique de l’épicier. Au souffle de sa pensée, la forêt, qui n’a que six arbres peints en vert, avec des copeaux pour feuillage, s’étend, la nuit, hors de la boîte de sapin et s’emplit d’ombre, de mystère et d’horreur. Voilà ce qui me plaît, voilà ce qui me touche. C’est que je professe, comme lui, le fétichisme des soldats de plomb, des arches de Noé et des bergeries de bois blanc. Songez-y, ce fétichisme est le dernier qui nous reste. L’humanité, quand elle se sentait jeune, donnait une âme à toutes choses. Cette foi charmante s’en est allée peu à peu, et voici que nos penseurs modernes ne devinent plus d’âmes dans l’univers désenchanté. Du moins nous avons gardé, M. Camille Lemonnier et moi, une créance profonde : nous croyons à l’âme des joujoux.


Je ne crains pas, pour ma part, de formuler mon symbole. Je crois à l’âme immortelle de Polichinelle. Je crois à la majesté des marionnettes et des poupées.

Sans doute, il n’y a rien d’humain selon la chair dans ces petits personnages de bois ou de carton ; mais il y a en eux du divin, si peu que ce soit. Ils ne vivent pas comme nous, pourtant ils vivent. Ils vivent de la vie des dieux immortels.

Si j’étais un savant, je m’efforcerais de constituer leur symbolique, comme Guigniaut tenta, après Creutzer, la symbolique des divinités de l’ancienne Grèce. Assurément, les poupées et les marionnettes sont de bien petits dieux, mais ce sont des dieux encore.

Aussi voyez : ils ressemblent aux menues idoles de l’antiquité. Ils ressemblent mieux encore aux figures grossières par lesquelles les sauvages essayent de montrer l’invisible. Et à quoi ressembleraient-ils, sinon à des idoles, puisqu’ils sont eux-mêmes des idoles ? Leur fonction est absolument religieuse. Ils apportent aux petits enfants la seule vision du divin qui leur soit intelligible. Ils représentent toute la religion accessible à l’âge le plus tendre. Ils sont la cause de nos premiers rêves. Il inspirent nos premières craintes et nos premières espérances. Pierrot et Polichinelle contiennent autant d’anthropomorphisme divin qu’en peuvent concevoir des cerveaux à peine formés et déjà terriblement actifs. Ils sont l’Hermès et le Zeus de nos bébés. Et toute poupée est encore une Proserpine, une Cora pour nos petites filles. Je voudrais que ces paroles fussent prises dans leur sens le plus littéral. Les enfants naissent religieux, M. Hovelacque et son conseil municipal ne voient de dieu nulle part. Les enfants en voient partout. Ils font de la nature une interprétation religieuse et mystique. Je dirai même qu’ils ont plus de relations avec les dieux qu’avec les hommes, et cette proposition n’a rien d’étrange si l’on songe que, le divin étant l’inconnu, l’idée du divin est la première qui doive occuper la pensée naissante.

Les enfants sont religieux ; ce n’est pas à dire qu’ils soient spiritualistes. Le spiritualisme est la suprême élégance de l’intelligence déjà sur le retour. C’est par le fétichisme que commença l’humanité. Les enfants la recommencent. Ils sont de profonds fétichistes. Mais qu’ai-je dit ? Les petits enfants remontent plus haut que l’humanité même. Ils reproduisent non seulement les idées des hommes de l’âge de pierre, mais encore les idées des bêtes. Ce sont là aussi, croyez-le bien, des idées religieuses. Saint François d’Assise avait deviné, dans sa belle âme mystique, la piété des animaux. Il ne faut pas observer un chien bien longtemps pour reconnaître que son âme est pleine de terreurs sacrées. La foi du chien est, comme celle de l’enfant, un fétichisme prononcé. Il serait impossible d’ôter de l’esprit d’un caniche que la lune est divine.

Or, comme les enfants naissent religieux, ils ont le culte de leurs joujoux. C’est à leurs joujoux qu’ils demandent ce qu’on a toujours demandé aux dieux : la joie et l’oubli, la révélation des mystérieuses harmonies, le secret de l’être. Les jouets, comme les dieux, inspirent la terreur et l’amour. Les poupées, que les jeunes Grecques appelaient leurs Nymphes, ne sont-elles pas les vierges divines de la première enfance ? Les diables qui sortent des boîtes ne représentent-ils pas, comme la Gorgone des Hellènes et comme le Belzébuth des chrétiens, l’alliance sympathique de la laideur sensible et du mal moral ? Il est vrai que les enfants sont familiers avec leurs dieux ; mais les hommes n’ont-ils donc jamais blasphémé le nom des leurs ? Les enfants cassent leurs polichinelles. Mais quels symboles l’humanité n’a-t-elle pas brisés ? L’enfant, comme l’homme, change sans cesse d’idéal. Ses dieux sont toujours imparfaits parce qu’ils procèdent nécessairement de lui. J’irai plus loin. Je montrerai que ce caractère religieux, inhérent aux jouets, et surtout aux jouets anthropomorphes, est reconnu d’une manière implicite, non seulement par tous les enfants, mais encore par quelques adultes, en qui persiste la simplicité de l’enfance. Les personnes qui veulent bien me lire savent mon respect pour les choses sacrées. Je puis dire, sans crainte d’être soupçonné par elles d’une irrévérence inattendue, que des simulacres tout à fait puérils prennent place encore aujourd’hui dans certaines cérémonies de l’Église, et que parfois les âmes innocentes et pieuses associent naïvement de purs joujoux aux mystères du culte. Les boutiques de la rue Saint-Sulpice ne sont-elles pas pleines de poupées liturgiques ? Et qu’est-ce que les crèches qu’on met dans les églises, pendant les joyeuses féeries de Noël, sinon de pieux jouets ? Il n’y a pas huit jours, comme j’entrais dans une chapelle ouverte par les catholiques anglais dans le quartier de l’Étoile, je vis, au fond de l’abside, la scène de la Nativité, représentée par des figurines moulées et peintes. De douces femmes venaient s’agenouiller devant ces bonshommes. Elles reconnaissaient avec allégresse la grotte de Bethléem, la sainte Vierge, saint Joseph et le petit Jésus, ouvrant, de son berceau, les bras sur le monde. Prosternés aux pieds de l’Enfant-Dieu, les trois rois mages présentaient l’or, la myrrhe et l’encens. On distinguait Melchior à sa barbe blanche, Gaspar à son air de jeunesse, et le bon Balthazar à l’expression naïve de son visage noir comme la nuit. Celui-là souriait sous un énorme turban. O candeur du bon nègre ! Impérissable douceur de l’oncle Tom ! Tous pas plus grands que la main. Des bergers et des bergères, hauts comme le doigt, occupaient les abords de la grotte. Il y avait aussi des chameaux et des chameliers, un pont sur une rivière et des maisons, avec des vitres aux fenêtres, qu’on éclairait, le soir en y mettant des bougies. Cette scène répondait exactement aux besoins esthétiques d’une petite fille de six ans. Tout le temps que je restai dans l’église, j’entendis les sons d’une boîte à musique qui aidait à la contemplation.

Aussi les innocentes dames étaient-elles prises au cœur par une si gentille bergerie. Il fallait bien, pour donner de telles émotions, que ces images à demi comiques, à demi sacrées, eussent une âme, une petite âme de joujou. J’aurais mauvaise grâce à railler une naïveté dont j’avais ma part : ces bonnes âmes agenouillées et répandues devant des poupées m’ont paru charmantes. Et, si je dénonce les parties de fétichisme qui entrent dans le métal de leur orthodoxie, ce n’est pas pour déprécier un tel alliage. Je tiens de M. Pierre Lafitte, le généreux chef du positivisme, que le culte des fétiches avait du bon, et je ne crois pas, pour ma part, qu’il y ait de religion vraie sans un peu de fétichisme. Je vais plus loin : tout sentiment profond ramène à cette antique religion des hommes. Voyez les joueurs et les amoureux : il leur faut des fétiches.

Je viens de vous montrer le joujou dans le sanctuaire. Je ne serai pas embarrassé de vous le montrer encore au seuil du musée. Il appartient à la fois aux dieux invisibles et aux muses. Parce qu’il est religieux, le jouet est artiste. Je vous prie de tenir cette proposition pour démontrée. Les cultes et les arts procèdent d’une même inspiration. Du bambin qui range avec effort ses soldats de plomb sur une table, au vénérable M. Ravaisson groupant avec enthousiasme, dans son atelier du Louvre, la Vénus Victrix et l’Achille Borghèse, il n’y a qu’une nuance de sentiment. Le principe des deux actions est identiquement le même. Tout marmot qui combine ses jouets est déjà un esthète.

Il est bien vrai de dire que la poupée est l’ébauche de la statue. En face de certaines figurines de la nécropole de Myrrhina, le savant M. Edmond Pottier hésite, ne sachant s’il a devant lui une poupée ou une idole. Les poupées qu’aux jours de beauté, dans la sainte Hellas, les petites filles des héros pressaient contre leur cœur, ces poupées ont péri ; elles étaient de cire et elles ont fondu au soleil. Elles n’ont pas survécu aux bras charmants qui, après les avoir portées, se sont ouverts pour l’amour ou crispés dans le désespoir, et puis qu’a glacés la mort. Je regrette ces poupées de cire : j’imagine que le génie grec avait donné la grâce à leur fragilité. Celles qui nous restent sont de terre cuite ; ce sont de pauvres petites poupées, trouvées dans des tombeaux d’enfants. Leurs membres grêles sont articulés comme les bras et les jambes des pantins. C’est là encore un caractère qu’il faut considérer.

Si la poupée procède de la statuaire par sa plastique, elle doit à la souplesse de ses articulations d’autres propriétés précieuses. L’enfant lui communique des gestes et des attitudes, l’enfant la fait agir et il parle pour elle. Et voilà le théâtre créé ! Qui donc a dit : — Des poupées et des chansons, c’est déjà presque tout Shakespeare ?



  1. La Comédie des jouets, par M. Camille Lemonnier, 1 vol. in-8o.