La Vie littéraire/2/Préface

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. i-xiii).


PRÉFACE


Ce volume contient les articles que j’ai publiés dans le Temps depuis deux ans environ. Le public lettré a accueilli la première série de ces causeries avec une bienveillance qui m’honore et qui me touche. Je sais combien peu je la mérite. Mais on m’a beaucoup pardonné sans doute en faveur de ma sincérité. Il y a un moyen de séduction à la portée des plus humbles : c’est le naturel. On semble presque aimable dès qu’on est absolument vrai. C’est pour m’être donné tout entier que j’ai mérité des amis inconnus. La seule habileté dont je sois capable est de ne point essayer de cacher mes défauts. Elle m’a réussi comme elle eût réussi à tout autre.

On a bien vu, par exemple, qu’il m’arrivait parfois de me contredire. Il y a peu de temps, un excellent esprit, M. Georges Renard, a relevé quelques-unes de ces contradictions avec une indulgence d’autant plus exquise qu’elle feignait de se cacher. « M. Leconte de Lisle, avais-je dit un jour, doute de l’existence de l’univers, mais il ne doute pas de la bonté d’une rime. » Et M. Georges Renard n’a pas eu de peine à montrer nue cette contradiction, j’y tombais moi-même à tout moment, et qu’après avoir proclamé le doute philosophique je n’avais rien de plus pressé que de quitter la paix sublime du sage, la bienheureuse ataraxie, pour me jeter dans les régions de la joie et de la douleur, de l’amour et de la haine. Finalement il m’a pardonné et je crois qu’il a bien fait. Il faut permettre aux pauvres humains de ne pas toujours accorder leurs maximes avec leurs sentiments. Il faut même souffrir que chacun de nous possède à la fois deux ou trois philosophies ; car, à moins d’avoir créé une doctrine, il n’y a aucune raison de croire qu’une seule est bonne ; cette partialité n’est excusable que chez un inventeur. De même qu’une vaste contrée possède les climats les plus divers, il n’y a guère d’esprit étendu qui ne renferme de nombreuses contradictions. À dire vrai, les âmes exemptes de tout illogisme me font peur ; ne pouvant m’imaginer qu’elles ne se trompent jamais, je crains qu’elles ne se trompent toujours, tandis qu’un esprit qui ne se pique pas de logique peut retrouver la vérité après l’avoir perdue. On me répondra sans doute, en faveur des logiciens, qu’il y a une vérité au bout de tout raisonnement comme un œil ou une griffe au bout de la queue que Fourier a promise aux hommes pour le jour où ils seront en harmonie. Mais cet avantage restera aux esprits sinueux et flottants, qu’ils peuvent amuser autrui dans les erreurs qui les amusent eux-mêmes. Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ! Quand la route est fleurie, ne demandez pas où elle mène. Je vous donne ce conseil au mépris de la sagesse vulgaire, sous la dictée d’une sagesse supérieure. Toute fin est cachée à l’homme. J’ai demandé mon chemin à tous ceux qui, prêtres, savants, sorciers ou philosophes, prétendent savoir la géographie de l’Inconnu. Nul n’a pu m’indiquer exactement la bonne voie. C’est pourquoi la route que je préfère est celle dont les ormeaux s’élèvent plus touffus sous le ciel le plus riant. Le sentiment du beau me conduit. Qui donc est sûr d’avoir trouvé un meilleur guide ?

Comme mes contradictions, on m’a passé mon innocente manie de faire à tout propos des contes avec mes souvenirs et mes impressions. Je crois que cette indulgence n’était pas mal inspirée. Un homme supérieur ne doit parler de lui-même qu’à propos des grandes choses auxquelles il a été mêlé. Autrement il semble disproportionné et, par là, déplaisant ; à moins qu’il ne consente à se montrer semblable à nous : ce qui, à vrai dire, n’est pas toujours impossible, car les grands hommes ont beaucoup de choses communes avec les autres hommes. Mais enfin le sacrifice est trop coûteux à certains génies. Combien les hommes ordinaires sont mieux venus à se raconter eux-mêmes et à se peindre ! Leur portrait est celui de tous ; chacun reconnaît dans les aventures de leur esprit ses propres aventures morales et philosophiques. De là l’intérêt qu’on prend à leurs confidences. Quand ils parlent d’eux-mêmes, c’est comme s’ils parlaient de tout le monde. La sympathie est le doux privilège de la médiocrité. Leurs aveux, quand nous les écoutons, nous semblent sortir de nous-mêmes. Leur examen de conscience est aussi profitable à nous qu’à eux. Leurs confessions forment un manuel de confession à l’usage de la communauté tout entière. Et ces sortes de manuels contribuent à l’amélioration de la personne morale, quand toutefois le péché y est représenté sans atténuations hypocrites et surtout sans ces grossissements horribles qui produisent le désespoir. Si j’ai, çà et là, un peu parlé de moi dans nos causeries, ces considérations me rassurent.

On ne trouvera pas plus dans ce volume que dans le précédent une étude approfondie de la jeune littérature. La faute en est sans doute à moi qui n’ai su comprendre ni la poésie symboliste ni la prose décadente.

On m’accordera peut-être aussi que la jeune école ne se laisse pas pénétrer aisément. Elle est mystique et c’est une fatalité du mysticisme de demeurer inintelligible à ceux qui ne mènent pas la vie du sanctuaire. Les symbo-listes écrivent dans un état particulier des sens ; et il faut, pour communier avec eux, se trouver dans une disposition analogue. Je le dis sans raillerie : leurs livres, comme ceux de Swedenborg ou ceux d’Allan Kardec, sont le produit d’une sorte d’extase. Ils voient ce que nous ne voyons pas. On a essayé d’une explication plus simple : ce sont des mystificateurs, a-t-on dit. Mais, quand on y réfléchit, on ne trouve jamais dans la fraude et l’imposture les raisons véritables d’un mouvement ou littéraire ou religieux, si petit qu’il soit. Non, ce ne sont pas des mystificateurs. Ce sont des extatiques. Deux ou trois d’entre eux sont tombés en crise et tout le cénacle a déliré ; car rien n’est plus communicatif que certains états nerveux. Loin de mettre en doute les effets merveilleux de l’art nouveau, je les tiens pour aussi certains que les miracles qui s’opéraient sur la tombe du diacre Paris. Je suis sûr que le jeune auteur du Traité du verbe parle très sérieusement quand il dit, assignant au son de chaque voyelle une sonorité correspondante : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu. » Devant une telle affirmation, il y a quelque frivolité d’esprit à sourire et à se moquer. Pourquoi ne pas admettre que si l’auteur du traité du verbe dit qu’A est noir et qu’O est bleu, c’est parce qu’il le sent, parce qu’il le voit, parce qu’en effet les sons, comme les corps, ont réellement pour lui des couleurs ? On cessera d’en douter quand on saura que le cas n’est point unique, et que des physiologistes ont constaté chez un assez grand nombre de sujets une aptitude semblable à voir les sons. Cette sorte de névrose s’appelle l’audition colorée. J’en trouve la description scientifique dans un extrait du Progrès médical, cité par M. Maurice Spronck à la page 33 de ses Artistes littéraires : « L’audition colorée est un phénomène qui consiste en ce que deux sens différents sont simultanément mis en activité par une excitation produite par un seul de ces sens, ou, pour parler autrement, en ce que le son de la voix ou d’un instrument se traduit par une couleur caractéristique et constante pour la personne possédant cette propriété chromatique. Ainsi, certains individus peuvent donner une couleur verte, rouge, jaune etc., à tout bruit, à tout son qui vient frapper leurs oreilles. » (J. Baratoux, le Progrès médical, 10 décembre 1887 et nos suiv.) L’audition colorée détermine, dans les esprits doués pour l’art et la poésie, un nouveau sens esthétique, auquel répond la poétique de la jeune école.

L’avenir est au symbolisme si la névrose qui l’a produit se généralise. Malheureusement M. Ghil dit qu’O est bleu et M. Raimbault dit qu’O est rouge. Et ces malades exquis se disputent entre eux, sous le regard indulgent de M. Stéphane Mallarmé.

Je comprends que les adeptes de l’art nouveau aiment leur mal et même qu’ils s’en fassent gloire ; et, s’ils méprisent quelque peu ceux dont les sens ne sont pas affinés par une si rare névrose, je ne m’en plaindrai pas. Il serait de mauvais goût de leur reprocher d’être des malades. J’aime mieux, me plaçant dans les plus hautes régions de la philosophie naturelle, dire avec M. Jules Soury : « Santé et maladie sont de vaines entités. » Apprenons, avec le gracieux Horatio du poète, qu’il y a plus de choses dans la nature que dans noq philosophies, si larges qu’elles soient, et gar-dons-nous de croire que le dédain soit le comble de la sagesse.

On ne trouvera pas non plus dans ce volume une vue d’ensemble sur la littérature contemporaine de notre pays. Il n’est pas facile de se faire une idée générale des choses au milieu desquelles on vit. On manque d’air et de recul. Et si l’on parvient à démêler ce qui s’achève, on distingue mal ce qui commence. C’est pour cela sans doute que les esprits les plus indulgents ont jugé volontiers leur temps avec sévérité. Les hommes sont enclins à croire que le monde finira avec eux et cette pensée, qu’ils expriment, non sans mélancolie, les console intérieurement de la fuite de leurs jours. Je me réjouis dans mon cœur d’être exempt d’une si pitoyable et si vaine illusion. Je ne crois pas que les formes du beau soient épuisées et j’en attends de nouvelles. Si je n’entonne pas tous les jours le cantique du vieillard Siméon, c’est sans doute que le don de prophétie n’est pas en moi.

J’ai toujours pensé, peut-être bien à tort, que personne ne fait des chefs-d’œuvre, et que c’est là une tâche supérieure aux individus quels qu’ils soient, mais que les plus heureux d’entre les mortels produisent parfois des ouvrages qui peuvent devenir des chefs-d’œuvre, avec l’aide du temps, qui est un galant homme, comme disait Mazarin. Ce qui me rassure, en dépit de l’Exposition universelle et des niaiseries dangereuses qu’elle a inspirées à la plupart de mes compatriotes, c’est qu’il y a encore en ce pays des hommes égaux et peut-être supérieurs, par une certaine faculté de comprendre, à tous les écrivains des siècles passés. Je n’imagine pas, par exemple, qu’on ait jamais pu être plus intelligent que M. Paul Bourget, ou M. Jules Lemaître. Je crois qu’il y a une certaine élégance à ne nommer ici que les plus jeunes.

Quant à la nature de ces causeries, je serais fort embarrassé de la définir. On m’a dit que ce n’était pas une nature critiquante et esthétisante. Je m’en doutais un peu. Autant que possible il ne faut rien faire à contre-cœur. Les conditions techniques dans lesquelles s’élaborent les romans et les poèmes ne m’intéressent, je l’avoue, que très médiocrement. Elles n’intéressent en somme que l’amour-propre des auteurs. Chacun d’eux croit posséder à l’exclusion des autres tous les secrets du métier. Mais ceux qui font les chefs-d’œuvre ne savent pas ce qu’ils font ; leur état de bienfaiteurs est plein d’innocence. On aura beau me dire que les critiques ne doivent pas être innocents. Je m’efforcerai de garder comme un don céleste l’impression de mystère que me causent les sublimités de la poésie et de l’art. Le beau rôle est parfois d’être dupe. La vie enseigne qu’on n’est jamais heureux qu’au prix de quelque ignorance. Je vais faire un aveu qui paraîtra peut-être singulier à la première page d’un recueil de causeries sur la littérature. Tous les livres en général et même les plus admirables me paraissent infiniment moins précieux par ce qu’ils contiennent que par ce qu’y met celui qui les lit. Les meilleurs, à mon sens, sont ceux qui donnent le plus à penser, et les choses les plus diverses.

La grande bonté des œuvres des maîtres est d’inspirer de sages entretiens, des propos graves et familiers, des images flottantes comme des guirlandes rompues sans cesse et sans cesse renouées, de longues rêveries, une curiosité vague et légère qui s’attache à tout sans vouloir rien épuiser, le souvenir de ce qui fut cher, l’oubli des vils soins, et le retour ému sur soi-même. Quand nous les lisons, ces livres excellents, ces livres de vie, nous les faisons passer en nous. Il faut que le critique se pénètre bien de cette idée que tout livre a autant d’exemplaires différents qu’il a de lecteurs et qu’un poème, comme un paysage, se transforme dans tous les yeux qui le voient, dans toutes les âmes qui le conçoivent. Il y a quelques années, comme je passais la belle saison sous les sapins du Hohwald, j’étais émerveillé, pendant mes longues promenades, de rencontrer un banc à chaque point où l’ombre est plus douce, la vue plus étendue, la nature plus attachante. Ces bancs rustiques portaient des noms qui trahissaient le sentiment de ceux qui les avaient mis. L’un se nommait le Rendez-vous de l’amitié ; l’autre le Repos de Sophie, un troisième le Rêve de Charlotte.

Ces bons Alsaciens qui avaient ainsi ménagé à leurs amis et aux passants les « repos » et les « rendez-vous » m’ont enseigné quelle sorte de bien peuvent faire ceux qui ont vécu aux pays de l’esprit et s’y sont longtemps promenés. Je résolus pour ma part d’aller posant des bancs rustiques dans les bois sacrés et près des fontaines des Muses. Cet emploi de Sylvain modeste et pieux me convient à merveille. Il n’exige ni doctrine ni système et ne veut qu’un doux étonnement devant la beauté des choses. Que le savant du village, que l’arpenteur mesure la route et pose les bornes milliaires ! pour moi, les soins bienveillants des « repos », des « rendez-vous » et des « rêves » m’occuperont assez. Accommodée à mes goûts et mesurée à mes forces, la tâche du critique est de mettre avec amour des bancs aux beaux endroits, et de dire, à l’exemple d’Anyté de Tégée :

« — Qui que tu sois, viens l’asseoir à l’ombre de ce beau laurier, afin d’y célébrer les dieux immortels ! »

A. F.