La Vie littéraire/2/Les Criminels

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 75-83).


LES CRIMINELS[1]


Conscience a été publié ici même[2]. On a retrouvé dans ce roman la probité et le sérieux qui caractérisent le talent de M. Hector Malot. Je ne me crois pas permis de juger cet ouvrage à la place même où il a paru. Il me suffira de dire que le nom d’Hector Malot recommande Conscience aux lecteurs qui veulent qu’on les respecte alors même qu’on les divertit. En écrivant Conscience, l’auteur des Victimes d’amour et de Zyte a très intelligemment approprié à notre milieu et à notre culture le drame que Dostoïevsky conçut et exécuta avec l’atrocité ingénue d’une âme slave, quand il écrivit cette œuvre d’épouvante, Crime et Châtiment.

Comme le Raskolnikof du romancier de Moscou, le Saniel de M. Hector Malot est jeune, intelligent, énergique. Il a donné un but à sa vie et il se dit : pour atteindre ce but, il faut que je supprime une existence humaine, celle d’un être méprisable et nuisible. Il regarde son crime en face et il le commet, il tue un vieil usurier. Ce Saniel, fils d’un rude paysan d’Auvergne, ignore la haine comme l’amour. Il est étranger à toute sympathie humaine, il ne vit que pour la science et s’absorbe dans des recherches physiologiques qui l’ont conduit déjà à de grandes découvertes. Une telle âme est incapable de remords. Aussi n’a-t-il point l’horreur de son crime. Il se dit même que ce qu’il a fait est raisonnable ; pourtant il lui est impossible de se retrouver après l’acte ce qu’il était avant. Comme Raskolnikof encore, il est saisi, possédé par son crime. Son esprit obéit à une logique aussi étrange qu’implacable. Il se passe en lui des phénomènes analogues à ceux que M. de Vogüé a si précisément décrits à propos du héros de Dostoïevsky : « Par le fait irréparable d’avoir supprimé une existence humaine, tous les rapports du meurtrier avec le monde sont changés ; ce monde, regardé à travers le crime, a pris une physionomie et une signification nouvelles qui excluent pour le coupable la possibilité de sentir et de raisonner comme les autres, de trouver sa place stable dans le vie. » (Le Roman russe, par le vicomte E.-M..de Vogüé, p. 248.)

Dans cette étude, l’écrivain russe passe de beaucoup en atrocité le romancier français. Mais qui pourrait distiller la terreur comme ce Dostoïevsky dont on a dit : « Sa puissance d’épouvante est trop supérieure à la résistance nerveuse d’une organisation moyenne. » D’ailleurs, il avait, pour traiter un semblable sujet, un avantage que M. Hector Malot ne lui enviera pas. Il était épileptique et, par cela même, en communion directe avec ces âmes qu’une obscure maladie voue au crime et qu’un physiologiste moderne propose de désigner sous le nom d’épileptoïdes. Cette maladie nerveuse le travaillait quand il écrivait Crime et Châtiment. Il eut, pendant la composition du livre, des accès terribles. « L’abattement où ils me plongent, dit-il, est caractérisé par ceci : Je me sens un grand criminel ; il me semble qu’une faute inconnue, une action scélérate pèsent sur ma conscience. » De là cette sympathie qui l’attachait à son malheureux Raskolnikof.

Oui, malheureux, car c’est être malheureux que d’être criminel. Les méchants sont bien dignes de pitié et je ne suis pas éloigné de comprendre la folie de ce prêtre catholique dont le cœur saignait à la pensée des souffrances de Judas Iscariote. « Judas, se disait-il, a accompli les prophéties ; en livrant Jésus il a fait ce qui était annoncé et concouru à l’accomplissement du mystère de la Rédemption. Le salut du monde est attaché à son crime. Judas fit le mal ; mais ce mal était nécessaire. Faut-il qu’il soit damné pour l’éternité ? » Ce prêtre agita longtemps cette idée dans sa tête, et il finit par en être absolument possédé. Il en souffrait beaucoup, car elle contrariait la foi de son âme, la foi de sa vie Pour échapper au trouble qui l’envahissait, il eut recours aux jeûnes et aux prières. Mais, au milieu des actes de foi et des œuvres de pénitence, il ne demandait à Dieu qu’une chose, le pardon de Judas. En ce temps de crise morale, il était un des vicaires de Notre-Dame de Paris. Une nuit, il entra par une petite porte dont il avait la clef dans la cathédrale déserte et silencieuse, qu’éclairait confusément la lune. Il s’avança jusqu’au pied du maître-autel, et là, s’étant prosterné le front sur la dalle, il fit cette prière :

« Mon Dieu, Dieu de justice et de bonté, s’il est vrai, comme j’en ai l’intime créance, que vous avez pardonné au plus malheureux de vos disciples, faites-moi connaître par un signe certain cette ineffable merveille de votre miséricorde. Envoyez à votre serviteur l’apôtre Judas qui siège aujourd’hui à votre droite parmi vos élus. Que l’Iscariote vienne de votre part et qu’il pose sa main sur mon front prosterné ! Par ce signe, je serai sacré prêtre du pardon, selon l’ordre de Judas, et j’annoncerai aux hommes la bonne nouvelle que vous m’avez révélée. »

À peine le vicaire eut-il achevé cette prière qu’il sentit une main douce et tiède se poser sur son front. Il se releva radieux et tout en larmes.

Dès qu’il fit jour, il alla conter à l’archevêque sa prière de la nuit et l’investiture qu’il avait miraculeusement reçue. Vous devinez l’accueil qu’on lui fit. Pour moi, qui ne suis pas archevêque, j’éprouve une vive et profonde sympathie pour le pauvre visionnaire et je trouve dans sa folie une bienveillante sagesse. Je suis touché de l’entendre désigner Judas avec pitié comme le plus malheureux des apôtres. Et remarquez que son mysticisme confine à la philosophie naturelle. Ce que ce pauvre prêtre pensait du traître du mont des Oliviers, le philosophe le pense de tous les criminels. L’anthropologie ne voit plus dans le criminel qu’un malade incurable ; elle regarde les scélérat avec une tranquille pitié ; elle dit à l’assassin ce que Jocaste disait à Œdipe, après avoir percé le mystère de la destinée de cet homme aveuglé : « Malheureux !… C’est le seul nom dont je puisse te nommer et je ne t’en donnerai jamais plus d’autre. » Pensée humaine et prudente !

Le déterminisme nous a tous plus ou moins touchés. La doctrine de la responsabilité est ébranlée dans les esprits les plus fermes. Le plus sage est de répéter aujourd’hui les paroles si douces et si désolées de la malheureuse reine de Thèbes. Mais fut-il jamais une époque où les hommes aient cru pleinement à la liberté humaine ? Je n’en vois pas. Les philosophes furent toujours partagés sur ce point comme sur tous les autres. Quant au christianisme, il s’est toujours efforcé de concilier le libre arbitre avec la prescience divine sans jamais y parvenir.

Tout est mystère dans l’homme et nous ne pouvons rien connaître de ce qui n’est pas l’homme. Voilà la science humaine ! En vérité, la doctrine de l’irresponsabilité des criminels n’est pas une nouveauté dangereuse. Elle n’a même pas pratiquement un intérêt très considérable. Elle viendrait à prévaloir, que nos lois n’en seraient pas sensiblement modifiées. Pourquoi ? Parce que les codes sont fondés sur la nécessité et non sur la justice. Ils ne punissent que ce qu’il est nécessaire de punir. Les criminalistes philanthropes n’admettent pas qu’on mette un voleur en prison : ce serait le punir, et on n’en a pas le droit. Ils proposent de le retenir dans un asile, sous de bons verrous. Je n’y vois pas grande différence. La peine de mort pourrait même résister au triomphe des doctrines de l’irresponsabilité ; il suffirait de déclarer que ce n’est pas proprement une peine.

Irons-nous plus loin et tiendrons-nous, avec la nouvelle école anthropologique, l’irresponsabilité du criminel comme physiologiquement, anatomiquement démontrée ? Dirons-nous avec Maudsley que le crime est dans le sang, qu’il y a des scélérats dans une société, comme il y a des moutons à tête noire dans un troupeau, et que ceux-là sont aussi faciles à distinguer que ceux-ci ? Entrerons-nous dans les vues d’un anthropologiste italien des plus convaincus, l’auteur de l’Uomo delinquente ?

M. Cesare Lombroso se flatte de constater l’existence d’un type humain voué au crime par son organisation même. Il y a, selon lui, un criminel-né, reconnaissable à divers signes dont les plus caractéristiques sont : la petitesse et l’asymétrie du crâne, le développement des mâchoires, les yeux caves, la barbe rare, la chevelure abondante, les oreilles mal ourlées, le nez camus. En outre, les criminels sont ou doivent être gauchers, daltoniens, louches et débiles. Par malheur, ces signes manquent à la plupart des criminels et se trouvent, par contre, chez beaucoup de fort honnêtes gens. Le crâne de Lamennais et celui de Gambetta étaient très petits ; le crâne de Bichat n’était pas symétrique. Nous connaissons tous d’excellentes personnes qui sont atteintes de daltonisme, de strabisme, de débilité, ou qui sont camuses, prognates, etc. Que M. Lombroso se mette en état d’annoncer aveu certitude, après examen, que tel sujet sera criminel et que tel autre restera innocent, ou qu’il renonce à se déclarer en possession des caractères spécifiques de l’uomo délinquante. Les connaissances positives se reconnaissent à la sûreté des prévisions qu’on en tire. À vrai dire, je crois bien que l’habile anthropologiste italien ne parviendra jamais à ramener à un type unique tous les hommes criminels. Et la raison en est que les criminels sont, par nature, essentiellement différents les uns des autres, et que le nom qui les désigne ne présente rien de net à l’esprit. M. Lombroso n’a pas même songé à définir ce mot de criminel. C’est donc qu’il le prend dans l’acception vulgaire. Vulgairement nous disons qu’un homme est criminel quand il commet une très grave infraction à la morale et aux lois. Mais, comme il y a beaucoup de lois et que les mœurs ne sont pas stables, les diversités du crime sont infinies. En réalité, ce que M. Lombroso appelle un criminel, c’est un prisonnier. Tous les prisonniers finissent par se ressembler en quelque chose. Le régime qui leur est commun détermine en eux certaines anomalies particulières par lesquelles ils se distinguent à la longue des hommes qui vivent librement. On en peut dire autant des prêtres et des moines, qu’on reconnaît encore quand ils ont quitté le froc ou la soutane. Quant aux criminels, aux criminels par excellence, les assassins, il est impossible, je le répète, de les ramener à un type unique, soit physiologique, soit psychologique : ils ne sont pas tous d’une même essence. Quel rapport établir, par exemple, entre ce Saniel dont M. Malot nous conte l’histoire, ce médecin qui tue pour assurer ses découvertes scientifiques, et cette brute qui, l’autre jour, conduisit au bord de la Seine la fille dont il vivait et la jeta à l’eau pour gagner un litre de vin qu’il avait parié ?

Quoi qu’en disent Lombroso et Maudsley, on peut être criminel sans être fou ni malade. L’humanité a commencé tout entière par le crime. Chez l’homme préhistorique, le crime était la règle et non l’exception. De nos jours encore, il est de règle chez les sauvages. On peut dire qu’il se confond, dans ses origines, avec la vertu. Il n’en est pas encore distinct chez les peuplades noires de l’Afrique centrale. Mteza, roi du Touareg, tuait chaque jour trois ou quatre femmes de son harem. Un jour il fit mettre à mort une de ses femmes coupable de lui avoir présenté une fleur. Ce Mteza, mis en relations avec les Anglais, montra beaucoup d’intelligence et une aptitude singulière à comprendre les idées des peuples civilisés.

Comment ne pas le reconnaître ? c’est la nature elle-même qui enseigne le crime. Les animaux tuent leurs semblables pour les dévorer ou par fureur jalouse ou sans aucun motif. Il y a beaucoup de criminels parmi eux. La férocité des fourmis est effroyable ; les femelles des lapins dévorent souvent leurs petits ; les loups, quoi qu’on dise, se mangent entre eux ; on a vu des femelles d’orangs-outangs tuer une rivale. Ce sont là des crimes ; et si les pauvres bêtes qui les commettent n’en sont pas responsables, c’est donc la nature qu’il faut accuser ; elle a attaché vraiment trop de misères à la condition des hommes et des animaux.

Mais aussi, comme il est sublime cet effort victorieux de l’homme pour s’affranchir des vieux liens du crime ! Qu’elle est auguste cette lente édification de la morale ! Les hommes ont peu à peu constitué la justice. La violence, qui était la règle, est aujourd’hui l’exception. Le crime est devenu une sorte d’anomalie, quelque chose d’inconciliable : avec la vie nouvelle, telle que l’homme l’a faite à force de patience et de courage. Entré dans une existence, le crime la ronge et la dévore : il est désormais un vice radical, un germe morbide. C’était le vieux nourricier des hommes des cavernes ; maintenant il empoisonne les misérables qui lui demandent la vie. C’est ce que M. Hector Malot a fait voir après Dostoiëvsky.



  1. Conscience, par Hector Malot.
  2. Je prends la liberté de rappeler au lecteur que cet article, comme tous ceux qui composent ce volume, a d’abord paru dans le journal le Temps. J’ai évité les retouches ; le naturel est le seul mérite de ces causeries.