La Vie littéraire/2/La Mort et les petits dieux

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 84-93).


LA MORT
ET LES PETITS DIEUX[1]


Il est un poète que j’aime d’autant plus chèrement que je suis seul à l’aimer. Dans sa vie, qui fut douce, obscure et courte, il se nommait Saint-Cyr de Rayssac. Maintenant, il n’a plus de nom, puisque personne ne le nomme.

L’Italie était la véritable patrie de son âme. Il aimait les jardins et les musées. Un jour, au sortir du Capitole, après avoir contemplé ce Génie funèbre, si pur et si tranquille, le poète, jeune et déjà mourant, écrivit ces vers délicieux :

De ses flancs ondulés, quand j’ai vu la blancheur,
Quand j’ai vu ses deux bras relevés sur sa tête,
Comme au sommet vermeil d’une amphore de Crète
Les deux anses du bord qui s’élèvent en chœur,


Ô mort des anciens jours, j’ai compris ta douceur,
Le charme évanoui de ton œuvre muette,
Lorsqu’insensiblement tu couvrais de pâleur
Un profil corinthien de vierge ou de poète.

Le calme transpirait sur le front déserté,
Du sourire perdu la grâce était plus molle,
Tout le corps endormi flottait en liberté :

On eût dit une fleur qui distend sa corolle,
Tandis que de sa bouche une abeille s’envole,
Emportant ses parfums et non pas sa beauté.

Le Louvre possède une bonne réplique du Génie funèbre et, devant ce bel immortel endormi dans la mort, je me suis plus d’une fois répété le sonnet païen de Saint-Cyr de Rayssac. Le poète a bien traduit, ce me semble, la pensée antique : dormir, mourir. La mort n’est qu’un sommeil sans fin.

Ce n’est point que la mort fût charmante en soi chez les Grecs. La mort fut de tout temps hideuse et cruelle. On aura beau dire qu’il ne faut pas la craindre et qu’être mort, c’est seulement ne pas être, l’homme répondra que l’idée de la dernière heure est pleine d’affres et d’épouvantes. Les Grecs aussi craignaient la mort. Du moins, ils ne l’enlaidissaient pas ; loin de là. L’imagination hellénique embellissait toutes choses et donnait même de la grâce à l’évanouissement suprême. Le moyen âge, au contraire, nous a effrayés par la peur de l’enfer, par une lugubre fantasmagorie de diables happant au passage l’âme du pécheur, par les simulacres funèbres des sépulcres, par les images des squelettes et des vers du cercueil rongeant la chair corrompue, enfin par les danses macabres. La mort en fut bien aggravée.

C’est au XVIIIe siècle seulement que les tombeaux cessèrent d’être horribles. Surmontés d’urnes gracieuses et d’amours en fleurs, ils ornaient les jardins anglais et les parcs à la mode. Quand la belle et bonne madame de Sabran visita le tombeau de Jean-Jacques dans l’île d’Ermenonville, elle fut toute surprise de n’éprouver que des impressions douces et paisibles. Ce tombeau, se disait-elle, invite au repos. Et elle écrivit aussitôt à Boufflers, son ami : « J’avais quelque envie d’être à la place de Rousseau ; je trouvais ce calme séduisant, et je pensais avec chagrin que je ne serais pas même libre un jour de jouir de ce bonheur-là, tout innocent qu’il est. Notre religion a tout gâté avec ses lugubres cérémonies, elle a pour ainsi dire personnifié la mort ; les anciens ne souffraient point de cette image horrible que nous présente notre destruction. » Madame de Sabran avait raison. Les anciens mouraient plus naturellement que nous. Ils quittaient la vie avec facilité parce qu’ils la quittaient sans trop craindre ni trop espérer. Les choses souterraines ne les touchaient guère, et ils ne se figuraient point que cette vie fût une préparation à l’autre. Ils disaient : J’ai vécu. Le chrétien mourant dit : Je vais enfin vivre. L’idée païenne de la mort est bien marquée dans les stèles funéraires de beau style grec ; qui représentent les morts, assis, beaux et paisibles. Parfois un ami vivant, une femme qu’ils ont laissés sur la terre viennent leur poser doucement la main sur l’épaule ; mais ils ne peuvent tourner la tête pour les voir. Ils sont à jamais exempts de joie et de douleur. Pour l’antique Hellène, la mort est sûre.

C’est un sommeil sans songes comme sans réveil. Certaines épigrammes de l’Anthologie expriment admirablement la paix des tombes antiques. On y dort bien. Et si les ombres parlent, elles ne parlent que des choses de la terre. Elles n’en savent point d’autres. Écoutez ces paroles échangées il y a deux mille ans sur quelque route parfumée de myrtes, bordée de blancs tombeaux, entre un voyageur et l’ombre d’une jeune femme :

« Qui es-tu ; de qui es-tu fille, ô femme couchée sous ce cippe de marbre ? — Je suis Praxo, la fille de Callitèle. — Où es-tu née ? — À Samos. — Qui t’a élevé ce tombeau ? — Théocrite, qui délia ma ceinture. — Comment es-tu morte ? — Dans les douleurs de l’enfantement. — Quel âge avais-tu ? — Vingt-deux ans. — Laisses-tu un enfant ? — Je laisse un fils de trois ans, le petit Callitèle. — Puisse-t-il arriver à l’âge où l’on honorera ses cheveux blancs ? — Et toi, passant, que la fortune te donne tout ce qu’on souhaite en cette vie ! »

Voilà des êtres bienveillants ! Et comme la morte et le vivant sont encore du même monde ! Cette bonne Praxo, du fond de son tombeau, ne connaît qu’une seule vie, celle de la terre. La mort, ainsi comprise, était quelque chose d’extrêmement simple.

Aussi ne faut-il pas s’étonner si les tombeaux antiques ne présentent point aux yeux des images lugubres. Deux jeunes savants du plus grand mérite, MM. Edmond Pottier et Salomon Reinach, ont exploré dans les années 1880, 1881 et 1882 la nécropole de l’antique Myrina, une des villes amazoniennes de l’Éolide, sur le sol de laquelle végète maintenant un misérable village turc. Myrina ne fut jamais ni très illustre ni très riche. Ses citoyens vivaient obscurément avant d’aller dormir leur éternel sommeil dans le tuf crayeux où leurs tombes étaient creusées. MM. Edmond Pottier et Salomon Reinach ont fouillé ces tombes avec un zèle que rien ne put ralentir. Un brillant élève de l’École d’Athènes, Alphonse Veyries, qui partageait leurs travaux et leurs fatigues, y succomba. Il mourut à Smyrne le 5 décembre 1882. Les survivants viennent de publier le résultat de ces fouilles fructueuses. La nécropole de Myrina, dont ils ont exploré méthodiquement une grande partie, reçut des corps pendant les deux siècles qui ont précédé l’ère chrétienne.

Beaucoup de ces corps furent brûlés. Quelques-uns ne le furent qu’en partie, mais la plupart étaient mis en terre sans avoir subi les atteintes du feu. De tout temps on a volontiers enterré les morts. Ce n’est pas difficile et cela ne coûte rien. Au contraire le bûcher, dont les élégiaques latins nous ont décrit la célèbre magnificence, ne s’élevait qu’à grands frais. On a trouvé, dans les tombes de Myrina, des objets usuels, tels que miroirs, spatules et strigiles ; des parures et des diadèmes, des coupes, des plats, des fioles, des pièces de monnaie et des statuettes de terre cuite. Pieuse illusion ! Les Myriniens se plaisaient à laisser au mort, dans son existence souterraine, les objets familiers parmi lesquels il avait passé sa vie. C’est ainsi qu’ils abandonnaient aux femmes, dans la tombe, un miroir et un pot de fard, persuadés que l’ombre d’une femme se mire et se met du rouge encore avec plaisir. Ils ceignaient les morts de diadèmes d’or. Ce n’était pas sans doute pour leur déplaire. Mais tout en les honorant, ils les trompaient quelque peu. Ces lames d’or étaient si minces qu’un souffle les eût réduites en poudre, et les baies des lauriers funèbres n’étaient que des boules de glaise dorée. Les bons Myriniens savaient que les morts ne sont pas difficiles et que, pourvu qu’on les ensevelisse, ils ne reviennent jamais. C’est pourquoi ils se tiraient d’affaire avec eux au meilleur compte. Ils leurs mettaient dans la bouche l’obole de Caron. C’était une méchante pièce d’airain. MM. Pottier et Reinach n’ont pas trouvé une seule médaille d’or ou d’argent.

Quant à la coutume des offrandes funéraires, il en restait quelques traces au IIe et au IIIe siècle avant l’ère chrétienne. Les hommes plus anciens et plus naïfs portaient à manger et à boire à leurs amis morts. En souvenir de ces vieux rites, les Myriniens déposaient parfois dans les tombes des tables de terre cuite, grandes comme le creux de la main, et sur lesquelles étaient figurés des gâteaux, des raisins, des figues et des grenades. Ils y ajoutaient des petites bouteilles d’argile qui n’étaient même pas creuses. Ces gens-là ne croyaient plus que les morts eussent faim ni soif, ils les jugeaient insensibles et pourtant, ils ne pouvaient s’imaginer que des êtres qui avaient senti eussent perdu tout à fait le sentiment.

Les habitants de Myrina étaient des hommes comme nous : ils tombaient dans d’inextricables contradictions. Ils savaient que les morts sont morts et ils se persuadaient parfois que les morts sont vivants. Par une pieuse coutume que nous devons bénir, car elle a gardé à notre curiosité des vestiges charmants de l’art des coroplastes, les Grecs jetaient dans les tombes de leurs morts bien-aimés des petites figures de terre cuite représentant des dieux ou seulement des hommes, et même parfois de pauvres petits hommes contrefaits et ridicules. Le sens de cet usage ne saurait être exactement précisé. Nous savons qu’il était très répandu sur le continent et dans les îles. Ce ne pouvait être qu’un usage religieux. Il est vrai qu’on trouve, parmi les figurines offertes aux morts, des masques comiques, des bouffons, des esclaves, des jeunes femmes coquettement attifées. Mais c’est, en somme, le panthéon oriental et funéraire qui domine dans ces délicats monuments d’un art plein de fantaisie. Peut-être que les limites entre le divin et l’humain n’étaient pas très nettes dans l’esprit d’un Myrinien du IIe siècle avant l’ère chrétienne. Quoi qu’il en soit, tant religieuses que profanes, les figurines de terre cuite ne sont pas rares dans la nécropole explorée par MM. Pottier et Reinach. Ces deux savants pensent que les Myriniens brisaient eux-mêmes ces offrandes en les apportant. « En un grand nombre de cas, disent-ils dans le récit de leurs fouilles, les statuettes étaient couchées face contre terre, privées de la tête ou d’un membre, qu’on retrouvait du côté opposé ; ce qui semble bien indiquer le mouvement d’une personne qui, se tenant au bord du tombeau, casserait en deux l’objet qu’elle tient et jetterait de chaque main un des morceaux dans la fosse. » Que signifiait ce rite funèbre ? Pourquoi mutilaient-ils ainsi ces petites images humaines ou divines ? On ne sait.

Elles sont pour la plupart, extrêmement curieuses. Le Louvre en possède une partie. Plusieurs sont charmantes ; presque toutes ont de l’agrément. Pourtant elles ont perdu leurs vives couleurs. Primitivement toutes étaient peintes. Au sortir du four on les trempait dans un bain de lait de chaux, puis on les recouvrait de teintes claires parmi lesquelles dominaient le bleu et le rose. Ainsi, harmonieuses et vives dans leur fraîche nouveauté, elles réalisaient ce rêve de statuaire polychrome si cher de nos jours à l’érudit sculpteur, M. Soldi.

Bien différentes des figurines de Tanagra, qui gardent je ne sais quoi de sévère dans la coquetterie même, les terres cuites de Myrina expriment tout le sensualisme et tout l’énervement de l’Asie. L’artiste aime à marquer en lignes molles et douces l’incertitude du sexe et il se plaît à modeler des adolescents aux formes féminines. Tel est le joli Éros qu’on peut voir au Louvre, les cheveux bouclés sur le front et coiffé d’une sorte de fanchon. Il incline doucement sa tête charmante. Il vole— car il a des ailes. Sa tunique ouverte laisse voir ses jambes presque mâles, qui conviendraient à une Diane. On dirait une âme voluptueuse, ou plutôt un esprit très sensuel et très subtil, le rêve pervers d’un délicat. M. Pottier (dont les notices, je le dis en passant, sont d’excellents mémoires d’archéologie et d’art) m’apprend que cet Éros apporte un pot de fard à sa mère. Mais il est lui-même le fard et les onguents de la beauté : il est l’éternel désir. C’est par lui que Vénus est belle.

Les coroplastes de Myrina ont beaucoup de goût pour les figures ailées. Leur art, extrêmement sensuel, est en même temps très idéal. Ils excellent à donner un mouvement sublime à des formes voluptueuses. Ils mêlent avec une fantaisie étrange la grâce céleste et la langueur mortelle, en sorte que cet art est à la fois aphrodisiaque et presque douloureux. C’est le rêve des sens, mais c’est le rêve encore. Ces Éros, ces Atys beaux comme des vierges, ces Aphrodites nues, ces Sirènes funéraires, ces Victoires mêlées aux Éros dans le cortège de l’amante divine d’Adonis, ces Bacchus et ces Ménades, enfin tous ces petits dieux peints de fraîches couleurs, je les vois en imagination rangés, tout neufs, dans la boutique de l’humble coroplaste, comme aujourd’hui les Vierges et les Saint-Joseph dans les vitrines des magasins de la rue Saint-Sulpice. Ce devait être la joie des bonnes petites filles et des vieilles femmes d’alors.

Il y a une frappante analogie entre les terres cuites de Myrina et les figurines de plâtre peint qu’on vend dans le voisinage de nos églises catholiques. C’est un nouveau personnel divin qui a été substitué à l’autre et qui répond aux mêmes besoins des âmes. La petite Aphrodite sortant de l’onde, la Deméter et la Cora des mystères antiques ont été remplacées par Notre-Dame des Victoires avec l’enfant Jésus, par l’Immaculée Conception, dont les mains ouvertes répandent des grâces sur le monde, et par la jeune Notre-Dame de Lourdes, qui porte une écharpe bleue sur sa robe blanche. Les Aphrodites étaient mieux modelées et d’un bien meilleur style ; les bonnes vierges sont plus chastes. Mais Vénus et vierges ont également apporté de l’idéal aux simples. Les dévots ont moins changé qu’on ne croit. Des deux parts, c’est la même puérilité touchante, et le paganisme de la rue Saint-Sulpice ne le cède en rien pour la candeur et pour une sorte de sensualisme innocent à celui des coroplastes de Myrina. Dans l’un comme dans l’autre les grandes idées divines sont exclues. On ne trouve pas plus Zeus à Myrina qu’on ne rencontre Dieu le père chez nos marchands de bonnes vierges.

C’est pourquoi il me semble qu’une dévote de Myrina, si elle revenait subitement à la vie, ne serait pas trop dépaysée au milieu des innombrables statuettes de piété qui représentent toutes les personnes de la nouvelle mythologie chrétienne. Elle ferait, sans doute, quelques identifications audacieuses. Mais elle ne se tromperait guère, je crois, sur le sentiment général de ces minces symboles. Elle en comprendrait tout de suite la grâce attendrie.



  1. La Nécropole de Myrina, fouilles exécutées au nom de l’École française d’Athènes. Texte et notices par Edmond Pottier et Salomon Reinach. 2 vol. in-4.