La Vie littéraire/2/La Grande Encyclopédie

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 94-102).


LA GRANDE ENCYCLOPÉDIE[1]


L’Allemagne et l’Angleterre possèdent de bonnes encyclopédies qu’on tient soigneusement au courant. Le Conversations-Lexikon de Brockhaus notamment est un excellent répertoire des connaissances humaines. La France n’avait rien qui approchât du Brockhaus. L’Encyclopédie Didot, commencée en 1824 et terminée en 1863 a beaucoup vieilli. Le Grand Dictionnaire de P. Larousse manque absolument de critique et de sérieux. Un nouvel inventaire des sciences et des arts était attendu par tous ceux qui ont le besoin ou l’amour de l’étude. Mais de semblables entreprises sont pénibles et ingrates. L’établissement seul du plan dévore des années, l’exécution de ce plan exige une organisation puissante et le concours de beaucoup de forces. C’est pourquoi il faut se réjouir de voir paraître une nouvelle encyclopédie, conçue dans un esprit vraiment scientifique. La direction de cette œuvre a été confiée, à des savants tels que MM. Berthelot, Hartwig Derembourg, Giny, Glasson, Hahn, Laisant, H. Laurent, Levasseur, H. Marion, Müntz, A. Waltz. M. Camille Dreyfus, délégué comme secrétaire, active l’entreprise. Enfin, la liste des collaborateurs comprend déjà plus de trois cents noms connus et estimés. La Grande Encyclopédie est loin d’être terminée. Elle n’a encore rempli qu’une faible partie du vaste cercle qu’elle s’est tracé ; elle a terminé son cinquième volume et attaqué la lettre B, qui est, comme on sait, une des plus riches de l’alphabet. C’est assez déjà pour qu’on puisse juger du mérite de l’œuvre. Cette encyclopédie est conduite avec beaucoup de méthode. Les directeurs et les rédacteurs y font œuvre de science. Ils ont recherché l’exactitude et l’impartialité. La pratique de cette dernière vertu a pu coûter à quelques-uns d’entre eux, mais tous l’ont observée. Le secrétaire général, M. Camille Dreyfus lui-même, avait donné l’exemple.

Quelques-uns des articles publiés dans les cinq premiers volumes sont de véritables mémoires. Il m’a semblé que les questions militaires étaient traitées, notamment, avec soin et dans de grands détails.

Des figures rendent, au besoin, le texte plus clair, et de bonnes cartes en couleurs accompagnent les articles géographiques. Enfin, ce qui donne un prix particulier à ce grand ouvrage, c’est, à mon sens, la bibliographie sommaire qui est placé au bas de chaque article. Les indications de ce genre permettent aux curieux de faire des recherches sur les points qui les intéressent.

Pour montrer à M. Lamirault que j’ai feuilleté avec intérêt les cinq gros volumes dont l’exécution matérielle lui fait honneur, je présenterai deux observations assez minutieuses. La première a trait à l’article Avaray (comte d’). Il s’agit de ce comte d’Avaray à qui le comte de Provence montrait tant d’amitié. L’auteur de cet article a omis d’indiquer dans sa bibliographie la Relation d’un voyage à Bruxelles et à Coblentz, dont l’auteur n’est autre que Louis XVIII lui-même. Pourtant ce livre constitue la source principale de la biographie du comte d’Avaray. Mon second grief est un peu plus sérieux. Il porte sur la biographie d’une fausse Jeanne d’Arc, la dame des Armoises. Le rédacteur a confondu deux personnes distinctes. Il lui suffisait de lire la Jeanne d’Arc à Domrémy de M. Siméon Luce pour ne pas tomber dans cette méprise. Voilà de bien petites chicanes.

Quelle belle chose aussi qu’une encyclopédie bien faite ! Et que de richesses contiendra ce nouvel inventaire de nos sciences ! Le cercle des connaissances humaines s’est merveilleusement agrandi depuis un demi-siècle. Notre vue atteint aujourd’hui des phénomènes qu’on ne soupçonnait pas avant nous. Pour nous en tenir nous aussi à la lettre A, la plus noble des sciences, l’astronomie, nous a fait coup sur coup des révélations étonnantes ; elle nous a montré dans la sphère lumineuse du soleil des bouleversements dont nous n’avons pas l’idée, nous qui vivons sur une très petite planète, en somme assez paisible. Imaginait-on, il y a seulement vingt-cinq ans, qu’il se fît sur le tissu gazeux dont s’enveloppe le soleil des déchirures mille fois grandes comme la terre et qui se réparent en quelques minutes ? Il ne reste plus rien de ce ciel incorruptible décrit dans les antiques cosmogonies. Nous savons aujourd’hui que les espaces éthérés sont le théâtre des énergies qui produisent la vie et la mort. Nous savons que les étoiles s’éteignent ; nous savons même à quels signes on peut annoncer la mort d’un astre. Une étoile qui ne brille plus que d’un éclat rouge et fumeux va bientôt mourir. Mais qu’est-ce que mourir, sinon renaître ? La mort d’un soleil n’est peut-être que la naissance d’une planète. Quant aux planètes, elles ne sont pas exemptes de la caducité universelle. Elles périssent à l’heure marquée et l’on a observé, non loin de la terre, les débris épars de la planète de Kepler. Tout est en mouvement dans l’univers, ou plutôt tout est mouvement. Les étoiles, qu’on croyait fixes, nagent dans le ciel avec la rapidité de l’éclair. Et pourtant nous ne les voyons pas bouger. Comment cela se peut-il faire ? Écoutez : Voici un boulet ; au moment où il est lancé hors du canon, sa surface est modifiée par des agents chimiques d’une grande puissance, elle se couvre de germes féconds ; une flore et une faune infiniment petites y naissent : ce boulet est devenu un monde. Après bien des efforts et d’innombrables essais, des types d’une animalité supérieure s’y produisent et tendent à s’y fixer. Enfin, des êtres intelligents y voient le jour. Ils ont soif d’aimer et de connaître. Ils mesurent leur monde et l’immensité de ce monde les étonne. Leur intelligence est pleine d’inquiétude et d’audace. Armés d’appareils puissants, ils se mettent en communication avec cette partie de l’univers dans laquelle ils sont lancés. Ils sondent l’espace, ils découvrent des formes inintelligibles dans l’infini, ils distinguent, sans connaître leur véritable nature, quelques soldats des deux armées, un moulin et le clocher vers lequel ils se dirigent à leur insu. Ils parviennent même à mesurer approximativement quelques distances. Mais ils se figurent que le monde dont ils peuplent la superficie est suspendu immobile dans l’espace et que les figures inconnues qu’ils distinguent à peine au sein de l’infini sont également immobiles. Et comment auraient-ils une autre impression, puisque la vie de chacun d’eux est si courte qu’ils l’accomplissent tout entière, avec ses joies et ses douleurs et ses longs désirs, avant que ce boulet, leur monde, ait franchi une partie appréciable de l’espace. Ce qui est un moment dans le trajet du projectile est pour eux une longue suite de siècles. Pourtant, comme ils sont géomètres, leurs savants finissent par s’apercevoir que la sphère qu’ils habitent, immobile en apparence, est animée en réalité d’un mouvement très rapide et que les corps lointains qu’ils découvrent aux confins de leur univers sont également animés de mouvements propres. Peu à peu, sous l’action de causes très complexes, le boulet devient inhabitable, l’intelligence, puis la vie s’y éteignent, et ce n’est plus qu’une masse inerte quand il va se loger avec fracas dans le clocher d’une pauvre église de village. Aucune des générations innombrables qui l’avaient habité dans sa période féconde n’avait soupçonné ni le point du départ, ni le point d’arrivée, ni le but du voyage. Les sages du boulet avaient dit avec raison : « Il faut renoncer à connaître l’inconnaissable. » Mais les âmes anxieuses jetées par l’aveugle destinée sur le projectile en marche avaient tour à tour adoré et blasphémé Dieu, cru, douté, désespéré. Là, des âges immémoriaux s’étaient déroulés en trois de nos secondes. Ce boulet, c’est la terre, et la race intelligente qui y accomplit ses riches destinées d’un instant, c’est l’humanité. Nous sommes trop petits pour regarder voler les astres. Pourtant, ils volent comme des oiseaux de mer, en cercles harmonieux. Nous durons trop peu de temps pour voir les constellations changer de figure. La Grande Ourse nous semble à jamais immobile. Pourtant, la Grande Ourse, dans quelques milliers de siècles, présentera aux habitants de la Terre un visage nouveau. Mais les amants d’alors, qui la contempleront en se tenant par la main, la salueront aussi tout frissonnants, comme l’immuable témoin de leur joie éphémère. Et l’humanité aura vécu sans savoir d’où viennent et où s’en vont ces papillons dont le ciel est le jardin.

Depuis peu, l’astronomie a jeté de nouveaux épouvantements dans l’imagination des hommes. Elle nous a montré une petite étoile qui vacille et elle nous a dit : « Celle-ci du moins est notre voisine, et de toutes la plus rapprochée. C’est l’alpha du Centaure. Si les astres se parlent entre eux, notre soleil ne doit guère avoir de secrets pour cette étoile : ils se touchent pour ainsi dire. Eh bien, un rayon de l’alpha du Centaure, voyageant avec une vitesse de 79 000 lieues par seconde, met trois ans et demi à nous parvenir. Les autres étoiles sont plus éloignées. La belle flamme rouge de Sirius emploie dix-sept ans à venir jusqu’à nous. Sirius est encore un voisin. Mais il est telle étoile qui peut être éteinte depuis des siècles et dont nous recevons encore la lumière. Ainsi les lueurs innombrables que nous envoie le ciel des nuits ne sont pas contemporaines. Tous ces beaux regards nous parlent de passés divers. Quelques-uns nous parlent d’un passé insondable. Tel rayon qui vient aujourd’hui caresser nos yeux voyageait déjà dans le ciel quand la terre n’existait pas encore. Immensité du temps et de l’espace ! Distinguez-vous ce point lumineux, si pâle dans cette poussière de mondes ? C’est une nébuleuse, située aux confins de l’univers visible. Et voici que le télescope la décompose en des milliers d’étoiles. Ce point, c’est un autre univers, plus grand peut être que le nôtre. Ce grain de sable est à lui seul autant et plus que tous les astres de nos nuits.

Cette immensité, la science la ramènera à l’unité. L’analyse spectrale nous fera connaître la composition chimique des étoiles. Elle nous apprendra que les substances qui brûlent à la surface de ces astres lointains sont celles mêmes dont est formé notre soleil. Ces substances se retrouvent toutes sur la terre qui est la fille du soleil, la chair de sa chair. En sorte que cette goutte de boue où nous vivons contient pourtant en elle tout l’univers.

Il était temps que l’astronomie physique nous apportât cette révélation et nous montrât notre infini quand nous ne voyions plus que notre néant. La Terre n’est rien, mais ce rien possède les mêmes richesses que Sirius et la Polaire. Les pierres mêmes qui nous sont tombées du ciel ne nous ont rien apporté d’inconnu.

La chimie contemporaine aussi s’est fait une idée nouvelle et philosophique des choses. Son analyse subtile a si bien pénétré les corps qu’ils se sont tous évaporés. Elle a relégué la matière au rang des grossières apparences. Elle a montré que la substance n’était pas, que rien n’existait en soi, qu’il n’y a que des états, et que ce qu’on nommait substance n’est qu’un insaisissable Protée. Elle a fondé le dogme de l’instabilité universelle. Elle a dit : « Chaleur, lumière, électricité, magnétisme, affinité chimique, mouvement sont les apparences diverses d’une même réalité encore inconnue. L’illusion, l’éternelle illusion révèle seule le dieu caché. La nature ne nous apparaît que comme une vaste fantasmagorie et la chimie n’est que la science des métamorphoses. Il n’y a plus ni gaz, ni solides, ni fluides, il y a seulement le sourire de l’éternelle Maïa. »

La chimie, donnant la main à la physiologie, a reconnu que la matière organique n’était point distincte dans son principe de la matière inerte, ou plutôt qu’il n’y avait point de matière inerte et que la vie avec le mouvement étaient partout.

La physiologie philosophique s’applaudit de ramener au même type la vie animale et la vie végétale, en constatant chez la plante la motilité, la respiration et le sommeil.

L’homme est aujourd’hui plus intimement rattaché à la nature. Sans parler des grandes hypothèses formées sur ses origines, l’archéologie préhistorique lui rappelle ses humbles commencements et ses longs progrès. Elle le montre misérable et nu, et pourtant ingénieux déjà, au temps du mammouth, dans les cavernes qu’il disputait aux grands ours. On sait maintenant de science certaine ce que ces Grecs pleins de sens avaient deviné quand ils firent de beaux contes sur les satyres et sur Héraclès, vainqueur des monstres. La science du langage, rattachée aux sciences naturelles, les égale désormais en précision. De nouvelles méthodes historiques sont inaugurées. L’étude des microbes fournit à la médecine pratique de nouveaux moyens d’action ; les progrès de la physiologie donnent à la chirurgie une audace effrayante et pourtant heureuse. La neurologie provoque et systématise des phénomènes nerveux dont l’étrangeté semble tenir du prodige. De grandes découvertes appliquées à l’industrie changent les conditions mêmes de la vie.

 Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ?

Que de richesses pour la Grande Encyclopédie et qu’il nous tardait de voir enfin dresser un inventaire exact de nos connaissances !



  1. Inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, par une société de savants et de gens de lettres, t. Ier. à V, in-4o. H. Lamirault, éditeur.