La Vie littéraire/2/Bibliophilie
BIBLIOPHILIE[1]
J’ai connu beaucoup de bibliophiles dans ma vie, et je suis certain que l’amour des livres rend la vie supportable à un certain nombre de personnes bien nées. Il n’y a pas de véritable amour sans quelque sensualité. On n’est heureux par les livres que si l’on aime à les caresser. Je reconnais du premier coup d’œil un vrai bibliophile à la manière dont il touche un livre. Celui qui, ayant mis la main sur quelque bouquin précieux, rare, aimable, ou tout au moins honnête, ne le presse point d’une main à la fois douce et ferme, et ne promène pas voluptueusement sur le dos, sur les plats, sur les tranches une paume attendrie, celui-là n’eut jamais l’instinct qui fait les Groslier et les Double. Il aura beau dire qu’il aime les livres : nous ne le croirons pas. Nous lui répondrons : Vous les aimez pour leur utilité. Est-ce aimer, cela ? Aime-t-on quand on aime sans désintéressement ? Non ! vous êtes sans flamme et sans joie, et vous ne connaîtrez jamais les délices de promener des doigts tremblants sur les grains délicieux du maroquin.
Il me souvient de deux vieux prêtres qui aimaient les livres et qui n’aimaient rien autre chose de ce monde. L’un était chanoine et logeait proche Notre-Dame ; celui-là portait une âme douce dans un petit corps. C’était un petit corps tout rond, fait à souhait pour ouater et capitonner une âme canonicale. Il méditait d’écrire les Vies des saints de Bretagne et vivait heureux. L’autre, vicaire d’une paroisse pauvre, était plus grand, plus beau, plus triste. Les fenêtres de sa chambre donnaient sur le Jardin des Plantes, et il s’endormait aux rugissements des lions captifs. Tous deux se retrouvaient sur les quais, devant les boîtes des bouquinistes, chaque jour que Dieu faisait. Leur tâche sur la terre était de fourrer dans la poche de leur soutane des bouquins reliés en veau, avec les tranches rouges. Ce sont là sans doute des travaux simples, modestes et bien appropriés à la vie ecclésiastique. Je dirais même qu’il y a moins de danger, pour un prêtre, à fouiller les étalages sur les parapets qu’à contempler la nature dans les champs et dans les forêts. Quoi qu’en dise Fénelon, la nature n’est pas édifiante. Elle manque de pudeur, elle conseille la lutte et l’amour ; elle est sourdement voluptueuse ; elle trouble les sens par mille odeurs subtiles : on s’y sent environné de baisers et de souffles ardents. Sa paix même est lascive. Un poète sensible à la volupté a eu bien raison de dire :
Évitez Le fond des bois et leur vaste silence.
Une promenade sur les quais, d’étalage en étalage, n’offre aucun de ces dangers : les bouquins ne troublent point le cœur. Si quelques-uns parlent d’amour, ils en parlent dans un langage ancien, avec des caractères d’autrefois, et ils font penser à la mort en même temps qu’à l’amour. Mon chanoine et mon vicaire avaient bien raison de passer une grande partie de cette vie transitoire entre le Pont-Royal et le pont Saint-Michel. Le spectacle que leurs yeux y rencontrèrent le plus souvent fut celui de la petite fleurette d’or que les relieurs du XVIIIe siècle appliquaient sur le dos de veau des livres, entre chaque nervure. Et c’est sans doute un spectacle plus innocent encore que celui des lis des champs, qui ne travaillent ni ne filent, mais qui aiment et que les papillons font tressaillir dans le mystère de leur corolle charmante. Oh ! les saintes gens que le chanoine et le vicaire ! Je crois qu’ils n’eurent jamais ni l’un ni l’autre une mauvaise pensée.
Pour ce qui est du chanoine, j’en mettrais ma main au feu : il était jovial. À soixante-dix ans, il avait l’âme et les joues d’un petit enfant. Jamais lunettes d’or ne chaussèrent un nez plus simple pour éclairer des yeux plus candides. Le vicaire, avec son long nez et ses joues creuses, fut peut-être un saint : le chanoine était assurément un juste. Pourtant et ce saint et ce juste eurent leur sensualité. Ils regardaient les peaux-de-truie avec concupiscence, ils palpaient le veau fauve avec volupté. Ce n’est pas qu’ils missent leur joie et leur orgueil à disputer aux princes des bibliophiles les éditions princeps des poètes français ; les reliures pour Mazarin ou pour Canevarius, les ouvrages à figures, contenant double et triple suite. Non, ils étaient pauvres avec joie, humbles avec allégresse. Ils portaient jusque dans leur goût pour les livres l’austère simplicité de leur vie. Ils n’achetaient que de modestes ouvrages modestement reliés. Ils recueillaient volontiers les écrits des vieux théologiens dont personne ne veut plus. Ils mettaient la main, avec une joie naïve, sur les curiosités dédaignées qui tapissent la boîte à dix sous du bouquiniste expert. Ils étaient contents quand ils avaient trouvé l’Histoire des perruques de Thiers ou le Chef-d’œuvre d’un inconnu, par M. le Dr Chrysostome Matanasius. Ils laissaient les maroquins aux puissants de ce monde. Le veau granit, le veau fauve, le basane et le parchemin suffisaient à leurs désirs, mais ces désirs étaient ardents ; ils avaient la flamme et l’aiguillon : c’étaient enfin de ces désirs que la symbolique chrétienne, au moyen âge, représentait dans les églises sous la forme de diablotins à tête d’oiseau et à pieds de bouc, avec des ailes de chauve-souris. J’ai vu, j’ai vu M. le chanoine caresser d’une main amoureuse un bel exemplaire en veau granit des Vies des pères du désert. C’est là un péché. Et ce qui aggrave la faute, c’est que ce livre est janséniste. Quant au vicaire, il reçut un jour d’une vieille demoiselle un exemplaire de l’Imitation elzévir, relié en drap pourpre, sur lequel la pieuse donatrice avait brodé de sa main un calice d’or. Il en rougit de plaisir et d’orgueil et s’écria : « Voilà un présent dont M. Bossuet lui-même eût été honoré ! » Je veux croire que mon vicaire et mon chanoine ont fait tous deux leur salut et qu’ils sont dès maintenant à la droite du Père. Mais tout se paye, et dans le livre de l’Ange,
In quo totum continetur Unde mundus judicetur,
la dette du vicaire et celle du chanoine sont inscrites. Je crois lire dans ce livre des livres :
« M. le chanoine, tel jour, sur le quai Voltaire, s’être délecté aux contacts suaves.— Tel autre jour, avoir respiré des parfums chez un libraire du quai des Grands-Augustins… M. le vicaire, Imitation, elzévir petit in-8° : orgueil et concupiscence. »
Voilà, à n’en point douter, ce que contient le livre de l’Ange, qui sera lu le jour du jugement dernier.
Oh ! le bon vicaire ! Oh ! l’excellent chanoine ! Que de fois je les rencontrai le nez dans les boîtes des quais ! Quand on voyait l’un, on était sûr de découvrir bientôt l’autre. Pourtant ils ne se recherchaient point ; ils s’évitaient plutôt. Il faut bien avouer qu’ils étaient un peu jaloux l’un de l’autre.
Et comment en eût-il été autrement, puisqu’ils chassaient sur les mêmes terres ? Chaque fois qu’ils se rencontraient, c’est-à-dire tous les jours, ils échangeaient un long salut onctueux pendant lequel ils s’épiaient mutuellement et sondaient du regard leurs poches bourrées de livres. D’ailleurs leurs natures ne sympathisaient point. Le chanoine avait une conception béate et simple de l’univers qui ne pouvait satisfaire le vicaire dont l’âme était grosse de controverse et de disputes savantes. Le chanoine goûtait ici-bas par avance la paix promise aux hommes de bonne volonté. Comme saint Augustin et comme le grand Arnault, le vicaire tendait le front aux orages. Il parlait de Monseigneur avec une liberté qui faisait frissonner le bon chanoine dans sa douillette.
Le chanoine n’était pas fait pour les situations difficiles. Je le rencontrai un jour bien affligé. C’était par une giboulée de mars, devant l’Institut. En un clin d’oeil, une bourrasque s’était élevée, et le vent emportait dans la Seine les brochures et les cartes étalées sur les parapets. Il emporta aussi le riflard rouge du chanoine. Nous le vîmes s’élever dans l’air, puis tomber dans le fleuve. Le chanoine se lamentait. Il invoquait tous les saints bretons et promettait dix sous à qui lui rapporterait son parapluie. Cependant, le riflard voguait vers Saint-Cloud. Un quart d’heure après, le temps s’était rasséréné ; sous le fin soleil, l’excellent prêtre, les yeux encore humides, la bouche déjà souriante, achetait un vieux Lactance au père Malorey, et se réjouissait de lire cette phrase, imprimée en la belle italique des Aldes : Pulcher hymnis Dei homo immortalis. L’italique des Aldes lui avait fait oublier la perte de son riflard.
J’ai connu dans le même temps, sur les quais, un bibliomane plus étrange encore. Il avait coutume d’arracher des livres les pages qui lui déplaisaient et, comme il avait le goût délicat, il ne lui restait pas dans sa bibliothèque un seul volume complet. Ses collections étaient composées de lambeaux et de débris qu’il faisait relier magnifiquement. J’ai des raisons pour ne point le nommer, bien qu’il soit mort depuis longtemps. Ceux qui l’ont connu le reconnaîtront quand j’aurai dit qu’il composait lui-même des livres somptueux et bizarres sur la numismatique et les publiait par fascicules. Les souscripteurs étaient peu nombreux ; il y avait parmi eux un collectionneur violent, dont le nom est resté célèbre chez les curieux, le colonel Maurin. Il s’était fait inscrire le premier et était fort exact à retirer chaque livraison à mesure qu’elle paraissait. Pourtant il dut faire un assez long voyage. L’autre l’apprit : Aussitôt il publia un nouveau fascicule et envoya aux souscripteurs l’avis suivant : « Tout exemplaire du dernier fascicule qui n’aura pas été retiré par le souscripteur dans le délai de quinze jours sera détruit. » Il comptait bien que le colonel Maurin ne pourrait revenir à temps pour retirer son exemplaire. En effet, ce n’était pas possible. Mais le colonel fit l’impossible et se présenta chez l’auteur-éditeur le seizième jour, au moment même où celui-ci jetait le fascicule au feu. Une lutte s’engagea entre les deux collectionneurs. Le colonel fut victorieux : il retira les feuillets des flammes et les emporta triomphant dans sa maison de la rue des Boulangers où il entassait toutes sortes de débris des siècles. Il possédait des boîtes de momies, l’échelle de Latude, des pierres de la Bastille. Il était de ces hommes qui veulent fourrer l’univers dans une armoire. Tel est le rêve de tout collectionneur. Et comme ce rêve est irréalisable, les vrais collectionneurs ont, comme les amants, dans le bonheur même, des tristesses infinies. Ils savent bien qu’ils ne pourront jamais mettre la terre sous clef, dans une vitrine. De là leur mélancolie profonde.
J’ai pratiqué aussi les grands bibliophiles, ceux qui recueillent les incunables, les humbles monuments de la xylographie du XVe siècle, et pour qui la Bible des pauvres, avec ses grossières figures, a plus de charmes que toutes les séductions de la nature unies à toutes les magies de l’art ; ceux qui réunissent les royales reliures faites pour Henri II, Diane de Poitiers et Henri III, les petits fers du XVIe et du XVIIe siècle, que Marius reproduit aujourd’hui avec une régularité qui manque aux originaux ; ceux qui recherchent les maroquins aux armes des princes et des reines ; ceux enfin qui rassemblent les éditions originales de nos classiques. J’aurais pu vous faire les portraits de quelques-uns de ceux-là, mais ils vous auraient moins amusés, je crois, que ceux de mon pauvre vicaire et de mon pauvre chanoine. Il en est des bibliophiles comme des autres hommes. Ceux qui nous intéressent le plus ne sont point les habiles et les savants, ce sont les humbles et les candides.
Et puis, si nobles, si beaux que soient les exemplaires dont le bibliophile se réjouit, pour admirable qu’il tienne un livre, ce livre fût-il la Guirlande de Julie, calligraphiée par Jarry, il y a quelque chose que je mettrai encore au-dessus : c’est le tonneau de Diogène. On est libre dedans, tandis que le bibliophile est l’esclave de ses collections.
Nous faisons en ce temps-ci trop de bibliothèques et de musées. Nos pères s’embarrassaient de moins de choses et sentaient mieux la nature. M. de Bismarck a coutume de dire pour faire valoir ses arguments : « Messieurs, je vous apporte des considérations inspirées non par le tapis vert, mais bien par la verte campagne. » Cette image, un peu étrange et barbare, est pleine de force et de saveur. Pour ma part, je la goûte infiniment. Les bonnes raisons sont celles qu’inspire la vivante nature. Il est bon de faire des collections : il est meilleur de faire des promenades.
À cela près, je confesse que le goût des bonnes éditions et des belles reliures est un goût d’honnête homme. Je loue ceux qui conservent les éditions originales de nos classiques, de Molière, de La Fontaine, de Racine, dans leur maison illustrée par de si nobles richesses.
Mais, à défaut de ces textes rares et fameux, on peut se contenter du livre somptueux dans lequel M. Jules Le Petit les décrit exactement et en reproduit les titres en fac-similé. Notre littérature est là tout entière, représentée par ses éditions princeps, depuis le Romant de la rose jusqu’à Paul et Virginie. C’est un recueil qu’on ne parcourt pas sans émotion. « Voilà donc, se dit-on, quelle figure, eurent dans leur nouveauté pour les contemporains les Provinciales, et les Fables de La Fontaine ! Cet in-4º à large vignette représentant un palmier dans une cartouche de style renaissance, c’est le Cid, tel qu’il parut en 1637 chez Augustin Courbé, libraire, à Paris, dans la petite salle du Palais, à l’enseigne de la Palme, avec la devise : Curvata resurgo. Ces six petits volumes in-12, dont le titre, coupé par un écusson du style Louis XV, est ainsi conçu : Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes, recueillies et publiées par J.-J. Rousseau, Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, 1761, c’est la Nouvelle Héloïse, telle qu’elle fit pleurer nos arrière-grand’mères. Voilà ce que virent, voilà ce que touchèrent les contemporains de Jean-Jacques ! » Ces livres sont des reliques, et il reste quelque chose de touchant dans l’image que nous en donne M. Jules Le Petit. Cet homme de bien m’a tout à fait réconcilié avec la bibliophilie. Confessons qu’il n’y a pas d’amour sans fétichisme, et rendons cette justice aux amoureux du vieux papier noirci, qu’ils sont tout aussi fous que les autres amoureux.
- ↑ Bibliographie des principales éditions originales d’écrivains français du XVe au XVIIIe siècle, par Jules Le Petit. In-8o ; Quantin, éditeur.