La Vie littéraire/2/Hors de la littérature

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 56-64).
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HORS DE LA LITTÉRATURE[1]


Le titre du nouveau roman de M. Georges Ohnet contient beaucoup de sens en un seul mot.

Ce titre est toute une philosophie. Volonté, voilà qui parle au cœur et à l’esprit ! Volonté, par Georges Ohnet ! Comme on sent l’homme de principes, qui n’a jamais douté ! Volonté, par Georges Ohnet, soixante-treizième édition ! Quelle preuve de la puissance de la volonté ! Locke ne croyait pas que la volonté fût libre. Mais son Essai sur l’entendement humain n’eut pas soixante-treize éditions en une matinée. Voilà Locke victorieusement réfuté ! La volonté n’est point une illusion, puisque M. Georges Ohnet a voulu avoir soixante-treize éditions, et qu’il les a eues. En vérité, plus je relis ce titre, plus j’y trouve d’intérêt. C’est sans contredit la plus belle page qui soit sortie de la plume de M. Georges Ohnet. Le style en est sobre et ferme, la pensée heureuse, claire, profonde. Volonté, par Georges Ohnet, soixante-treizième édition, que cela est excellemment pensé, que cela est bien écrit !

J’avoue que le reste du livre m’a paru inférieur. Au point de vue philosophique, le nouvel ouvrage de l’auteur de Serge Panine prête à la critique et soulève de nombreuses objections. Le problème de la volonté n’a pas encore été résolu à la satisfaction de toute l’humanité pensante. Il y a des métaphysiciens qui disent que la volonté n’est nulle part. Je serais plutôt tenté de la voir partout et de considérer tous les phénomènes de l’univers comme les effets d’une éternelle et fatale volonté.

M. Georges Ohnet, qui a si bien réfuté Locke en deux mots, sur la couverture de son écrit, n’a pas gardé la même supériorité dans le cours de cet écrit même. Il a négligé de nous dire ce qu’il entendait par volonté. C’est une faute. Il ne nous a pas dit non plus s’il croyait que les animaux eussent de la volonté. Pour ma part, je suis persuadé qu’ils en ont comme nous. Il faudrait, pour n’en pas avoir, qu’ils fussent des machines. D’ailleurs, qu’est-ce que la volonté, au sens vulgaire du mot, sinon la puissance intérieure par laquelle l’homme se détermine à agir ou à ne pas agir ?

Les animaux agissent, donc ils veulent. Un jour que j’étais à table à côté de M. Darlu, je priai cet éminent professeur de philosophie d’accorder un peu de volonté aux végétaux. M. Darlu me le refusa de la façon la plus absolue ; je lui représentai respectueusement que, si un chêne pousse, c’est qu’il veut pousser et que, s’il ne le voulait pas, personne ne pourrait l’y contraindre M. Darlu refusa de rien entendre. Ce soir-là, je m’en allai fort perplexe. M. Georges Ohnet ne m’a pas tiré d’incertitude. Non content d’affirmer, sans preuves, que la volonté est libre, M. Georges Ohnet avance qu’elle est souveraine. C’est aller trop loin et rendre à Locke l’avantage qu’il avait perdu. Car enfin, il est clair que j’aurais beau vouloir, comme M. Ohnet, pousser mes ouvrages à soixante treize éditions, je ne le pourrais point. Comme philosophe, M. Georges Ohnet ne me satisfait pas.

Sous ce jour, je le trouve faible. Je voudrais n’avoir pas à l’apprécier à un autre point de vue, et je meurs d’envie de vous dire incontinent quelque belle chanson du temps que Berthe filait. Mais puisque enfin M. Ohnet fait des romans, il est équitable et nécessaire de le traiter en romancier. C’est ce à quoi je vais donc procéder avec tous les ménagements dont je suis capable. J’ai l’esprit indulgent et modéré. Ceux qui me lisent savent que ma critique est bienveillante et que je me fais un agréable devoir d’exprimer toujours l’opinion la plus large sous la forme la plus douce. Eh bien, puisqu’il me faut juger M. Ohnet comme auteur de romans, je dirai, dans la paix de mon âme et dans la sérénité de ma conscience, qu’il est, au point de vue de l’art, bien au-dessous du pire.

J’ai eu l’honneur d’être présenté l’hiver dernier à M. Georges Ohnet, et je me suis convaincu, comme tous ceux qui l’ont approché, que c’est un très galant homme. Il parle d’une manière fort intéressante, avec une bonne humeur tout à fait agréable. Il m’a inspiré de la sympathie. Je sais de lui des traits qui l’honorent, je l’estime profondément, mais je ne connais pas de livres qui me déplaisent plus que les siens. Je ne sais rien au monde de plus désobligeant que ses conceptions, ni de plus disgracieux que son style.

J’avoue que jusqu’ici je l’avais fort peu pratiqué comme « auteur » . Je distinguais mal les romans dont il a rempli l’univers. J’éprouvais à leur égard une secrète et sûre défiance ; je sentais qu’ils n’étaient pas faits pour moi et j’avais l’instinct que cela m’était ennemi. Si je m’étais cru, je serais mort sans avoir lu une ligne de M. Ohnet. Je me serais épargné cette pénible et dangereuse épreuve. Je mets beaucoup de soin à éviter dans la vie ce qui me semble laid. Je craindrais de devenir très méchant si j’étais forcé de vivre en face de ce qui me choque, me blesse et m’afflige. C’est pourquoi j’étais résolu à ne pas lire Volonté. Mais le sort en a disposé autrement.

J’ai lu Volonté, et j’ai d’abord été très malheureux. Il n’y a pas une page, pas une ligne, pas un mot, pas une syllabe de ce livre qui ne m’ait choqué, offensé, attristé. J’eus envie d’en pleurer avec toutes les Muses. Je n’avais jamais lu encore un livre si mauvais : cela même me le rendit considérable, et je finis par en concevoir une espèce d’admiration. M. Ohnet est détestable avec égalité et plénitude ; il est harmonieux et donne l’idée d’un genre de perfection. C’est du génie cela. Je ne dis pas trop en disant qu’il a sa puissance, sa vertu et sa magie : tout ce qu’il touche devient aussitôt tristement vulgaire et ridiculement prétentieux. Les miracles de la nature et de l’humanité, la splendeur du ciel et la beauté des femmes, les trésors de l’art et les secrets délicieux des âmes, enfin, tout ce qui fait le charme et la sainteté de la vie devient, en passant par sa pensée, d’une écœurante banalité. Voilà donc ce qu’il voit, voilà donc ce qu’il sent ! Et il aime vivre ! C’est incompréhensible ! Ce qui m’émerveille plus que tout le reste, c’est la fadeur de ces perpétuelles caricatures au milieu desquelles il vit et se meut naturellement.

J’ai dit qu’il était détestable, flatteur que j’étais ! La vérité, c’est qu’il est médiocre. Comme écrivain, c’est un parfait snob. Ce genre de niaiserie confortable que les Anglais appellent le snobisme, il l’a portée jusqu’au génie, et c’est pourquoi il est l’idéal des millions de snobs qui fourmillent sur les continents et les îles de cette planète.

Toutes ses conceptions de la vie sont du plus grand penseur que le snobisme ait enfanté pour le malheur des êtres simple, beaux et purs. Il est snob premièrement dans son amour grossier de luxe, quand il nous montre, comme il fait dans Volonté, « une Victoria descendant la rue Boissy-d’Anglas au trot de ses deux chevaux steppant avec grâce » ; quand il nous fait monter à sa suite « un escalier à marches de pierre recouvertes d’un somptueux tapis » ; et quand il nous introduit « dans la salle d’un hôtel féeriquement éclairé à la lumière électrique », où nous respirons « une atmosphère enivrante, faite du parfum des fleurs et de la capiteuse odeur des femmes » .

Lorsque Buridan, le capitaine, s’écrie : « Ce sont de grandes dames, de très grandes dames ! » on sourit avec indulgence ; on n’est pas trop choqué de l’admiration que les princesses inspirent à cet écolier robuste, naïf et famélique. Buridan montre sa bonhomie et sa simplicité. Mais M. Ohnet a des mouvements, pour nous présenter ses baronnes et ses duchesses, qui donnent un grand mal de cœur ; je ne puis lire cette simple phrase sans être exaspéré : « Hélène prenait un secret plaisir à toucher ce tissu merveilleux. Sa nature aristocratique se trahissait dans ce goût pour les choses raffinées. » Cela est vain et faux à crier. Il n’y a pas d’aristocratie à aimer les belles étoffes. Ce qui fait ou, pour mieux dire, ce qui faisait l’aristocrate, c’était l’héréditaire et longue habitude du commandement. Quant à se délecter aux contacts suaves, ce peut être le goût d’une petite bourgeoise aussi bien que d’une patricienne. Mais il est inutile de disputer quand on sait qu’on ne pourra jamais s’entendre. Ne critiquons plus, exposons seulement.

Cette Hélène, qui trahit « sa nature aristocratique » par son goût pour les choses raffinées, est l’héroïne de Volonté.

Elle est sublime. Aimée par deux hommes dont l’un est « fatalement beau », elle préfère l’autre, par générosité.

Allons, soyez franche, interrompit Thauziat. (Clément Thauziat, c’est l’homme fatalement beau.)… Voyons, n’oserez-vous pas avouer devant moi, que vous l’aimez ?

À ce défi, mademoiselle de Graville (Elle est pauvre, mais elle a de la race) sentit en elle une révolte.

Et, bravant Thauziat du regard :

— Vous voulez que je vous le dise ? Eh bien, soyez donc satisfait : oui, je l’aime.

— Qu’a-t-il fait pour cela ? s’écria Clément avec amertume.

— Il est faible et a besoin d’être défendu.

— Dites qu’il est lâche et vicieux.

— Eh bien, je serai sa bravoure et sa vertu.

— S’il vous trouve supérieure à lui, il vous prendra en haine.

— Ayant tout fait pour le bien, je souffrirai sans me plaindre.

— Pensez-vous que je vous, laisserai ainsi vous sacrifier ?

— De quel droit interviendrez-vous ? (P. 213.)

Ce dialogue serré et pressant, c’est proprement du Corneille pour les snobs. Mais poursuivons : ce M. Clément de Thauziat auquel Hélène résiste si fièrement appartient aussi à la plus fine aristocratie. Il était, « dans sa mise, d’une sobriété recherchée qui lui donnait un remarquable cachet de distinction » . (P. 11.) « Au XVe siècle, il eût été un de ces condottieri superbes qui, etc. » (P. 12.) » Avec lui la destinée d’une femme sera grande, sera heureuse, sera enviée. » (P. 201.) « Son étreinte est chaude et frémissante. » (P. 187.) « Il est pâle et brun. » (Passim.) « Il apparaît resplendissant d’une beauté satanique. » (P. 362.) Il est tué d’une balle au cœur, dans un duel loyal, mais terrible. Après sa mort il est encore fatalement beau. « Il était tombé élégant et correct, ainsi qu’il avait vécu. » (P. 416.)

À côté de ce héros qui a tant de « cachet », M. Ohnet se plaît à évoquer une jeune Anglaise, belle et perfide, au cœur de marbre, lady Diana. « Ses cheveux blonds brillaient comme un casque d’or. » (P. 93.) On ne pouvait soutenir « l’éclat de ses yeux bleus, clairs et durs comme l’acier. » (P. 345.) « Sa taille, élancée et souple, moulée dans son amazone, se cambrait voluptueusement. » (P. 253.) Lady Diana a pour rivale, piquant contraste, Émilie Lereboulley, une petite bossue spirituelle et tendre, ironique et généreuse. « Cette fille si disgraciée de la nature semblait avoir voulu compenser par l’élévation éclatante de son esprit la dégradation misérable de son corps. » (P. 11.) Comprenez-vous maintenant ce qui fait ma tristesse et mon dégoût, et ne sentez-vous pas que tout, même la brutalité raffinée des naturalistes, même l’obscurité tortueuse des décadents, tout enfin est préférable à cette misérable platitude.

Ces méchantes rapsodies trouvent, je le sais, des lecteurs par centaines de mille. Volonté fera les délices d’un grand nombre de personnes. Cela est digne de réflexion, et les êtres ingénieux ne manqueront pas de se demander par quel étrange mystère les abominables pauvretés que je viens de citer avec un mélange de dégoût généreux et de joie perverse se transforment, dans d’innocentes cervelles, en poésie romanesque et touchante. N’en doutez pas, il y aura des femmes, des femmes charmantes, qui trouveront cela beau et qui en pleureront. Eh bien, je ne leur en ferai pas un reproche. Je les louerai, au contraire, de leur candeur et de leur simplicité. Il faut aussi que les pauvres d’esprit aient leur idéal. N’est-il pas vrai que les figures de cire, exposées aux vitrines des coiffeurs inspirent des rêves poétiques aux collégiens ? Or, les romans de M. Georges Ohnet sont exactement, dans l’ordre littéraire, ce que sont, dans l’ordre plastique, les têtes de cire des coiffeurs.



  1. Volonté, par M. Georges Ohnet. Ollendorf, éditeur.