La Vie littéraire/2/Mérimée
MÉRIMÉE[1]
En publiant une étude biographique sur l’auteur de Colomba, M. d’Haussonville a prouvé une fois de plus qu’il sait être équitable envers ceux-là même dont il ne partage ni les idées ni les sentiments. On sait que M. d’Haussonville n’a pas de souci plus grand que celui de la justice. Sa foi religieuse, ses convictions politiques, ses goûts littéraires le séparaient de Mérimée. Pourtant il n’a pu refuser sa sympathie à un esprit qui, tout en la déconcertant par une froideur apparente, la gagnait par une sorte de générosité cachée.
M. d’Haussonville sut reconnaître en Mérimée, non sans quelque respect, « une de ces natures qui, froissées par le contact de la vie, donnent à leur expérience la forme d’un cynisme un peu amer, et qui cachent profondément des ardeurs, parfois des convictions, en tout cas des délicatesses dont ne se doute même pas la grossière honnêteté de ceux qu’ils scandalisent ».
Il faut dire que les lettres inédites publiées par M. d’Haussonville, dans cette étude, nous révèlent un Mérimée que les correspondances avec Panizzi et les deux Inconnues ne permettaient point de soupçonner, un Mérimée tendre, affectueux, fidèle et bon. Ces lettres — il y en a une vingtaine environ — sont écrites, les unes à une dame anglaise pleine de grâce et d’esprit, mistress Senior, la belle-fille de M. William Senior, qui a laissé un recueil de souvenirs ; les autres à « la fille d’un soldat deux fois illustre, et par le nom qu’il portait, et par le rang élevé qu’il avait atteint dans notre armée ». Mérimée se montre naturel, confiant, affectueux avec l’une et l’autre. On sait qu’il donnait volontiers sa confiance aux femmes. L’amitié, qu’il jugeait tout à fait chimérique entre hommes, ne lui semblait pas absolument impossible d’un homme à une femme. Il la tenait seulement pour difficile en ce cas, et même « diablement difficile, car le diable se mêle de la partie » ; mais enfin il se flattait d’avoir eu deux amies.
L’âge aidant, il aima les femmes d’une amitié spirituelle tout à fait charmante. Un tel commerce est la dernière joie des voluptueux. Quoi que disent les théologiens, les âmes ont un sexe aussi bien que les corps. Mérimée le savait. Il eut de tout temps le goût et le sens de la femme. Son tort fut d’affecter parfois, à l’exemple de son maître Stendhal, l’immoralité systématique. Stendhal et Mérimée mettaient expressément certaines audaces, certaines violences au rang des devoirs les plus impérieux de l’honnête homme. Je voudrais au moins qu’on nous laissât libres et qu’il nous fût permis aussi d’être quelquefois respectueux. Il n’y a guère de devoirs agréables, et les devoirs à rebours sont parfois plus pénibles que les autres. Mais cette brutalité n’était qu’une grimace. Mérimée cachait sa blessure. Il était touché au cœur, et il ne trahissait sa souffrance qu’en parlant de la passion des autres. C’est ainsi qu’il écrit un jour à mistress Senior :
Je crois qu’on n’est jamais malade de la poitrine en Espagne, mais bien du cœur, viscère inconnu ou racorni au nord des Pyrénées. J’ai dans mes tablettes plusieurs cas lamentables de pareilles maladies, entre autres celui de deux personnes qui s’aimaient et qui sont mortes à huit jours d’intervalle. Ce qui vous surprendra beaucoup, c’est que ce n’était pas un mari et une femme, ou, pour mieux dire, c’était un mari marié à une autre femme et une femme mariée à un autre mari. Ils avaient l’indignité de s’aimer malgré leur position ; aussi ont-ils été bien punis. Espérons qu’ils rôtissent dans un endroit que je ne nommerai pas et qui est institué pour de si grands coupables.
Ne sentez-vous pas qu’il y a sous cette ironie une sympathie ardente ? Mérimée fut toujours sincèrement convaincu de la légitimité des passions. Il ne leur demandait que d’être vraies et fortes. Et cette conviction lui inspirait çà et là des maximes sur le mariage et sur la chasteté qui eussent scandalisé sans doute mistress Senior, si elle eût été moins honnête, car les honnêtes femmes ne se scandalisent pas aussi facilement que les autres. Mérimée lui disait :
On a imaginé de faire un sacrement de ce qui n’aurait jamais dû être qu’une convention sociale.
Voilà qui semble bien irrévérencieux. Mais tout est permis au doute philosophique. Comme l’a dit M. Berthelot, il n’y a plus de domaine interdit à la discussion. N’ai-je pas entendu, l’autre jour, un des plus grands philosophes de ce temps soutenir pareillement que le mariage était une forme transitoire et qu’on trouvera sans doute autre chose dans cinq ou six mille ans, au plus tard ? Mérimée disait encore :
Je ne considère pas la chasteté comme la vertu la plus importante. Elle ne vaut pas assez pour qu’on la mette au-dessus de tout.
Cette fois, il cédait visiblement au plaisir de choquer un peu son estimable amie. Il ne faudrait pas répondre trop gravement à une boutade de ce genre. On pourrait seulement dire que ce sont les hommes qui ont attaché un si grand prix à la chasteté des femmes. Chaque Européen, il est vrai, ne tient guère pour son compte qu’à la chasteté d’une femme ; à la chasteté de deux ou trois femmes au plus. Encore serait-il très fâché qu’elles demeurassent chastes à son préjudice, mais cela suffit pour former l’opinion.
Tandis qu’il parlait de cet air brusque et dégagé, Mérimée souffrait cruellement. « Je suis devenu incapable de travailler, disait-il, depuis un malheur qui m’est arrivé. »
Et il disait encore :
Lorsque j’écrivais, j’avais un but ; maintenant je n’en ai plus. Si j’écrivais, ce serait pour moi, et je m’ennuierais encore plus que je ne fais. Il y avait une fois un fou qui croyait avoir la reine de la Chine (vous n’ignorez pas que c’est la plus belle princesse du monde) enfermée dans une bouteille. Il était très heureux de la posséder, et il se donnait beaucoup de mouvement pour que cette bouteille et son contenu n’eussent pas à se plaindre de lui. Un jour, il cassa la bouteille, et, comme on ne trouve pas deux fois une princesse de Chine, de fou qu’il était, il devint bête.
Ce doux insensé n’était autre que lui-même. Comment il avait perdu la bouteille enchantée, c’est ce qu’il raconta un autre jour à madame Senior, avec une sécheresse voulue et en mettant l’aventure sur le compte d’ « un de ses amis ». M. d’Haussonville se porte garant, dans une note, de la vérité de cette confidence déguisée.
Figurez-vous deux personnes qui s’aiment très réellement, depuis longtemps, depuis si longtemps que le monde n’y pense plus. Un beau matin, la femme se met en tête que ce qui a fait son bonheur et celui d’un autre pendant dix ans est mal. « Séparons-nous ; je vous aime toujours, mais je ne veux plus vous voir. » Je ne sais pas, madame, si vous vous représentez ce que peut souffrir un homme qui a placé tout le bonheur de sa vie sur quelque chose qu’on lui ôte ainsi brusquement.
Le voilà, cet homme fort ! ce contempteur de la tendresse et de la fidélité ! Il aime depuis dix ans et c’est dans une liaison douce, longue et grave, qu’il a mis le bonheur de sa vie. Ainsi ce masque de cynisme et d’insensibilité cachait un visage tendre et sérieux, que le monde n’a jamais vu.
Mérimée, né fier et timide, se renferma de bonne heure en lui-même et prit, dès la première jeunesse, la roide et sarcastique attitude dans laquelle il traversa la vie. Le Saint-Clair du Vase étrusque, c’est lui-même :
« Saint-Clair était né avec un cœur tendre et aimant ; mais, à un âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades. Il était fier et ambitieux ; il tenait à l’opinion comme y tiennent les enfants. Dès lors, il se fit une étude de supprimer tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante. Il y réussit, mais sa victoire lui coûta cher. »
Tel Mérimée était à vingt ans, tel il restait à quarante, quand il écrivait à madame du Parquet :
Mes amis m’ont dit bien souvent que je ne prenais pas assez de soin pour montrer ce qu’il peut y avoir de bon dans ma nature ; mais je ne me suis jamais soucié que de l’opinion de quelques personnes.
Cette attitude ne trompa pas madame Senior, qui écrivit à son ami qu’il était naturellement un bon homme. Il en tomba d’accord :
Je suis charmé que vous me croyiez a good natured-man. Je crois que c’est vrai. Je n’ai jamais été méchant ; mais, en vieillissant, j’ai tâché d’éviter de faire du mal, et c’est plus difficile qu’on ne croit.
Puis, regrettant, par une contradiction bien humaine, de paraître tel qu’il s’était montré, et d’avoir réussi à cacher ses bonnes qualités, il se plaignait d’être mal jugé, injustement condamné par l’opinion. Il attribuait à sa seule franchise la solitude morale que son orgueil, sa timidité et sa supériorité avaient faite autour de lui.
Si j’avais à recommencer ma vie avec l’expérience que j’ai acquise, je m’appliquerais à être hypocrite et à flatter tout le monde. Maintenant, le jeu ne vaut pas la chandelle. D’un autre côté, il y a quelque chose de triste à plaire aux gens sous un masque et à penser qu’en se démasquant on deviendra odieux.
Son regret le plus vif et le plus constant était de n’avoir pas un enfant, une petite fille, à élever. Il écrivait en 1855 à madame Senior :
Je suis trop vieux pour me marier, mais je voudrais trouver une petite fille toute faite à élever. J’ai pensé souvent à acheter une enfant à une gitana, parce que, si mon éducation tournait mal, je n’aurais probablement pas rendu plus malheureuse la petite créature que j’aurais adoptée. Qu’en pensez-vous ? Et comment se procurer une petite fille ? Le mal, c’est que les gitanas sont trop brunes et qu’elles ont des cheveux comme du crin. Pourquoi n’avez-vous pas une petite fille avec des cheveux d’or à me céder !
Même regret quelque temps après :
Le monde m’assomme, et je ne sais que devenir. Je n’ai plus un ami au monde, je crois. J’ai perdu tous ceux que j’aimais, qui sont morts ou changés. Si j’avais le moyen, j’adopterais une petite fille ; mais ce monde, et surtout ce pays-ci, est si incertain, que je n’ose me donner ce luxe.
Les années se passent, et ce regret demeure. Il plaint sa solitude. Il constate douloureusement l’impossibilité de garder un ami, et il exprime de nouveau le désir « d’avoir une petite fille ».
Mais, ajoute-t-il, il pourrait bien se faire que le petit monstre, après quelques années, s’amourachât d’un chien coiffé et me plantât là.
Pourtant ce rêve le poursuit jusque dans la vieillesse et dans la maladie. En 1867, à Cannes, où le retenait l’affection de poitrine dont il devait bientôt mourir, il vit les trois enfants de M. Prévost-Paradol, dont l’une était une fille de treize ans vraiment ravissante : alors le regret de n’avoir pas d’enfant gonfla ce cœur déjà à demi glacé. Mérimée écrivit à une dame avec laquelle il était en correspondance depuis plusieurs années :
J’aurais beaucoup aimé à avoir une fille et à l’élever. J’ai beaucoup d’idées sur l’éducation et particulièrement sur celle des demoiselles, et je me crois des talents qui resteront malheureusement sans application.
Depuis longtemps déjà, il avait le spleen et voyait les blue devils que n’avait pu conjurer mistress Senior. M. d’Haussonville a recherché la cause de cette mélancolie. Il croit l’avoir trouvée dans « l’instinct confus d’une vie mal dirigée, livrée à beaucoup d’entraînements, dont le souvenir laissait plus d’amertume que de douceur ». Pour moi, je doute que Mérimée ait jamais eu un sentiment moral de cette nature. De quoi se serait-il repenti ? Il ne reconnut jamais pour vertus que les énergies ni pour devoirs que les passions. Sa tristesse n’était-elle pas plutôt celle du sceptique pour qui l’univers n’est qu’une suite d’images incompréhensibles, et qui redoute également la vie et la mort, puisque ni l’une ni l’autre n’ont de sens pour lui ? Enfin, n’éprouvait-il pas cette amertume de l’esprit et du cœur, châtiment inévitable de l’audace intellectuelle, et ne goûtait-il pas jusqu’à la lie ce que Marguerite d’Angoulême a si bien nommé l’ennui commun à toute créature bien née ?
- ↑ Prosper Mérimée, étude biographique et littéraire, par le comte d’Haussonville, de l’Académie française. Calmann Lévy, éditeur.