La Vie littéraire/2/« La Tempête »

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 292-300).


LA TEMPÊTE


Les marionnettes de M. Henri Signoret viennent de nous donner la Tempête de Shakespeare. Il y a une heure à peine que la toile du petit théâtre est tombée sur le groupe harmonieux de Ferdinand et de Miranda. Je suis sous le charme et, comme dit Prospero, « je me ressens encore des illusions de cette île ». L’aimable spectacle ! Et qu’il est vrai que les choses exquises, quand elles sont naïves, sont deux fois exquises. M. Signoret se propose de faire jouer par ses petits acteurs les chefs-d’œuvre, je dirai les saintes œuvres de tous les théâtres. Hier, Aristophane ; aujourd’hui, Shakespeare ; demain, Kalidasa. Ses petits acteurs sont de bois comme les dieux que détestait Polyeucte. Mais Polyeucte était un fanatique ; il n’entendait rien aux arts et il ignorait tout ce qu’un dieu de bois peut contenir de divin et d’adorable.

Pour moi, je me sens une sorte de piété mêlée à une espèce de tendresse pour les petits êtres de bois et de carton, vêtus de laine ou de satin, qui viennent de passer sous mes yeux en faisant des gestes réglés par les Muses. Mon amitié pour les marionnettes est une vieille amitié. Je l’ai déjà exprimée ici l’an passé. J’ai dit que les acteurs de bois avaient, selon moi, beaucoup d’avantages sur les autres. Et je suis très flatté de voir que M. Paul Margueritte, qui a le goût fin, l’amour du rare, le sens du précieux, est aussi fort partisan des acteurs artificiels et minuscules. Il a fait, à propos du Petit-Théâtre, un éloge ingénieux des marionnettes.

« Elles sont, a-t-il dit, infatigables, toujours prêtes. Et tandis que le nom et le visage trop connus d’un comédien de chair et d’os imposent au public une obsession qui rend impossible ou très difficile l’illusion, les fantoches impersonnels, êtres de bois et de carton, possèdent une vie falote et mystérieuse. Leur allure de vérité surprend, inquiète. Dans leurs gestes essentiels tient l’expression complète des sentiments humains. On en eut la preuve aux représentations d’Aristophane. De vrais acteurs n’eussent point produit cet effet. Là le raccourci ajoutait à l’illusion. Ces masques de comédie antique, ces mouvements simples et rares, ces poses de statue donnaient au spectacle une grâce singulière. » Je n’aurais point si bien dit, mais j’ai senti de même. J’ajoute qu’il est très difficile aux actrices et surtout aux acteurs vivants de se rendre poétiques. Les marionnettes le sont naturellement : elles ont à la fois du style et de l’ingénuité. Ne sont-elles pas les sœurs des poupées et des statues ? Voyez les marionnettes de la Tempête. La main qui les tailla leur imprima les caractères de l’idéal ou tragique ou comique.

M. Belloc, élève de Mercié, a modelé pour le Petit-Théâtre des têtes d’un grotesque puissant ou d’une pureté charmante. Sa Miranda a la grâce fine d’une figure de la première Renaissance italienne et le parfum des vierges de ce bienheureux XVe siècle qui fit refleurir pour la seconde fois la beauté dans le monde. Son Ariel rappelle, dans sa tunique de gaze lamée d’argent, les figurines de Tanagra, parce que sans doute l’élégance aérienne des formes appartient en propre au déclin de l’art hellénique.

Ces deux jolis fantoches parlaient par les voix pures de mesdemoiselles Paule Verne et Cécile Dorelle. Quant aux plus mâles acteurs du drame, Prospère, Galiban, Stephano, c’étaient des poètes tels que MM. Maurice Bouchor, Raoul Ponchon, Amédée Pigeon, Félix Rabbe, qui les faisaient parler. Sans compter Coquelin cadet, qui n’a point dédaigné de dire le prologue, ainsi que le gai rôle du bouffon Trinculo.

Les décors, certes, avaient aussi leur poésie. M. Lucien Doucet a représenté la grotte de Prospero avec cette grâce savante qui est un des caractères de son talent. Le bleu qui chantait dans ce tableau délicieux ajoutait une harmonie à la poésie de Shakespeare.

La traduction de la Tempête, que nous venons d’entendre, est de M. Maurice Bouchor. Elle m’a beaucoup plu et j’ai grande envie de la lire à loisir. Elle est en prose, mais d’une prose rythmée et imagée. Je ne puis que donner ce soir l’impression d’un moment. Au reste il y a quelque raison pour que cette version soit bonne. M. Bouchor est un poète, c’est un poète qui aime la poésie, disposition plus rare qu’on ne croit chez les poètes. C’est, de plus, un demi-Anglais, tout plein de Shakespeare. Il est, comme Shakespeare, fort insoucieux de la gloire et très sensible, dit-on, comme Shakespeare encore, aux honnêtes plaisirs de la table. Il fallait M. Bouchor pour nous donner quelque idée de ce style shakespearien que Carlyle a si bien nommé un style de fête.

On s’accorde à croire que la Tempête est la dernière en date des œuvres de ce grand Will et celle qu’il donna pour ses adieux au théâtre avant de se retirer dans sa ville natale de Strafford-sur-Avon. Il approchait de ses cinquante ans, pensait avoir assez fait pour le public et désirait fort mener la vie de gentleman farmer. Il n’avait pas d’ambitions littéraires. On a cru voir dans la scène où Prospero congédie le subtil Ariel le symbole de Shakespeare renonçant aux prestiges de son art et de son génie.

Je ne sais. Mais il me semble que Shakespeare se souciait fort peu de son génie et ne songeait qu’à planter un mûrier dans son jardin. D’ailleurs on a tout vu, tout trouvé dans la Tempête, et on a eu raison. Il y a de tout dans cette œuvre prodigieuse. C’est, si l’on veut, une pièce géographique du genre du Crocodile de M. Victorien Sardou, un Robinson mis sur la scène avant Robinson, pour un public curieux de voyages et navigation. Et, de fait, la Tempête traite des mœurs des sauvages telles qu’on les connaissait au temps d’Elisabeth.

C’est aussi une féerie, et la plus belle des féeries ; c’est encore un traité de magie ou un symbole moral. C’est enfin une pièce politique, une étude sociale qui laisse bien loin, pour la justesse, l’étendue et la profondeur des vues, ces tragédies d’État dont on faisait grand cas dans notre XVIIe siècle français.

J’avoue qu’à cet égard le personnage de Caliban m’intéresse et m’inquiète beaucoup. M. Ernest Renan a bien compris que l’avenir est à Caliban. Ariel, entre nous, est fini ; il n’aspire plus qu’au repos et à la liberté. Dieu me garde de médire d’un esprit si charmant. C’est un ministre accompli. Il exécute très habilement les ordres du souverain. Il opère les arrestations avec dextérité. Il s’empare des gens sans les molester. Il divise, il endort les ennemis de la constitution. Tous les ministres n’en sauraient faire autant. Il est très autoritaire avec des façons gracieuses. Ses dehors sont séduisants et il sait, quand il lui plaît, se changer en nymphe oréade. Ajoutez à cela qu’il se plonge dans les entrailles de la terre, même lorsqu’elle est durcie par la gelée. À ce trait on reconnaît un ingénieur des mines prompt à descendre dans les bennes et jaloux de payer de sa personne. Il a été ministre des travaux publics avant d’être ministre de l’intérieur, et il a su remplir parfaitement les fonctions les plus diverses. Il a l’esprit souple, rapide, agile et coulant ; il se transforme sans cesse comme les nuages ; c’est un vrai génie de l’air. Mais finalement on ne sait s’il dirige ou s’il est dirigé. Il échappe sans cesse à Prospero, qui le trouve exquis, et qui pourtant finit par lui rendre sa liberté et l’éloigner définitivement des affaires. Enfin, Ariel appartient depuis trop longtemps à ce que nous appelons les classes dirigeantes.

Quant à Caliban, c’est une brute, et sa stupidité fait sa force. Ce « veau de lune », comme l’appelle Stefano, est le peuple et le peuple tout entier. Dans l’opposition, il est sans prix. Il a pour détruire d’étonnantes aptitudes. Il ne comprend rien ; mais il sent, car il souffre. Il ne sait où il va ; cependant, sa marche est lente et sûre ; en rampant il s’élève insensiblement. Ce qui le rend redoutable, c’est qu’il a des instincts et peu d’intelligence. L’intelligence est sujette à l’erreur ; l’instinct ne trompe jamais. Il a de grands besoins, tandis que l’exquis Ariel n’en a plus. C’est un animal, il est hideux, mais il est robuste. Il a voulu épouser la fille de son prince, la belle Miranda ; il s’y est pris un peu trop vite et on ne la lui a pas donnée. Mais il est patient, il est entêté : un jour, il obtiendra une autre Miranda et il aura des enfants moins laids que lui. Il crée beaucoup de difficultés aux gouvernants. Il gémit, il menace, il murmure sans cesse. Il aime à changer de maître, mais il sert toujours. Prospero lui-même en convient. « Tel qu’il est, dit le duc, nous ne pouvons pas nous passer de lui. Il fait notre feu, il apporte notre bois et nous rend bien des services. » C’est là un aveu qu’il faut retenir et quand ensuite le prince donnera à Caliban les noms d’esclave abhorré, d’être capable de tout mal, d’ordure infecte, de vile essence, de graine de sorcière, on reconnaîtra que ce n’est point là le langage de la justice. Si, dans le conflit sans cesse ouvert entre le maître et l’esclave, le noble duc de Milan perd ainsi le sang-froid, exigera-t-on de la pauvre brute une modération parfaite et le sens de la mesure ? Il faut pourtant rendre cette justice à Prospero qu’il s’est efforcé d’éclairer l’intelligence du malheureux Caliban. Il n’a rien épargné pour faire de la brute un homme et même un lettré. Peut-être n’a-t-il accompli cette tâche qu’avec trop de zèle et d’empressement. Prospero est lui-même un savant. C’est aussi un idéologue. À Milan, tandis qu’il étudie dans des bouquins l’art de gouverner, des conspirateurs lui enlèvent son duché et le relèguent dans une île déserte où il recommence ses expériences. Il vit dans les livres et proclame hautement que tel volume de sa bibliothèque est plus précieux qu’un duché. Il est aussi persuadé qu’aucun de nos hommes d’État républicains des avantages de l’instruction, en quoi il se prépare la déception que ceux-ci commencent à éprouver. Il envoie Caliban à l’école. Mais Caliban, qui n’est point fait pour goûter les joies pures de l’intelligence, veut être riche dès qu’il sait lire. À Prospero, qui lui vante les bienfaits de l’instruction, il répond tout net :

« Vous m’avez appris à parler, et le profit que j’en retire est de savoir comment maudire. La peste rouge vous tue pour m’avoir enseigné votre langage ! »

À l’origine, les rapports entre Prospero, le gouvernant, et Caliban, le gouverné, n’étaient pas si tendus. Il y eut même une période de bonne entente et de sympathie. Caliban n’en a pas perdu la mémoire :

— « Cette île est à moi, dit-il au duc de Milan ; elle est a moi de par Sycorax, ma mère. Dans les premiers temps de ton arrivée, tu me faisais bon accueil, tu me donnais des petites tapes d’amitié, tu me faisais boire de l’eau avec du jus de baie, tu m’apprenais comment il faut nommer la grosse lumière qui brûle pendant le jour et aussi la petite lumière qui brûle pendant la nuit ; et alors, moi, je t’aimais et je te montrais toutes les ressources de l’île, les ruisseaux d’eau fraîche, les creux d’eau salée, les places stériles et les places fertiles. Que je sois maudit pour l’avoir fait ! Que tous les charmes de ma mère, chauves-souris, escarbots et crapauds s’abattent sur vous ! Car je compose à moi seul tous vos sujets, moi qui étais d’abord mon propre roi, et vous me donnez pour chenil un creux de ce dur rocher, pendant que vous me retenez le reste de l’île. »

On voit que le gouvernement de cette île est entré dans l’ère des difficultés et que la crise sociale y est fort aiguë. Caliban demande à Prospero tous les biens de ce monde, et Prospero, qui les lui a peut-être promis, est bien embarrassé de les lui donner. D’ailleurs, le fils de Sycorax est difficile à satisfaire ; il veut tout et ne sait ce qu’il veut, et, quand on lui donne la chose qu’il a demandée, il ne la reconnaît pas.

Encore Prospero et Caliban arriveraient-ils parfois à s’entendre sans la question religieuse qui les divise constamment. Ils n’ont pas les mêmes dieux, et c’est là un grand sujet de discorde. Prospero, qui est un savant et un philosophe, se fait de l’univers une représentation purement rationnelle. Il n’interprète pas les phénomènes cosmiques à l’aide de la fantaisie et du sentiment. L’observation, l’expérience et la déduction sont ses seuls guides. Il ne croît qu’à la science, Caliban a une tout autre foi. Sa mère, Sycorax, était sorcière. Et c’est ce dont Ariel et Prospero ne veulent pas tenir compte. Elle adorait le dieu Sétébos, qui avait le corps peint de diverses couleurs, à ce que rapporte Eden dans son Histoire des voyages. Avec l’aide de ce dieu, Sycorax était puissante. Elle commandait à la lune ; elle faisait à volonté le flux et le reflux des mers ; elle composait des charmes efficaces avec des crapauds, des escarbots et des chauves-souris. Il est bien naturel que Caliban adore Sétébos. C’est un dieu taillé à coups de hache qui parle aux sens grossiers et à l’imagination simple du troglodyte. Puis, je ne crains point de le dire, il y a dans l’âme obscure de Caliban un secret besoin de poésie et d’idéal que Sétébos satisfait avec abondance. Songez que Sétébos est pittoresque et frappe le regard, planté comme un pieu et tout barbouillé de vermillon et d’azur.

Enfin, Prospero est-il absolument sûr que Sétébos ne soit pas le vrai dieu ?