La Vie littéraire/2/La Tresse blonde

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 301-306).

LA TRESSE BLONDE[1]

J’ai un ami qui vit dans la solitude, sous les pommiers du Perche. C’est Florentin Loriot qu’il se nomme. Il a l’âme exquise et sauvage. Il lit peu et médite beaucoup, et toutes les idées qui entrent dans sa tête prennent un sens mystique. Peintre et poète, il découvre des symboles sous toutes les images de la nature. Il est à la fois le plus naïf et le plus ingénieux des hommes. Il croit tout ce qu’il veut et ne croit jamais rien de ce qu’il entend. Innocent, candide, prodigieusement entêté, il se ferait hâcher pour une idée, et, s’il n’est pas martyr à cette heure, la faute en est uniquement à la douceur des mœurs contemporaines.

Quand il vient à Paris, où il ne fait que des séjours trop rares et trop courts, il apporte à ses amis, avec son sourire, des trésors de rêve et de pensée. Il arrive toujours au moment où on l’attend le moins et il est toujours le bienvenu. C’est une joie que de le voir entrer, son carton d’aquarelles sous le bras, ses poches bourrées de bouquins en lambeaux et de manuscrits illisibles, bienveillant, absent de tout, radieux, le regard perdu dans le vide.

— Asseyez-vous, Florentin Loriot, et donnez-nous de fraîches nouvelles de la Providence. Comment va l’Absolu, comment se porte l’Infini ?

Et le voilà déroulant sa métaphysique. Oh ! sa métaphysique, c’est un cahier d’images avec des légendes en vers. Mais Florentin Loriot est subtil et dispute habilement.

La dernière fois que j’eus le plaisir de le voir, il m’exposa ses théories sur le roman.

— Mon ami, me dit-il, faites du roman d’aventures ; rien n’est beau que cela.

Il venait de découvrir les Mousquetaires, et cette découverte avait été suivie pour lui de quelques autres plus merveilleuses. Il m’en fit part avec une grâce dont je ne saurais pas même vous montrer l’ombre. Mais ce qu’il disait revenait en somme à ceci.

Le vieux Dumas faisait des contes, et il avait raison. Pour plaire et pour instruire, il n’est tel que les contes. Homère en faisait aussi. Nous avons changé cela et c’est notre tort. Les romanciers d’aujourd’hui se contentent d’observer des attitudes ou d’analyser des caractères. Mais les attitudes n’ont par elles-mêmes aucune signification et partant nul intérêt. Quant aux caractères, ils demeurent obscurs pour ceux qui s’obstinent à les étudier étudier par le dedans. L’action seule les révèle. L’action, c’est tout l’homme. « Je vis, donc je dois agir, » s’écrie Homonculus dès qu’il sort de la cornue dans laquelle Wagner l’a fabriqué. Il n’y a point d’intérêt réel, il n’y a point même de vérité véritable à me montrer l’homme intérieur qui est incompréhensible. Replacez-le dans le monde, au sein de l’univers matériel et spirituel. Montrez-le aux prises avec sa destinée ; montrez-nous Dieu partout (mon ami Florentin Loriot est spiritualiste et chrétien), agissez, agissez, agissez, jetez-nous dans de grandes affaires, non plus avec le matérialisme un peu enfantin du bon Dumas, mais selon les vues transcendantes du philosophe et du moraliste, et alors vous aurez créé le vrai, le grand roman d’aventures.

Voilà ce que mon ami Florentin Loriot a trouvé sous ses pommiers. Il veut des Mousquetaires, mais des Mousquetaires mystiques. Il aime les aventures, mais les aventures spirituelles.

Encore resterait-il à savoir si la plus grande des aventures humaines n’est pas la pensée. M. Stéphane Mallarmé a pris, dit-on, pour héros d’un drame de cape et d’épée un fakir qui n’a pas fait un seul mouvement depuis cinquante ans, mais dont le cerveau est le théâtre de vicissitudes incessantes. Je ne répondrais pas que, s’il lui fallait absolument choisir un héros, mon ami Florentin Loriot ne préférât au Porthos d’Alexandre Dumas père le fakir de M. Stéphane Mallarmé. En somme, et sans chicaner davantage, ce que veut Florentin Loriot, c’est que le roman cesse d’être naturaliste parce qu’être naturaliste c’est n’être rien. Ce qu’il demande c’est que le roman soit moral, qu’il procède d’une conception systématique du monde et soit l’expression concrète d’une philosophie.

C’est pourquoi je me propose de lui envoyer le nouveau roman de M. Gilbert-Augustin Thierry, la Tresse blonde. En effet, ce livre, conçu fortement et noblement écrit, fut inspiré, si j’en crois la préface, par un idéal qui n’est pas sans analogie avec l’idéal de mon ami, le philosophe du Perche.

« Désormais, dit M. Gilbert-Augustin Thierry, l’étude de l’homme [par le roman] doit poursuivre sa recherche beaucoup plus haut que l’homme, vers ces régions de l’infini dont nous sommes des atomes passionnels, mais atomes à l’agitation impuissante. Se haussant vers l’occulte, s’élevant jusqu’au grand inconnu, hardiment, le roman nouveau devra s’efforcer d’abord à pénétrer les abîmes réputés impénétrables, à percer les ténèbres dont l’absolu enveloppe son être : sa logique continue, sa justice immanente, sa morale implacable — les lois mêmes de son éternité. Vers le dieu inconnu !… poursuite malaisée, mais exploration nécessaire, puisque la déité cherchée, un Tout vivant et personnel, nous enveloppe et nous enlace — nous qui vivons en lui, nous qui ne sommes que par lui. »

Si ces choses sont obscures, en soi, et naturellement, l’idée de M. Thierry ne s’en dégage pas moins avec une suffisante clarté. Selon l’auteur de la Tresse blonde, l’action romanesque doit avoir pour ressort la fatalité. C’est peu que d’y montrer des hommes : les hommes ne sont rien ; il faut y faire sentir les puissances inconnues qui forgent et martèlent nos destinées. Il faut créer, non seulement des êtres, mais encore des sorts. C’est le roman moral, c’est le roman philosophique, c’est le roman enfin comme l’entendait mon ami du pays des pommiers, avec cette différence que celui-ci pensait en chrétien et que M. Thierry incline vers une sorte de déterminisme mystique. Je signale ces théories parce qu’elles sont de nature à soulever une discussion intéressante au moment où l’on reconnaît généralement l’inanité du naturalisme qui n’est, en somme, que la négation de l’intelligence, de la raison et du sentiment.

Le naturalisme interdit à l’écrivain tout acte, intellectuel, toute manifestation morale ; il mène droit à l’imbécillité flamboyante. C’est ainsi qu’il a produit la littérature dite décadente et symbolique. Son crime impardonnable est de tuer la pensée. Il est tombé, de non-sens en non-sens, jusqu’aux plus lamentables absurdités. Ses prétentions étaient de relever de la science et de procéder d’après la méthode expérimentale. Mais qui ne voit que la méthode expérimentale est absolument inapplicable à la littérature ? Elle consiste à provoquer à volonté un phénomène dans des conditions déterminées. Or, il est clair qu’une telle méthode est hors de nos moyens.

Mais prenons, si vous voulez, le mot d’expérience dans un sens métaphorique, et admettons qu’il y ait, en art, une sorte de méthode idéalement expérimentale. Toute expérience suppose une hypothèse préalable que cette expérience a pour but de vérifier. Or le naturalisme, s’interdisant toute hypothèse, n’a aucune expérience à faire. Le chef de cette école littéraire, qui parle tant d’expériences, rappelle à cet égard un physiologiste fort connu dans l’histoire des sciences ; le bonhomme Magendie, qui expérimenta beaucoup sans aucun profit. Il redoutait les hypothèses comme des causes d’erreur. Bichat avait du génie, disait-il, et il s’est trompé. Magendie ne voulait pas avoir de génie, de peur de se tromper aussi. Or, il n’eut point de génie et ne se trompa jamais. Il ouvrait tous les jours des chiens et des lapins, mais sans aucune idée préconçue, et il n’y trouvait rien, pour la raison qu’il n’y cherchait rien. Cela, c’est le naturalisme dans l’ordre scientifique. Claude Bernard, qui succéda à Magendie, rendit ses droits à l’hypothèse. Il avait l’imagination grande et l’esprit juste. Il supposait les choses et les vérifiait ensuite, et il fit de vastes découvertes. Si l’hypothèse est nécessaire dans l’ordre scientifique, on ne croira pas qu’elle soit funeste dans l’ordre littéraire, et l’on permettra à M. Gilbert-Augustin Thierry de considérer, avec des idées préconçues, les fatalités de l’atavisme, la lutte pour la proie et même le conflit de la suggestion et de la responsabilité.



  1. Par Gilbert-Augustin Thierry. Quantin, éditeur, in-18.